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Rainer Maria Rilke en Valais

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR JEAN PIERARD, BRUXELLES

Je me trouvais à Sierre, le lendemain de la catastrophe de Mattmark, au château de Villa où, dans une des salles basses du deuxième étage, sont rassemblés quelques documents et souvenirs de Rainer Maria Rilke. Et sous une des vitrines où se trouvent exposés les exemplaires autographes des Quatrains valaisans, c' est d' abord, à ce poème étrangement émouvant en la circonstance que s' est arrêté mon regard:

Pays silencieux dont les prophètes se taisent, pays qui prépare son vin; où les collines sentent encore la Genèse et ne craignent pas la fin!

1 II y a eu quarante ans, le 2 janvier 1967, qu' était enseveli, devant la petite église de Rarogne, l' un des plus grands poètes contemporains de langue allemande, Rainer Maria Rilke ( 1875-1926 ). L' auteur des Lettres à un jeune poète passa les dernières années de sa vie en Valais qu' il découvrit en 1920. Atteint d' une leucémie aiguë, il devait décéder à Sierre le 29 décembre 1926 ( Red. ).

Oui, montagne qui sent encore la Genèse et qui bouge encore et qui durera toujours plus que l' homme, montagne du Valais rude et lumineux qui a retenu, dans ses dernières années, Rilke captif de sa beauté et qui a apporté, à son âme inquiète et solitaire, l' adjuvant nécessaire pour lui procurer un peu de paix.

« Ce qui me retient loin de vous, c' est ce merveilleux Valais », écrivait Rilke, le 25 juillet 1921, à la princesse Marie de Thurn et Taxis-Hohenlohe. Il était, à ce moment, encore installé à l' Hotel Bellevue qui existe toujours non loin de la gare de Sierre. Avec enthousiasme, il préparait son séjour à Muzot, dans cette vieille tour esseulée en pleine campagne que le docteur Werner Reinhart de Winterthour avait louée et mise à sa disposition.

Après avoir beaucoup voyagé en Russie, en Espagne et en France, c' est dans cette partie de la vallée du Rhône que l' auteur des Cahiers de Malte Laurids Brigge avait trouvé, l' année précédente déjà, le paysage rêvé à la couleur de son âme. Cette région avait exercé sur lui une magie singulière, quand il la vit pour la première fois au temps des vendanges. Ce qui l' avait immédiatement frappé, c' était de retrouver, en cette contrée, étrangement mêlées, VEspagne et la Provence, les deux pays précisément dont les paysages, dans les dernières années avant la guerre, lui avaient parlé avec le plus de netteté et de force.

Dans cette lettre de juillet 1921 à laquelle je viens de faire allusion, le poète décrit avec passion sa future demeure de Muzot, ce vieux manoir dont les murailles datent du XIIIe siècle et dont la charpente et, en partie aussi, le mobilier appartiennent au XVIIIe siècle. C' est à vingt minutes de Sierre presque immédiatement au-dessus, dans une contrée peu aride où bondissent beaucoup de sources, avec des échappées sur la vallée, sur les pentes des montagnes et dans les merveilleuses profondeurs du ciel. Ce ciel impossible à décrire, dira-t-il encore en substance, et qui participe de très haut à tout le paysage en l' animant d' une aérienne spiritualité.

Ce coin du Valais semble avoir résumé tout ce que Rilke désirait à cette époque: la solitude et des lointains mystérieux où son inquiétude trouvait nourriture à sa faim.

Il s' installa au premier étage. Là, il avait sa petite chambre à coucher. Là aussi se trouvait son cabinet de travail éclairé par deux fenêtres. C' était le côté où le soleil s' attardait le plus longtemps. Avec ses vieux bahuts, sa table de chêne de 1600 et ses vieilles poutres grossières, il le trouvait plein d' at et de promesses. Et cependant, Muzot qu' il aimait ne laissait pas d' insinuer dans son âme une sorte d' angoisse obsédante. N' était pas, au fond, parce que précisément il se retrouvait lui-même en cette antique demeure, qu' il l' avait choisie et qu' il l' aimait comme un être vivant. Ecoutons-le encore chanter les louanges de sa maison: Muzot! si vous le voyiez! Quand on s' en approche en venant de la vallée, il se dresse chaque fois comme un enchantement, au-dessus de son petit jardin aux allées de roses déjà brûlées, dans la couleur de ses antiques pierres de taille aux tons gris et violets, mais dorées et brunies par le soleil, de nouveau comme certains murs d' Andalousie.

