Sauvetage au Mont Maudit
PAR LE CAPITAINE POTELLE, CHAMONIX
Allô... Secrétariat G. R. G. 8?
« Ici, capitaine Potette. Prenez message: Retour hélicoptère Section ce jour, dix-neuf heures trente. Sauvetage effectué. Rien de particulier à signaler. Terminé! Bonsoir! ».
Et voilà! Tandis que je regagne mon appartement, défilent devant mes yeux les images de la mission de l' après.
... Il est 14 h. 30. Avec le mécanicien de permanence, nous nous préparons à décoller. Nous devons être à 15 heures à Saint-Fons où, avant d' assurer une mission de surveillance de la circulation, je dois présenter l' hélicoptère et effectuer une démonstration de sauvetage sur l' eau. L' appareil J. A.W n° 1117 est équipe de ses flotteurs. Semblable à une énorme libellule il repose sous le hangar. Tout est pare. Il fait un soleil étincelant. Quelle chaleur tout à l' heure sous le plexiglas de la bulle! Heureusement que sur l' eau il fera peut-être un peu plus frais. Je prévois un déplacement de deux heures environ, et au retour j' arroserai les fleurs de mon jardin... Avec cette chaleur, elles doivent en avoir besoin, et puis j' ai quelques géraniums à mettre en terre... de quoi occuper la fin de l' après.
Tout à coup, sonnerie stridente du téléphone: ordre G. R. G. 8; changement de programme. Il y a un accident ( un de plus dans le massif du Mont Blanc !). Un alpiniste a « dévissé » au Mont Maudit: fracture de la colonne vertébrale. Il faut à tout prix le descendre à l' hôpital ce soir, sinon...
Je ne peux tout de même pas aller en montagne avec les flotteurs! Tant pis; à toute vitesse on va reposer le train à patins. Grâce au chauffeur et au magasinier se trouvant là par hasard, car c' est dimanche, l' opération qui nécessite habituellement une bonne heure est réalisée en 35 minutes.
A 15 h. 30, après vérification, l' appareil est redevenu terreste et je décolle « plein pot » pour Chamonix. La navigation est facile; dès que j' arrive à 1000 mètres, le Mont Blanc est visible.
A 16 h. 30, atterrissage à la Patinoire. Déjà les curieux affluent de toutes parts: dès qu' on aperçoit de la Gendarmerie dans le ciel de Chamonix, on sait ce que ça vent dire!
Le Docteur Dartigue, Président de la Société Chamoniarde de Secours en Montagne, est là et me donne des précisions. Le blessé est dans un état très grave au Mont Maudit: 4300 mètres ( bigreet ne supportera certainement pas d' attendre des secours terrestres. Ce serait surtout très dangereux pour lui si on devait le descendre à pied. Il faut essayer de faire quelque chose. Pendant ce temps, le mécanicien a mis l' appareil « à poil »: batterie, banquette arrière, siège copilote, poste VHF, roues, poids morts inutiles pour la circonstance, ont été enlevés. Il a place la civière intérieure et mis tout juste 130 litres de kérosène.
La « lampe rouge » * sera allumée tout à l' heure en redescendant, mais j' en ai l' habitude, c' est chaque fois la même chose.Vérification radio avec le poste de la Patinoire, celui du G. S. H. M. et celui de l' Aiguille du Midi... Tout va bien.
Les gendarmes du G. S. H. M. sont là. Aujourd'hui c' est Pellin qui m' accompagne. Nous partons, en principe, pour faire une reconnaissance, mais si c' est possible nous ramènerons le blessé, sinon je laisserai Pellin là-haut et je reviendrai chercher d' autres gendarmes. On fera autant de rotations qu' il le faudra.
1 Lampe rouge: lampe témoin qui indique qu' il ne reste plus que 60 litres de carburant soit 20 minutes de vol-maximum.
Mon brave J. A.W. démarre sans histoire et, dans un tourbillon de poussière qui surprend un peu les spectateurs c' est le décollage vers les cimes. Je suis encore loin des 4300 mètres mais je trouve une bonne ascendance sur les Bossons et le refuge des Grands Mulets. L' altimètre tourne doucement: 3200, 3400... Le « vario»1 est entre +1 et +2. A 4200 mètres il fait encore chaud pour l' altitude: 10°, et ça commence à « ramer » sérieusement. Le « vario » ne parle plus et il faut vraiment raser les parois pour trouver quelques petites thermiques. L' Alouette vibre, les pales brassent un air raréfié qui ne porte pas. Décidément, ce n' est pas un jour à faire le Mont Blanc! La turbine fait pourtant ce qu' elle peut, l' indicateur de pas est presque au « maxi » autorisé. Allons, J. A.W., encore un effort! Tendu sur mon siège, penché en avant, les mains moites, le cœur battant au moins à 120, j' ai l' impression de le soulager pour le faire grimper plus vite. Enfin 3450 mètres. Si mon altimètre est juste, je dispose de 50 mètres pour faire une approche... s' il faut en faire une!
Pellin bien calé dans la civière discute à la radio. Il donne notre position toutes les trente secondes environ. C' est un calme ce garçon-là! S' il se rend compte de la difficulté, il n' en fait rien voir. Un gars comme ça! Avec lui, on tenterait des sauvetages partout. Et quel réconfort aussi d' avoir des liaisons radio. On nous suit là-bas tout en bas dans la vallée. Les secours ne traîneront pas si, par malheur...
