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Sixième degré

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR HERMANN BÜHL 1

Hermann Buhl vient d' accomplir une des plus dures ascensions du Tyrol et se retrouve chez lui, le dimanche soir.

Comme cela arrive souvent lorsqu' on a mené à bien une course difficile et qu' on revient victorieux, le dimanche soir, à la maison, nos pensées volent déjà vers le prochain objectif qui sera peut-être l' occasion d' un nouveau progrès. Mais qu' on ne dise pas que les grimpeurs de sixième degré ne voient que surplombs, fissures, traversées et pitons et n' ont pas d' yeux pour les beautés de la nature ou qu' ils ne s' intéressent pas aux excursions plus faciles. C' est une erreur grossière. Nous ne souffrons pas d' une telle indigence de l' âme.

La limite des possibilités en escalade n' est pas loin d' être atteinte. Le « grimpeur de 6e » qui ne trouve satisfaction que dans la gradation des difficultés et du danger devrait donc se tourner vers une activité sportive nouvelle. Peut-être vers les courses automobiles ou tout autre sport qui lui permette de se lancer la poursuite des records de vitesse. D' aucuns le font assurément parmi les jeunes grimpeurs, mais ils sont en minorité. Le véritable alpiniste, même le plus fort, trouve dans une excursion facile, dans une simple promenade, le même plaisir qu' il éprouve lorsqu' il se reprend à combattre à la limite des possibilités humaines.

Logé dans une grange à loin au-dessus de Zermatt, Hermann Buhl attend vainement le temps favorable qui lui permettra de faire la face nord du Cervin. Il se console en traversant par les arêtes suisse et italienne, mais y gagne une entorse.

Je me décide à aller voir un médecin. Celui-ci constate de graves ruptures de ligaments et ordonne un repos absolu au lit avec des enveloppements froids. Trois jours durant je me soumets, dans mon « hôtel de la Grange à foin », au traitement prescrit. Comme aucune amélioration ne se produit, je me décide à dire adieu aux Alpes occidentales. Il n' est plus question d' alpinisme pour un certain temps.

Un aimable monsieur d' un certaine âge a pris ses quartiers chez moi. Ses yeux ne quittent pas le Cervin. Il reste, de l' aube jusqu' au soir, assis dans l' encadrement de la porte ouverte, le regard fixé sur la « Montagne des montagnes ». Comme un fidèle en prière devant le Tout-Puissant. Le seul désir de cet homme était d' accéder un jour à la cime de ce pic prestigieux. Il a fait une tentative, il y a quelques jours, mais une faiblesse de cœur l' a contraint à battre en retraite. Le rêve de sa vie restera à jamais irréalisé. J' ai pitié de lui. Et cette pitié me fait oublier le chagrin cause par ma propre infortune.

Je plie bagage, lentement. Je n' ai plus de raison de m' attarder ici. Le vieux monsieur est encore assis à la porte de notre « hôtel » quand je reprends, en boitant, le chemin du retour. Celui qui aime à ce point les montagnes mérite aussi le nom d' alpiniste...

1 Page tirée de Buhl du Nanga Parbat, trad. Monique Bittebierre, Arthaud 1958.

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