Dommage que cette maison qu' il a habitée et qui est actuellement propriété privée, ne soit pas accessible au public. Je suis allé cependant à sa découverte et j' ai retrouvé le souvenir de Rilke sur les murs ternis et rudes de sa façade. N' était pas de ces fenêtres qu' il découvrait le pays qu' il a si joliment chanté dans ses Vergers et Quatrains valaisans. La vigne n' est pas loin et la montagne non plus vers laquelle s' évadent les sentiers.

Vignes où tant de forces s' épuisent lorsqu' un soleil terrible les dore... Et, au loin, les espaces qui luisent comme des avenirs qu' on ignore.

Chemins qui ne mènent nulle part entre deux prés, que Von dirait avec art de leur but détournés, chemins qui souvent n' ont devant eux rien d' autre en face que le pur espace et la saison.

Ces vers étrangement évocateurs et fort bien ciselés en français pour un poète de langue allemande, je les ai relus dans cet exemplaire autographe des Quatrains valaisans qui figure dans ce petit musée du château de Villa. Ecrit en automne 1924 et offert en 1925 à Mme Jeanne de Sépibus de Preux, le recueil contient les trente-six quatrains publiés avec quelques variantes en 1926 à la N. R. F. à la suite de Vergers.

L' écriture de Rilke est soignée et discrète. On sent, en lui, le goût profond de la perfection et de la modestie, tant dans l' expression que dans la forme. Un autre exemplaire des Quatrains se trouve également dans une vitrine voisine, celui offert par Rilke à Mme Wunderly et qui appartient, à présent, à la Bibliothèque nationale suisse de Berne.

En regardant, accrochée au mur du musée cette aquarelle représentant Muzot et qui est due au pinceau de Lou Albert Lasard, ami de Rilke, je songeais aussi à Ramuz qui, s' étant lié d' amitié avec le poète, logea plusieurs fois dans ce curieux château, dans cette tour de guet, comme l' appelait l' auteur de Derborence.

Ramuz avait sa chambre au second, dans une espèce de débarras qui n' était éclairé que par une seule meurtrière. Et je les imaginais très bien errant tous deux par les sentiers de la vallée et des collines, s' arrêtant cent fois pour découvrir ce que les gens de l' endroit n' avaient peut-être jamais découvert eux-mêmes.

L' amitié de Ramuz pour Rilke était toute naturelle. Comment, en effet, eût-il pu en être autrement? Ils éprouvaient tous les deux le même amour de la montagne. De nature inquiète l' un et l' autre ils se sentaient irrésistiblement attirés par les paysages apres et bouleversants de cette région où la pierre et la vigne se disputent la place jusqu' à l' infini de l' horizon.

La vie de Rilke à Muzot, comme toute sa vie d' ailleurs, a la valeur d' un exemple poétique. On dirait vraiment chez lui qu' on doive compter chacun des moments vécus à la mesure d' un poème, et que ses livres ne sont en somme que les fragments de tout un ensemble qui est Rainer Maria Rilke lui-même. Je compris mieux encore Malte Laurids Brigge, écrit Edmond Jaloux, quand je vis Rainer Maria Rilke. En regardant la reproduction de la peinture du poète par Lou Albert Lasard, on est frappé par la justesse de cette remarque.

Et cette communication, cette complicité entre la vie et son œuvre, elle a poursuivi Rilke jusqu' à sa mort. Je ne veux pas séparer la vie de l' art, écrivait-il, je sais qu' en n' importe quels temps ou circonstances, ils ont le même sens.

Pour Rilke, écrire, c' est en quelque sorte attendre et butiner une vie durant. Ses poèmes sont le fruit d' un long mûrissement de la pensée et de souvenirs qui s' entremêlent et se fondent en un chant qui dépasse la vie elle-même. Il écrivait d' ailleurs: Il faut avoir vu beaucoup de villes, d' hommes et de choses, il faut connaître les animaux, il faut sentir comment volent les oiseaux et savoir quel mouvement ont les petites fleurs en s' ouvrant le matin. Il y a plus que les souvenirs dans ses poèmes, car ceux-ic ne suffisent pas à son sens. Ce n' est que lorsqu' ils sont devenus en nous sang, regard, geste, ce n' est qu' alors qu' il peut arriver qu' en une heure très rare, du milieu d' eux, se lève le premier mot d' un vers.

Et puisqu' il est question de souvenirs, les vers qui suivent n' expriment pas autre chose encore que ce printemps qu' il a vu revenir en Valais.

