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Souvenirs d'un peintre de montagne

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Albert Gos.

En feuilletant le magnifique ouvrage paru dernièrement sur Alexandre Calarne * ), notre grand paysagiste, l' un des maîtres de la peinture de montagne, j' ai senti se réveiller en moi toute une époque déjà lointaine, mais si vivante, que je ne puis m' empêcher d' en retracer les souvenirs. C' était autour de 1868. Comme enfant, déjà, j' avais souvent entendu mes parents prononcer le nom de Calarne avec la plus grande admiration. La Genève d' alors était fière des succès glorieux qu' obtenait à l' étranger un de ses peintres, à quoi s' ajoutait la renommée de François Diday, le maître de Calarne.

Personnellement, je dois beaucoup à Calarne. Ce fut lui qui, déjà à ce moment de mon adolescence, agit avec force sur mon imagination naissante. Au collège, j' avais précisément pour voisin de banc l' un des fils de Calarne, et je ne cessais de le questionner sur son père. Comme je lui exprimais un jour le désir de visiter l' atelier, religieusement conservé dans l' état dans lequel il se trouvait à la mort de Calarne, mon camarade me convia enfin à ce pieux pèlerinage. « Mais prends ton violon, ajouta-t-il, ma mère, élève de Liszt, est une excellente pianiste et elle désire faire de la musique avec toi. » Le grand jour arriva enfin, et à peine entré dans l' atelier, je fus littéralement subjugué par une grande toile inachevée, mais d' allure grandiose. Aux murs, un peu partout, d' autres peintures, des ébauches, des études, des tableaux, achevèrent de bouleverser ma sensibilité. Madame Calarne, femme avenante, pétillante de vie et d' esprit, me demanda aussitôt si j' avais pris mon violon et si je voulais bien faire de la musique avec elle. Comment oublier cette première séance musicale? Comment oublier ces premiers moments vécus dans l' atelier de Calarne qui, j' en suis convaincu maintenant, décidèrent en somme de ma carrière de peintre de montagne, C' était à la campagne, près de Cologny. La verdure se haussait jusqu' aux verrières de l' atelier. La nature alentour exhalait sa poésie profonde et sa paix. Nous jouions la sonate en fa de Mendelssohn, musique intéressante, mais sans grande envolée, mais qui soudain me passionna parce que soulevé, entraîné, enthousiasmé par tout le rayonnement du décor. Il se passait en moi quelque chose de si étrange, de si nouveau que, pour la première fois, je me sentis vivre, transporté sur un plan autre que le plan quotidien. Il me semblait sortir d' une existence sans intérêt et pénétrer de plain-pied dans un monde merveilleux, simplement, parce qu' au du piano des études de Calarne mettaient leur note lumineuse et grave. Je ne connaissais pas encore la vraie montagne, mais les paysages alpestres que j' avais sous les yeux, tout en jouant du violon, étaient si émouvants, d' une conception si originale et surtout d' un rendu si parfait, d' effets si admirablement opposés et d' une telle virtuosité, que j' en fus bouleversé. A chaque nouvelle séance musicale, cette sorte d' envoûtement recommençait, sitôt que, plein de joie et d' émoi, je reprenais ma place au lutrin, dans l' atmosphère exquise de mes peintures aimées, dont la vision et la présence me découvraient des horizons insoupçonnés; je sentais naître en moi une sorte de fièvre que je ne pouvais expliquer.

C' est à peu près à cette époque que, me trouvant un après-midi au Salève, je vis pour la première fois un peintre, debout devant son chevalet, travaillant en pleine nature. A suivre son pinceau habile et alerte, à voir surgir d' une succession de touches délicates tout un paysage poétique, je sentis renaître en moi la griserie éprouvée dans l' atelier de Calarne et, en regagnant Genève, je me jurai de m' essayer aussi à peindre. Et peu de temps après cet épisode, je remontai au Salève, une boîte à couleurs dans mon sac. Je presse les tubes sur ma palette, timidement, mon pinceau pose ses couleurs, j' esquisse une pochade, bientôt les tons du paysage s' harmonisent sur mon carton: je suis ivre de joie, je me sens peintre. Je redescends à Genève, ma décision prise irrévocablement, et quand je l' annonce, gravement, à la maison, mes frères rirent de bon cœur. Pour étayer ma détermination, Madame Calarne me confia une ou deux études de son mari, leur copie pourrait m' être utile pour diriger mes premiers pas, me guider. Je me souviens ici d' un phénomène intéressant; en voulant copier, c'est-à-dire imiter Calarne, je sentis aussitôt que, tout en m' astreignant à reproduire les traits et les tons de mon modèle, ma sensibilité était tout autre. Et bien que ma première toile, cette Vallée de Lauterbrunnen au clair de lune, du musée de Lausanne, exécutée à vingt-deux ans, sauf erreur, soit imprégnée d' un sentiment qui la relie au grand idéal de Calarne, je m' aperçus très vite que notre conception de la nature différait. Calarne et ses élèves aussi, tout en changeant de contrées, n' ont qu' un but et qu' une manière: exprimer les éléments de la nature, en reproduire aussi fidèlement que possible la consistance, la matière, rendre l' aspect d' une pierre, de la terre, de l' herbe, alors que selon mon sentiment, l' expression de ces mêmes éléments doit conduire l' artiste à pénétrer en quelque sorte jusqu' aux arcanes de la vie mystérieuse de la nature. Ce fut sur ce point-là que je sentis que notre conception du paysage divergeait.

