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Ruwenzori, Montagnes de la Lune

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Montagnes de la Lune

Jean Sesiano, Genève

Notre caravane, au-dessus du troisième refuge ( env. 4300 m ) Férié, et encore férié!

« Mais Monsieur, vous tombez très très mal! Passe encore de dénicher aujourd'hui vendredi 30 juin 1989, en fin d' après à Kigali, une voiture à louer. Mais il ne sera pas possible d' établir l' extension territoriale d' assu pour passer du Rwanda au Zaïre, les bureaux vont fermer. Et puis demain, c' est la fête nationale, et lundi, comble de malchance ( pour vous !), c' est encore férié, car c' est le jour de la Grande Marche pour le Président, et mardi, cela risque bien d' être encore fermé! Cela ne s' arrange pas trop, vous voyez! » Cette logique africaine, déclamée par une gentille secrétaire au large sourire et aux dents éclatantes, me laisse pantois. Tous trois, Michel Vaucher et Hugo Weber, deux hi- malayistes, et moi-même, nous nous sommes hâtés depuis Genève pour atteindre Kigali, capitale du Rwanda, via Nairobi au Kenya, afin de gagner le plus rapidement possible notre but, les Montagnes de la Lune, le Ruwenzori, sur la frontière entre le Zaïre et l' Ouganda. Et voilà que la même gangrène qui dévore les pays industrialisés s' installe en Afrique: les « ponts » peuvent paralyser toute vie dans un pays, pour une durée indéterminée parfois.

Approche malgré tout Tant pis, nous n' attendrons pas. Après une nuit dans la capitale du Rwanda, nous entrons au Zaïre, à Goma. Hugo y a des amis qui nous hébergent chaleureusement. Le temps de tout préparer, de refaire les charges, d' acheter de la nourriture, et de nous baigner dans les eaux du lac Kivu, fraîches et dépourvues de surprises faunistiques désagréables, et nous retrouvons une ligne aérienne intérieure reliant Goma à Béni, 300 km plus au nord, mais toujours au Zaïre.

Un vol d' après nous permet d' admirer l' ampleur des convections sur l' équateur en saison « sèche »: nous évoluons parmi des tours gigantesques de cumulonimbus, dans un parcours dont le pilote, connaissant notre but, se fera d' ailleurs un plaisir de dévier pour passer à 5000 m d' altitude, devant les sommets que nous nous proposons d' atteindre. Malgré les nuages, nous distinguons de magnifiques lacs aux teintes très diverses, d' ori glaciaire, des chutes de séracs vomies par des glaciers suspendus, et quelques tours rocheuses. De quoi nous mettre l' eau à la bouche.

Une camionnette nous attend à l' aéroport de Béni et nous conduit avec nos 100 kg de bagages à Mutwanga, point de départ de l' as, à l' altitude de 1100 m et 20 km à vol d' oiseau à l' ouest du sommet. L' aide appréciée, mais coûteuse, d' un ancien colon, plan-teur de café, nous permet de réunir une dizaine de porteurs et un guide, obligatoire pour se déplacer vers ces sommets faisant partie du parc national des Virunga. La forte proportion de porteurs-membres de l' expédition s' explique par le fait qu' à part l' ascension, nous tournerons un film 16 mm pour lequel nous avons deux caméras, les trépieds et 1500 m de pellicule, en plus des accessoires divers et du matériel photographique habituel.

Au Ruwenzori, d' un refuge à l' autre Le massif du Ruwenzori, qui culmine à plus de 5100 m, est réputé pour ses précipitations: il y pleut presque chaque jour de l' année. Les nuages enveloppent les sommets dès la fin de la matinée, puis chutes de neige et de grésil, orages et brouillard prennent le relais. Cela se déroule de cette manière aux saisons sèches ( décembre à février et juin à août ), la situation ne faisant que se dégrader, pour autant que faire se puisse, aux saisons des pluies ( peu après les équinoxes, lors du passage du soleil au zénith du lieu ). Ce climat humide favorise l' explosion d' une végétation exubérante, arborescente souvent, s' opposant à une pénétration facile du massif. C' est pourquoi il aura fallu attendre jusqu' en 1888 pour que Sir H. Stanley puisse constater sans équivoque la présence de sommets enneigés au Ruwenzori, 35 km au nord de l' équateur, alors que la rumeur seule avait parlé, depuis Ptolémée, de l' existence de hautes cimes blanches, les Montagnes de la Lune, alimentant les sources du Nil. Ce massif constitue donc, avec le mont Kenya et le Kilimandjaro, au climat bien plus facile et à la flore bien plus posée, la trilogie des « 5000 » africains. La conquête des sommets du Ruwenzori remonte à 1906, avec l' ex du prince Louis Amédée de Savoie, duc des Abruzzes.

Et c' est le départ de Mutwanga. La chaleur est étouffante et l' humidité élevée.Vivement la forêt épaisse! Son ombre, bienfaisante pour nous, posera cependant quelques problèmes de prise de vue.