Le souvenir de la neige d' un jour à l' autre s' efface, la terre blonde et beige réapparaît à sa place. Une bêche alerte déjà ( écoute l ) opère; on se rappelle que verte est la couleur qu' on préfère.

Parmi les lettres de Rilke à ses amis, il y a aussi, au musée du château de Villa, cette lettre bien émouvante qu' il a adressée, le 12 février 1922, de Muzot, à la comtesse Dobrzensky et dans laquelle il lui annonce l' achèvement des Elégies de Duino. Car c' est à Muzot que le poète achèvera ces belles Elégies qu' il a commence d' écrire, au cours de l' hiver 1911/1912 qu' il passa chez la princesse de Thurn et Taxis, au château de Duino, dans les environs de Trieste, où Dante aussi s' était arrêté pour méditer sur ses pérégrinations.

Cela confirme la manière d' écrire de Rilke et sa façon de concevoir la poésie.

Il avait élaboré le plan des Elégies à Duino. C' est là, au cours d' une promenade solitaire parmi les rochers gris et roses qui surplombent la mer, qu' il avait entendu, dans le tumulte du vent et des vagues, une voix qui lui inspira le premier vers:

Qui donc, si je criais, m' entendrait parmi la hiérarchie des anges?

Et ses premières impressions de Duino, il les a multipliées et enrichies tout au long des années qui ont suivi. Il termina la troisième Elégie à Paris, au retour d' un voyage en Espagne, la quatrième en 1915 à Munich, et c' est à Muzot, dans l' ample solitude de la vallée du Rhône, qu' il écrira avec plus d' angoisse et de sensibilité encore les derniers vers de cet excellent recueil.

Paul Valéry appréciait beaucoup ce poème insolite et tourmenté au souffle puissant, ainsi que les Sonnets à Orphée écrits aussi à Muzot. Il y découvrait, comme dans les Quatrains valaisans d' ailleurs, autre chose encore que ce qui y était. En parlant de Rilke, Valéry écrivait: Ses très beaux yeux voyaient ce que je ne voyais pas. C' est, sans doute, après qu' il vint lui rendre visite à Muzot qu' il fit cette remarque. Et de Muzot, Valéry faisait cette attachante description: Un très petit château terriblement seul, dans un vaste site de montagnes assez tristes, des chambres antiques et pensives, aux meubles sombres, aux jours étroits, cela me serrait le cœur. Ce cœur qui dut certainement bondir d' émotion, lorsque l' écrivain français, qui, descendu en gare de Sierre, était allé à pied au château, vit de loin flotter sur la tour l' étendard que Rilke avait place là-haut pour lui souhaiter la bienvenue. Cela dépeint admirablement l' esprit sensible et délicat du poète.

A son anniversaire, un instituteur d' une commune voisine lui avait fait adresser une lettre charmante signée par les vingt élèves de sa classe. Rilke alla, le lendemain, à l' école et posa au maître de multiples questions sur chacun des enfants qui avaient signé. Quelques jours plus tard, c' est vingt lettres de remerciement différentes que l' écrivain envoya à chaque enfant.

Souvent, il se rendait à Noël-Chalais, chez les Contât, amis de Ramuz. Une photo nous le montre assis près de la longue table de bois, dehors, sous les arbres, avec ses amis, alors que le bon soleil du Valais brillait sur tout le paysage sans parvenir hélas! à chasser l' inquiétude de celui dont la maladie ruinait la santé jour après jour. Dans la campagne comme sur les premières pentes de la montagne, seul il parlait aux arbres, aux hommes, aux animaux, tel saint François d' Assise sur les collines ombriennes. Mais déjà, l' idée de la mort commençait à le hanter.

Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement, disait-il. Au cours de ses dernières années, cette idée lui était devenue familière et, de même que sa poésie l' y conduisait, écrit Pierre Jean Jouve, la solitude qu' il avait choisie dans les montagnes l' y aidait certainement. Cette idée, il la portait presque constamment sur le visage. Une profonde mélancolie l' envahissait souvent, et on la décèle fort bien dans ses textes autographes que j' ai eus sous les yeux dans le petit musée de Sierre. Ses lettres à Frau Guidi Nölke, les paroles de cette chanson mise en musique par Fritz Krüger intitulée Das war der Tag der weissen Chrysanthemen révèlent exactement l' état d' esprit de Rilke à cette époque.