Chez Calarne, nous causions beaucoup de Diday, son illustre professeur, et le désir de le rencontrer finit aussi par me posséder. La première fois que je le vis... c' était de dos. On m' avait dit: « Tiens, voilà Diday! » Grand, bel homme, attirant, il respirait la bienveillance, et le collégien que j' étais, impressionné par cette auguste présence, se mit à emboîter le pas. Mais je remis à plus tard le geste audacieux de l' aborder. A plusieurs reprises, je faillis le faire sans m' y résoudre au dernier moment. Un beau jour cependant, je vois déambuler devant moi, sur le pont du Mont Blanc, sa haute silhouette caractéristique. Ce fut un instant psychologique, je hâte le pas, je rattrape le peintre et, l' accostant, je lui demande à brûle-pourpoint s' il n' est pas M. Diday.

Diday, surpris, s' arrête, me regarde en souriant et répond: « Mais oui, mon ami, pourquoi? » — « Oh! dis-je, subitement effarouché de mon audace, j' aime vos tableaux et ceux de Calarne, je voudrais aussi être peintre, et j' aimerais tant que vous me donniez quelques conseils! » — « Avec plaisir, dit l' artiste, venez donc me voir à mon atelier, et apportez-moi vos essais, nous verrons ça. » Quelques jours plus tard, je franchissais, le cœur battant, le seuil de l' atelier de Diday, et ma joie était grande en présentant au peintre célèbre une petite étude faite à Bellerive quelques jours auparavant: une barque, les voiles déployées, à contre-jour, voguant vers la rive. Lorsque je travaillais à cette étude, j' avais été frappé de voir que les voiles blanches, dans l' ombre, étaient plus foncées qu' un fond lumineux d' arbres inondés de soleil. Diday regarde longuement mon étude, hoche la tête, et finit par dire: « Hé bien, mon ami, ce n' est pas si mal, mais, nom d' une pipe! jeune homme, comment voulez-vous que les voiles en toile blanche puissent être plus foncées que des arbres verts? » Je tente d' expliquer la chose, mais Diday n' en démord pas. Il me donne quelques conseils infiniment précieux et je le quitte persuadé que sa critique, juste théoriquement, ne l' est pas en réalité: j' ai bien vu les voiles blanches plus foncées que les verdures. Lui, le maître, le grand peintre, a raisonné, et chose curieuse, vingt ans après, me trouvant au même endroit, je revois une barque dans les mêmes circonstances et aussi à contre-jour, comparaison qui me donna raison, j' avais bien vu: sans raisonnement, c' était juste. Je crois, du reste, que ce qui perd beaucoup de peintres — j' en eus plus tard d' autres exemples — c' est la raison, le raisonnement, alors que bien souvent, dans la création artistique, la raison n' a rien à voir. Je revenais un jour du Lac d' Oeschinen. Les sapins, là-haut, sont des sapins de rocs, maigres, pittoresques, secs; je montre mon étude à l' un de mes confrères, peintre genevois connu: « Ça? des sapins? Jamais! Les sapins, ça se peint en masse, et au crayon. » Et de mes sapins de 2000 m ., il me fait un beau sapin de plaine, cossu, épais, avec de plantureuses branches traînant jusque sur le gazon. Depuis cette expérience, j' ai préféré m' en tenir à ma vision à moi, sensibilité spontanée peut-être, mais non raisonnée.

Pour en revenir à Calarne, son influence me fut très salutaire. Pendant mes premières années, vers 1872—1875, je copiais minutieusement, avec enthousiasme, et aussi par discipline, tout ce que je pus trouver de lui, modèles au crayon, gravures, lithographies, autant de d' œuvre de peinture de montagne: harmonie dans la composition, sens décoratif, jeux de lumière surtout; sa manière d' attaquer par les ombres est magistrale et chacun peut s' en convaincre en étudiant le bel ouvrage de M. Schreiber. L' adresse de main de Calarne est unique dans le domaine de la peinture alpestre. Du haut en bas d' un tableau ou d' une gravure, il n' y a pas un détail qui ne traduise magistralement la structure des éléments qui composent un paysage. Ce qui me transportait et ce qui encore maintenant m' émeut dans son œuvre, c' est de sentir partout cette pureté du sentiment, la grandeur de son âme religieuse. Calarne emploie la nature pour nous enseigner la vérité et l' éléva vers quoi nos aspirations doivent tendre. Emouvante leçon qui se dé- gage de la vie et de l' œuvre de ce grand peintre de la montagne. L' œuvre de Calarne, comme celle d' autres grands artistes probes, est un réconfort dans nos temps de modernisme outrancier. Art moderne? Mais la beauté peut-elle vieillir ou rajeunir? On est toujours moderne en respectant beauté et vérité.

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