Plusieurs heures plus tard et 1200 m plus haut, c' est le premier refuge. Sa rénovation vient de s' achever, et la bâtisse de bois, à deux chambres et un réfectoire, est très accueillante. Nos porteurs se mêlent à ceux qui participent à la restauration des autres refuges, tout étant porté à dos d' hommes, et s' installent sous une grande tente à l' écart, où ils mangeront et passeront la nuit. Il aura fallu des porteurs pour porter la nourriture des porteurs, mais le plat de résistance du repas s' est porté tout seul: c' est un bouc qui ignorait sans doute que les herbes dont il se gavait à la montée seraient ses dernières douceurs...

Le calme de la forêt n' est rompu que par les cris d' une troupe de singes batifolant dans une falaise de l' autre côté de la vallée.

Le lendemain, la végétation change progressivement. Si la forêt de bambous est très vite escamotée, les bruyères, quant à elles, ne tardent pas à prendre une ampleur démesurée: elles ont d' énormes troncs dans lesquels on pourrait tailler non seulement des pipes, mais de véritables fourneaux! Le sol se recouvre peu à peu de mousses, matelas spongieux de près d' un mètre d' épaisseur, mais qui a été écrasé par le piétinement à l' endroit du sentier. On chemine dès lors dans une sorte de tranchée, au fond très souvent boueux, barrée à tout moment par des racines de bruyère. Le jeu de la progression consiste à passer, si c' est possible, d' une racine à l' autre sans descendre dans les trous. Lorsqu' elles sont mouillées, ce qui arrive souvent puisque la pluie est une habituée des lieux, la situation devient très aléatoire, et toute prévision de trajectoire est impossible.

En milieu de journée, le second refuge, à 3333 m, est atteint. Nous occuperons le local des porteurs déjà terminé, le bâtiment principal ne l' étant pas encore et tous les travailleurs y logeant. Une aube splendide nous attend, après les intenses averses de la soirée. Elles ont mis à mal deux couples d' Italiens pour qui l' aventure s' est muée en cauchemar. Au Ruwenzori, le déplacement matinal est décidément fortement conseillé! Le parcours-santé de la veille se poursuit. Néanmoins, vers 3900 m, les séneçons et autres lobélies commencent à apparaître dans le brouillard; avec les buissons d' immortelles, ils nous tiendront compagnie jusque vers 4400 m.

La pointe Margherita ( 5109 m ), face sud, dans une éclaircie fugace Bientôt, la silhouette fantomatique du troisième refuge apparaît. Il est très sommaire, mais un empilement de planches nous annonce une réfection prochaine. Une heure plus tard, le ciel se dégage, et le lac Noir, magnifique plan d' eau occupant une cuvette de surcreusement glaciaire, apparaît 300 m sous le refuge. La météorologie restant stable, nous décidons de poursuivre notre route, après avoir arraché l' accord des porteurs. En effet, le sentier contourne d' abord un éperon équipé d' un câble, passage sûr mais un peu aérien, avant de descendre une barre rocheuse boueuse et glissante. Une prime supplémentaire est attribuée à ceux qui nous accompagneront: loin de nous l' idée de nous comporter en « négriers », mais c' est la coutume de procéder ainsi. Nous hâtons le pas, car le soleil descend, et nos porteurs doivent encore faire le trajet de retour. L' endroit délicat est franchi sans problème, même si c' est à la limite de la voltige et, après avoir longé le lac Vert et traversé un vallon densément peuplé de séneçons, nous atteignons le lac Gris à 4300 m. Le refuge de la Moraine se trouve au col, 150 m plus haut, mais son état délabré nous incite à planter nos tentes sur les rives du lac, jouissant ainsi d' un point d' eau à proximité. Les porteurs se défont prestement de leurs charges avant de nous quitter, un rendezvous leur ayant été fixé deux jours plus tard.

Le calme est retombé sur le massif ( nous retrouvons le cadre des Alpes, séneçons mis à part ), avec ses parois maintenant livides et ses glaciers suspendus. Le ciel est totalement dégagé, tout semble évoluer vers un temps stable.