Maurice Zermatten dans son livre Les années valaisannes de Rilke évoque, avec beaucoup de justesse, cette vie pénible qu' était devenue celle de l' écrivain. Dans une lettre de juillet 1926, Rilke parlait des bruits permanents du Rhône et des peupliers agités qui le poursuivaient. La nature sauvage de la montagne lui faisait-elle peur? C' est probable, comme l' idée de la mort et l' angoisse obsédante qu' il éprouvait dans son château de Muzot qu' il quittait souvent pour se réfugier à l' Hotel Bellevue. Il commençait à se sentir affreusement seul dans son vieux manoir médiéval.

A la fin de septembre 1926, il était monté de Sierre à Muzot. Une amie de Lausanne qu' il disait très belle, était venue le voir dans sa tour où il travaillait encore. Avec son souci du beau, il avait voulu que Muzot, ce jour-là, fût paré de toutes les grâces de l' automne, et il avait cueilli lui-même, dans son jardin, des brassées de roses pour en mettre partout dans sa maison. Or, en coupant ces roses qu' il avait tant aimées et chantées, il s' était légèrement blessé au doigt. Blessure insignifiante sans doute, mais pas pour lui. Le mal sournois, la leucémie, qui l' accablait depuis pas mal de temps déjà, se déclara soudain avec plus de violence pour ne plus le quitter. La plaie au doigt s' envenima et gagna rapidement le bras tout entier. Il ne pouvait plus prendre aucune nourriture, excepté du jus de pamplemousse. Je suis livré jour et nuit à d' indicibles tortures, écrivait-il à Génia Tchernosvitow, le 4 décembre 1926, date de son anniversaire.

Transporté à la clinique de Valmont sur Territet, il s' y éteignit le 29 décembre 1926. Par un clair matin d' hiver, écrit son ami René Morax, nous Vavons accompagné, dans la neige, à ce beau cimetière de Rarogne où il avait désiré reposer près de l' église, sur le roc.

A Rarogne, entre Sierre et Viège, près de cette petite église juchée sur le rocher gris, je suis allé, dans l' humble cimetière, à la rencontre de l' ombre du grand poète. Entre deux fenêtres ogivales, une simple pierre. Quelques fleurs, une croix avec ses lettres: R.M.R. Pas de date. Au mur de l' église, une plaque sur laquelle sont gravés ces mots étranges:

Rose, o pure contradiction, volupté de n' être le sommeil de personne sous tant de paupières.

De ce cimetière un peu aérien, le ciel paraît plus proche et la terre aussi qu' il avait tant aimée. Ici, le temps ne compte plus. Il ne vaut que par l' intensité de la pensée et du sentiment. C' est ainsi qu' il l' avait voulu.

Il est troublant de rappeler une fois encore ce que le poète disait du pays où il dort à jamais: Si j' étais venu au Valais, c' était presque uniquement pour dire un grand adieu à tout le reste. Pays merveilleux aux superbes peupliers qui s' élèvent tout droit comme des appels, charmants sentiers de vignes, qui s' infléchissent comme des écharpes de soie, tout cela évoque si bien ces images qui ont ouvert vos yeux d' enfants à la plénitude du monde et éveillé le désir de la posséder.

En quittant le musée du château de Villa pour retrouver la lumière du Valais, la peinture de Lou Albert Lasard représentant l' enterrement de Rilke m' a laissé longtemps songeur. La mort de Rilke! Cette mort à laquelle il ne voulait pas croire. Et d' ailleurs n' est pas naturel, lui dont le labeur était la raison de vivre et dont la pensée est toujours aussi vivante dans l' esprit des gens.

A Auguste Rodin, dont il fut le secrétaire, il avait dit: Ce n' est pas seulement pour faire une étude que je suis venu chez vous, c' est pour vous demander: comment faut-il vivre? En travaillant, lui avait répondu Rodin. Et plus tard, Rilke écrira: Je sens que travailler, c' est vivre sans mourir.

Un des ses derniers poèmes écrits à Muzot est bâti tout entier sur ce thème:

C' est notre extrême labeur: de trouver une écriture qui résiste aux pleurs et qui devant nous re-figure, précis dans leur clarté pure, les beaux adieux navigateurs.

Rilke ne mourra jamais. Car il est et sera de toutes les époques. Sa pensée vivra dans l' éternel, intimement liée à ce beau Valais rude et clair, à cette noble contrée comme il l' appelait, au milieu des vignes et des vergers ensoleillés où il a connu sa période la plus féconde.

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