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Nuit tzigane dans le val d’Hérens Course de haute montagne facile au Pigne d’Arolla

Le Pigne d' Arolla passe d' ordinaire pour une montagne à skier. Ce sommet avoisinant les 4000 mètres est cependant un but de course digne d' intérêt en été aussi. Il y a près de 100 ans, le voyage à Arolla constituait une véritable aventure. Ce n' est plus le cas aujourd'hui.

Un mur de montagnes imposantes délimite le fond de la vallée. Les unes culminent au-delà, les autres, peu en dessous de 4000 mètres. Mais vues sous cet angle, elles sont toutes abruptes. Entre deux, les glaciers terminent leur course en moraines. Telle est l' ambiance du fond du val d' Arolla. En 1907, on pouvait déjà prendre connaissance de ce qui fait le charme de cette vallée dans le Jahrbuch des S.A.C. ( Bulletin annuel du CAS ): « Devant nos yeux s' ouvre tout à coup un univers de glaciers d' une surprenante immensité », relate le Dr C. Täuber. C' est ici que trône le Pigne d' Arolla ( 3790 m ). Interrogateur, le regard se pose sur son imposante face nord. Doit-on monter par là? On peut escalader les faces nord et nord-ouest, mais toutes les voies y sont difficiles, allant de D à TD. Heureusement, il existe aussi une variante facile par le glacier de la face est. Sur l' échelle de difficulté pour la haute montagne, « F » signifie un terrain facile à parcourir, pouvant parfois exiger le recours aux mains. Il faut s' attendre à des éboulis, à une arête de rocher ou à des névés faciles, à des glaciers presque dépourvus de crevasses. C' est par là que nous voulons passer.

 

Le voyage en transports publics depuis le Plateau suisse a duré un peu plus de trois heures. On se trouve ainsi en début d' après déjà sur la minuscule place du village d' Arolla. C' était tout différent au temps de C. Täuber: « Même si l'on maîtrise bien les langues nationales, on ne parvient parfois pas à trouver des informations précises quant aux horaires des chemins de fer et cars postaux, même pas auprès des entreprises de transport elles-mêmes. Ainsi, durée du voyage et budget ne se laissent pas planifier à l' avance », s' était plaint. De plus, c' était cher compte tenu du fait que le kilo de pain coûtait alors 43 centimes. Un billet combiné Zurich-Sion en 3e classe, valable 45 jours, coûtait 24 fr. 20, auxquels s' ajoutaient 6 fr. 50 pour le car postal de Sion aux Haudères dans le val d' Hérens, « où nous contemplâmes les merveilleuses pyramides d' Euseigne et le charme idyllique d' Evolène ». Si les choses ont bien changé entre-temps en matière de frais de transport, on peut toujours admirer les pyramides.

 

Tandis que l'on se contente aujourd'hui de changer de bus aux Haudères, c' était le terminus pour C. Täuber et ses acolytes. De là, ils durent continuer à pied: « La montée d' environ trois heures pour Arolla semblait taillée sur mesure afin de chasser de sa tête les soucis quotidiens. » Il faisait chemin avec ses « deux camarades du Länger-Club, l' ingénieur J. J. Dübendorfer et le dentiste G. Müller de Baden, des compagnons aussi compétents que sympathiques ». « Le vieil Alexander Burgener », comme il appelait le légendaire guide de montagne, était aussi de la partie ( Les Alpes 7/2010 ). Ce dernier « souhaitait depuis longtemps déjà faire des courses avec moi, à des conditions favorables, 15 francs en dessous de 3000 mètres, 20 francs jusqu' à 3500 mètres et 25 francs au-dessus de 3500 mètres. « Le vieux Burgener ne s' était pas rappelé des chemins qu' il avait parcourus lorsqu' il était dans la force de l' âge, la fièvre typhoïde ayant ravagé une partie de son cerveau. » Heureusement, C. Täuber et ses compagnons disposaient d' une carte Siegfried dans leurs bagages pour s' orienter.