Sommet et nuages Samedi 8 juillet: une aube limpide et froide, du givre partout. Le camp s' active, il s' agit de partir le plus vite possible, car réchauffement diurne et ses ascendances ne vont certainement pas faire la grasse matinée. Les rayons solaires passent encore loin au-dessus de nous, car nous sommes en face ouest. Nous cheminons le long du lac Blanc, puis sur des rochers moutonnés. Ils sont formés de roches cristallines métamorphiques, très anciennes ( environ 2 milliards d' années ), similaires à celles, bien plus jeunes, que l'on trouve dans les Alpes valaisannes. Peu après, nous prenons pied sur la langue du glacier ouest de Stanley. Les conditions de cramponnage sont excellentes. La pente, d' abord raide, s' adoucit à l' approche du col de Stanley. Les crevasses semblent débonnaires, bien qu' une jambe ait passé au travers d' un pont. Le rythme ralentit au fur et à mesure du gain d' altitude. D' un coup, le soleil nous aveugle, alors que nous sommes à cheval sur la ligne séparant le Zaïre de l' Ouganda. Sur le versant est, c' est déjà la cavalcade silencieuse des monstrueuses bulles cotonneuses venant engloutir les contreforts de la montagne. Toujours encor- dés, nous suivons en direction du nord l' arête qui s' élève régulièrement vers la pointe Alexandra, à 5091 m. Une barre de séracs est franchie, des rochers recouverts d' énormes tours de crème Chantilly sont contournés ou traversés, quelques éboulis, et le sommet est sous nos pieds, alors que des masses de brouillard tournoient maintenant autour de nous. Une éclaircie fugace nous permet d' apercevoir en face le point culminant du massif, la pointe Margherita, à 5109 m. Une brèche, profonde et hargneuse semble-t-il, nous en sépare. Il s' agit en fait d' une selle neigeuse d' où dévale un glacier de chaque côté. Des rochers croulants et de la caillasse nous déposent 100 mètres plus bas sur la neige. Remonter en face est plus délicat, une fine couche de neige non adhérente recouvrant la glace. Une longueur nous permet de quitter un inquiétant sérac surplombant pour gagner une vire en mauvais rocher. Celle-ci rejoint l' arête et quelques minutes plus tard, c' est la joie de la réussite, même si le panorama n' est pas celui que nous avions escompté. Il ne faut pas être trop difficile au Ruwenzori!

Nous aurions tort de nous attarder, car du grésil se met à nous cingler le visage. Nous rejoignons l' autre sommet, puis l' arête sud, poursuivons dans d' éphémères éclaircies qui nous permettent néanmoins de spectaculaires prises de vue. Le soleil est maintenant haut dans le ciel, insidieusement il a ramolli la neige. Plusieurs fois nous sombrons jusqu' à la taille au travers de ponts qui n' en ont plus que le nom, et un coup d' oeil vers le fond des crevasses a vite fait de leur faire perdre leur apparence amicale du matin. Bientôt, c' est le rocher qui nous reçoit. Le ciel s' est découvert; dommage pour la vue du sommet! Demain, nous tenterons une voie plus technique sur la pointe Moebius, sommet rocheux culminant à plus de 4900 m, de l' autre côté du glacier.

L' homme propose, la nature dispose Au milieu de la nuit, la pluie tambourine sur nos tentes, puis tout s' apaise et le calme s' empare à nouveau du site du lac. Sournoisement, la température s' est abaissée, et une aube blafarde s' installe après avoir tiré un linceul de neige et de brouillard sur le camp endormi.

Au réveil, le contraste est stupéfiant avec le paysage de la veille: séneçons et lobélies se sont recroquevillés, tout est figé, la nature s' est endormie dans un semblant d' hiver, qui ne sera d' ailleurs qu' éphémère. Nous faisons un peu de cuisine, puis démontons le camp tranquillement, ayant abandonné nos projets de la veille. Les charges sont préparées et mises à l' abri sous un rocher, car il neige toujours. Nous irons à la rencontre des porteurs, tout en portant des charges, car nous pressentons qu' il y aura des défections: la neige mouillée, la boue, le passage du câble... Eh bien non! Ils sont tous là qui arrivent à notre rencontre, dans des sandalettes ou des chaussures à courants d' air, une feuille de plastique ou un anorak trempé sur les épaules. Ils auront bien mérité une double prime. Nous équipons d' une corde le passage glissant et arrivons sans encombre au troisième refuge. La neige s' est muée en pluie, le brouillard est toujours aussi tenace, et nos vêtements ad hoc toujours aussi peu imperméables. Nous descendons directement au second refuge, les porteurs le préférant à cause de son confort et de son altitude moindre. Le temps s' arrange, et c' est le soleil qui clôt cette journée mouvementée.

Le lendemain, la descente se poursuit sans histoire, si ce n' est la rencontre avec un ver de terre, modèle Ruwenzori: tout à fait semblable à nos lombrics, mais d' une longueur de 80 cm et d' un diamètre de 4 cm! De quoi faire frétiller d' envie tous les amateurs de compost et Des immortelles ( Helî-crysum Stuhlmanniij, à environ 4000 m autres jardiniers amoureux des méthodes douces d' aération du sol!

Nous retrouvons la lourde chaleur de la plaine, le monde des hommes et ses affaires mercantiles. Avant de rejoindre la douceur des rives du lac Kivu, nous aurons encore à subir quelques hôtels douteux où la complicité de la nuit remplacera des toilettes inexistantes, et où l' absence de lumière dans les chambres nous évitera de vérifier l' efficacité des poudres à lessive locales. Finalement, c' est avec les gorilles du Rwanda que nous prendrons congé du continent: le sommet du crâne de ce vieux mâle, aux reflets argentés tranchant avec la noirceur de sa fourrure, n' est pas similaire à ces lambeaux de blancheur posés sur l' échiné aride de l' Afrique noire, et qui ont pour nom Ruwenzori?

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