... Pendant que ma pensée s' égare, j' oublie que mon J. A.W. a un mal de chien à se sustenter. Il se trémousse en cherchant une couche d' air plus dense afin de reposer ses pales qui, par moments, claquent sinistrement. Soudain, Pellin me tape sur l' épaule et pointe l' index vers deux silhouettes noires sur un champ de neige. L' une est allongée, inerte, l' autre agite un chandail. On fait un passage pour mieux voir. Le blessé est sur une pente de neige, au pied de la muraille. Impossible de se poser là, sinon le rotor va toucher et... adieu!
Nouveau passage à 10 mètres au-dessus. Pendant que Pellin fait des signes au rescapé afin qu' il amène le blessé sur un bourrelet de neige à cent mètres de là, je consulte mes « pendules 2 »: 70 au badin, 14 de pas... et le vario à - 2a se présente mal. Je savais bien que, lorsqu' il fait chaud et par vent du Sud, mieux valait ne pas trop se frotter au Massif. Jamais je n' aurai le stationnaire! Et ce fichu vario qui s' entête à rester au-dessous du zéro. J' ai bonne mine! En une minute, je perds 200 mètres. Que diable suis-je venu faire dans cette galère? Et l' autre là-bas qui ne comprend pas que son camarade est mal placé. Ça ne leur suffit pas de nous obliger à prendre des risques, il faut encore qu' ils compliquent les choses en se « cassant » dans des coins impossibles!
Dans ma tête roulent des pensées meurtrières. Enfin, timidement, l' aiguille passe le zéro... Ouf! ça remonte: 4250, 4300; je vais faire un deuxième passage: 50 au badin à 2 mètres de la neige. Las! cette fois encore le vario repasse en dessous. Pellin me montre un bourrelet de neige où il pense que je vais essayer de me poser. Il lève un sourcil interrogateur. Au troisième passage, tant pis, je mets la puissance « maxi »: 15 de pas, 40 au badin, un mètre de la neige... Non, je n' y arriverai pas. Et ce pauvre diable aux os brisés qui croit certainement que je vais l' emmener. Vais-je repartir? J' ima sa détresse, des larmes qui roulent sur des joues tannées. Et toujours ce sale vent du Sud avec ses rabattants. Si je continue à faire ces passages acrobatiques, je vais finir par « casser la voiture » Encore une fois, une seule. Mon Dieu, faites que ça marche! Hélas!...
Il faut prendre une décision:
- Pellin!
- Oui, mon capitaine...
1 Variomètre: instrument qui indique le taux de chute ou de montée en centaines de mètres par minute sur l' Alouette s Pendules: les cadrans des instruments de bord.
- A nous deux et avec votre équipement, rien à faire pour se poser. Trop lourd! Alors on rentre à la Patinoire ou bien vous sautez ici ( il l' avait déjà fait avec moi ). Dans ce cas, je refais un passage et viens caler un patin sur la pente pendant que vous chargez le blessé. Vous rentrerez à pied avec les rescapés. D' accord?
- D' accord, mon capitaine. Je préviens par radio et je saute.
Le piolet file le premier, puis le sac où mon passager a soigneusement enveloppé son poste radio et enfin ce brave Pellin saute à son tour, au moment où j' amène l' hélicoptère à la limite de sustentation à 2 mètres du sol et 20 kilomètres-heure environ. Tout l' appareil vibre. Pellin se couche sur la neige tandis que l' appareil, allégé, reprend un peu d' aisance ( il respire mon J. A.W. ). Moi aussi, mais je suis trempé. Ça me fait penser brusquement à mes fleurs que je voulais arroser. Ah! ces alpinistes... En ce moment précis je les adore!
Maintenant que je suis seul à bord, ça va mieux et pendant que Pellin, aidé du rescapé, amène le blessé au point fixé, je m' approche en « soutenant le taxi » au mieux des possibilités. 14,5 de pas, je diminue la vitesse et, comme sur des œufs, l' hélicoptère pose docilement un patin sur la pente. L' autre est à 30 centimètre du sol, le rotor passe à moins d' un mètre de la paroi neigeuse. Pellin a ouvert la porte; il charge le blessé et referme. Les pouces en l' air, il me donne le signal de départ. Oui, bien sûr moi aussi je veux partir mais nous sommes à nouveau deux à bord. Sans le paquetage, ça va peut-être marcher. J. A. W., sollicité de plus en plus, grogne un peu, vibre, trépigne et, doucement ( oh! combien doucement ) le patin gauche que je vois en me penchant en avant, se détache de la neige. Deux, puis trois, puis cinq centimètres. J' ai le stationnaire, c' est gagné. Je dégage lentement vers la droite et, plus vite maintenant, je pousse sur le nez de l' hélicoptère et me précipite dans le vide pour prendre de la vitesse. La sueur ruisselle sur mon visage et dans mes écouteurs. Mais je suis content, le blessé, malgré ses souffrances, a grimacé une espèce de sourire. Il sent que je l' ai arraché à la montagne. A ce moment-là, j' aime les alpinistes, et « pour de vrai »!
Quinze minutes après, lampe rouge allumée depuis huit minutes, je me pose à la Patinoire où l' ambulance s' empare du blessé qui, cinq heures après son accident se trouve dans un lit d' hôpital. Il aurait fallu plus de trente-six heures à pied.
Pellin tout là-haut à la radio me dit que tout va bien et qu' il a commencé sa descente avec le camarade du blessé. C' est fini. On remonte les accessoires, on refait le plein, et en route vers Bron. Au passage au-dessus de chez moi, un petit coup de phare. Ma femme sait ainsi que tout va bien... et qu' il faut mettre la table. A 19 h. 30, je me pose devant le hangar, mission accomplie.
( Revue alpine de la section lyonnaise du CAF, décembre 1961 )