 

Un chemin signalisé conduit de nos jours d' Arolla à la cabane des Vignettes CAS. Les places dans la cabane, aménagée de façon moderne, sont réservées, les locaux sont chauffés, on peut se laver, et un verre de vin rouge accompagne le souper. Même le paiement par carte de crédit y est possible, et les prévisions météorologiques figurent au tableau d' affichage. Le soir, en cabane, la planification de l' itinéraire peut s' effectuer au moyen de la carte nationale au 1: 25 00O. A cela s' ajoutent les renseignements du guide de courses et les précieuses informations des gardiens de la cabane, Karine et Jean-Michel Bournissen. Afin que tout se passe bien, on introduit les coordonnées les plus importantes dans le GPS. Pour la descente, il existe deux itinéraires. Retour par le col des Vignettes et le chemin de montée, ou, sur l' autre flanc, par le glacier de Tsena Refien, jusqu' à la cabane des Dix CAS. Ce détour n' est possible qu' en cas de bonnes conditions. La traversée de la zone de crevasses sous les Pointes de Tsena Refien peut s' avérer difficile. Un changement de temps pourrait aussi devenir problématique, sans oublier que l' air raréfié, additionné au manque de sommeil, ralentit le pas.

 

Un thème récurrent, le manque de sommeil: sur le chemin du retour du Mont-Brûlé voisin, C. Täuber et ses accompagnants se sont perdus le soir vers 22 h dans la région d' Arolla. « Alexander, peu familier de la lecture de carte et pressé d' avancer, prétendait, contre notre supposition, que l' hôtel se trouvait plus bas dans la vallée. Et la carte Siegfried s' arrêtait justement à l' endroit critique. On frappa en vain à la porte d' une première cabane. L' Hôtel Prarayé devait se trouver plus haut, à une heure de marche, la saison n' y avait pas encore débuté. Une cabane plus loin, le propriétaire ne nous accueillit pas très chaleureusement, probablement à cause de la menace que nous représentions pour sa tranquillité. Cependant, la dulcinée au cœur tendre qui reposait à ses côtés nous dirigea vers l' étable du haut, qui contenait suffisamment de foin. » Mais C. Täuber n' eut pas même le temps d' imaginer un sommeil paisible: « Des chèvres arrivèrent bientôt et nous reniflèrent de tous côtés, puis vint un taureau qui, menaçant, se mit à monter la garde à nos pieds. » On jeta même une chaussure de montagne à la tête d' un coq chanteur « qui se tut, visiblement intimidé ». « Une nuit tzigane mémorable », se souvient C. Täuber.

Il en va de même pour nous, malgré le confort, car quelqu'un ferme la petite fenêtre de la façade ouest, ce qui stoppe tout simplement l' afflux d' air frais dans la pièce exiguë. L' oxygène se met alors à manquer, et il n' est plus question de dormir. Les pensées virevoltent. Elles sont peuplées d' une lourde chaussure de montagne qui pourrait voler en direction du ronfleur près de la porte, là-bas devant. Mais avant de pouvoir passer à l' action, le réveil du portable sonne le lever du jour.

 

La descente ne présente aucun problème, la journée ne pourrait être meilleure, et d' autres cordées sont aussi en route. La vue est dégagée, le panorama est impressionnant. Comme prévu, les membres du groupe discutent de l' itinéraire de retour. Décision est prise de descendre à Arolla par le glacier de Tsena Refien et le Pas de Chèvres. L' itinéraire est plus long qu' à la montée, mais les conditions sont bonnes. Il serait dommage d' emprunter le chemin le plus court.

Durant cette journée caniculaire sans nuages, les glaciers ne sont pas seuls à transpirer. Nous buvons les dernières gouttes du thé de marche sur le glacier de Cheilon, alors qu' une bière fraîche prend possession de nos pensées. Les deux échelles du Pas de Chèvres sont plus coriaces qu' elles n' en ont l' air. Près de 20 mètres de haut, pratiquement verticales, elles ne sont pas d' ordre à contenter tout un chacun. Si l'on n' est pas sûr, on se fait assurer de préférence depuis ici, d' autres font monter leurs lourds paquetages. Bientôt, on aperçoit le village d' Arolla, où près de 50 personnes habitent encore. Çà et là, quelques magasins, hôtels et maisons se cachent dans les forêts d' arolles. Inutile de rechercher ici du clinquant. Ce fut l' inverse pour C. Täuber, dont l' attention fut attirée, il y a plus de 100 ans, par quelques personnes habillées de manière singulière. « Nous rencontrâmes deux touristes de Turin, maçons de métier, qui avaient décidé de profiter de la beauté des montagnes en attendant qu' un télégramme leur annonce la fin de la grève qui avait éclaté chez eux. Ils se promenaient en chaussettes afin de ménager les chaussures qui se balançaient sur leur dos. »

 

Source: C. Täuber, « Aus den Westalpen », in: Jahrbuch des Schweizer Alpenclub, Verlag der Expedition des Jahrbuchs des S.A.C., Berne 1907

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