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Symbolisme naturel et monde moderne

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Heinrich Stirnimann, Fribourg

Le regard que nous jetons sur la nature varie avec le temps. A l' époque de l' illuminisme et du rationalisme, la nature, c' est un jardin géométriquement disposé, avec des arbres bien taillés, des jets d' eau, des fontaines et des « bergeries »; à l' époque des classiques allemands, la nature, c' est une forêt et des collines ( qui ne se souvient du Harz et de la « Promenade » de Schillerau siècle dernier, à l' époque du romantisme, c' est la haute montagne qui est conquise. C' est bien dans cet esprit-là que les premiers Anglais sont arrivés dans notre pays, pour les performances que l'on connaît.

Depuis lors, l' esprit romantique poursuit ceux qui recherchent les hauteurs et pèse un peu, comme une certaine « hypothèque », comme une 1 Allocution prononcée le 23 octobre 1971, à l' Uni de Fribourg, à l' occasion du centenaire de la section Moléson du CAS.

certaine ambiguïté, sur notre alpinisme. Que pouvons-nous faire pour nous en libérer et pour favoriser un alpinisme qui cadre vraiment avec les exigences de notre temps? Je pense que le mieux serait d' affronter les problèmes de nos jours, autrement dit de " nous engager dans la recherche de solutions qui respectent les intérêts de tous. En particulier, il me semble nécessaire de lutter pour ces trois objectifs:

a ) pour l' espace indispensable aux différentes formes d' alpinisme, b ) pour une pratique saine et équilibrée de l' alpi, c ) pour les valeurs humaines que peut promouvoir un alpinisme bien compris. Esquissons brièvement ces points.

l' espace D' abord l' espace pour l' alpinisme. Il est clair que notre société, hautement industrialisée et technologisée, dévore du terrain de jour en jour, de semaine en semaine, pour transformer la terre en un monde toujours plus artificiel. Il s' agirait donc de protéger, de conserver, de sauvegarder certaines régions dans un état plus ou moins naturel.

Mais je sais bien que le mot « protection de la nature » appartient déjà au passé. Le terme qui respecte le mieux la situation actuelle est celui de « planification » nationale et régionale. Il faut bien du terrain pour l' industrie, pour l' habita et pour les infrastructures; il en faut pour les loisirs, pour le tourisme et le sport des masses; mais il faut également - et on ne devrait pas l' oublier - des zones dites « de silence », de repos et de solitude. Et c' est ici que je vois une tâche particulière pour le CAS: qu' il s' associe avec d' autres institutions et organismes pour obtenir et assurer l' intégration de zones de silence dans la planification globale. Le Parc national à l' ex sud-est de la Suisse ne suffit pas pour permettre à tout le monde, aux hommes de toutes les couches de la population, le libre accès à des régions qui gardent au moins un aspect de la beauté primitive et sauvage de la terre, de la pierre, de la flore et de la faune.

Qu' il me soit permis de faire aussi une allusion à la situation de notre canton de Fribourg pour dire que la « Réserve » de la vallée des Mortheys - aussi belle qu' elle soit - ne suffit pas et qu' il est grand temps d' appuyer et de renforcer les initiatives qui tendent à obtenir le même statut pour le Gros Mont, le Petit Mont et les alentours des Sattelspitzen et des Gastlosen. Je suis convaincu que, si nous obtenons ces objectifs - qui ne nuiront certainement pas au développement économique et touristique de notre canton - ceux qui viendront après nous, dans vingt ou cinquante ans, nous diront de bon coeur « merci ».

2. LA PRATIQUE DE L' ALPINISME J' en viens au point suivant. L' alpinisme n' est pas seulement en danger à cause des progrès de l' industrie et du tourisme, il est aussi menacé de l' intérieur, si j' ose m' exprimer ainsi, par certaines déformations: la course aux records, la recherche des sensations, l' application à outrance de moyens techniques, jusqu' à la perceuse qu' on entend vibrer dans les parois le transport par air là où il n' y a aucun motif majeur...

Mais je parle ici d' une chose qui n' est que trop connue dans les rang des clubistes et qu' il est superflu de développer.

3. VALEURS HUMAINES Venons-en donc au troisième point. Si l' hu n' est pas, ces prochaines années, victime d' une grande catastrophe, elle risque cependant de pourrir et de mourir lentement dans le poison et les déchets de sa propre civilisation. A l' homme menacé, un alpinisme, nullement fanatique ni mystique, offre une cure de désintoxication, un remède d' hygiène vitale.

Considérons un autre aspect: le culte du confort conditionne l' homme dans le sens de la facilité et du moindre effort. L' alpinisme, lui, propose un exercice, qui n' est nullement un culte de l' effort, mais une pratique qui implique une certaine discipline, une certaine maîtrise de soi-même et une certaine accoutumance au danger qui ne peuvent que stimuler et tonifier un homme par trop protégé.

Mais il y a plus. Les effets les plus inquiétants du monde moderne sont d' ordre social: le caractère individualiste, anonyme et impersonnel de notre société alimente les foyers de l' injus et de la violence. Ces problèmes sont immenses. Notre contribution ne peut être que modeste. Mais ce n' est pourtant pas rien que cette rencontre qui se fait d' homme à homme, de personne à personne, dans un commun effort et une dépendance mutuelle totale, l' un et l' au indispensables à ceux qui s' avancent sur le rocher nu.

Voilà trois ordres de richesses appréciées par tous ceux qui fréquentent la montagne, même sans se livrer à des prouesses:

- la pureté de la nature,le bienfait de l' effort etl' expérience d' une amitié gratuite.

A cela, ajoutons encore quelques réflexions complémentaires.

4. SYMBOLISME NATUREL Tout le monde sait que nous vivons dans un univers façonné par la science et la technique. Mais autre chose est la science, autre chose une « conception scientifique du monde ». Les données elles-mêmes de la science atteignent souvent un tel degré d' abstraction qu' elles dépassent tout ce que nous pouvons nous représenter et imaginer. A ce moment, elles sont pour ainsi dire coupées de notre vie.

Le professeur Portmann, de Bàie, a souvent insisté sur le décalage qu' il y a entre, d' une part, les données scientifiques, rigoureuses, objectives, aussi exactes que possible, et, d' autre part, les motivations concrètes de notre action. Il n' a pas manqué de souligner l' inadéquation de l' approche scientifique pour la conduite de l' existence et, par voie de conséquence, la nécessité d' une autre approche de la réalité.

Le contact direct avec la nature nous en offre une des formes les plus précieuses. Il ne nous donne pas seulement un bienfait physiologique et psychique. Il y a bien plus: une certaine familiarité s' établit entre l' homme et la montagne qu' il connaît; chaque fois qu' il y retourne, ce sont des découvertes, c' est un regard nouveau sur ces rochers, ces parois, ces arêtes et ces sommets. Petit à petit, une image vivante naît en lui: ce qu' il voit et ce qu' il touche commence à lui parler, mais ce n' est pas le langage de l' utilité, ni celui de la science pure.

Pour retrouver une nature vierge, d' aucuns rêvent de l' aventure spatiale. Mais ce que les astronautes nous ont rapporté de plus émouvant de leur voyage, ce ne sont pas tellement les images d' un paysage désertique soudainement habité par des robots, mais bien cette image d' une terre embrassée d' un seul regard, avec ce bleu foncé des mers, ces îles formées par les continents, l' enve tourmentée des bandes de nuages. C' est un peu cela que découvre l' homme de la montagne quand la terre s' étale devant lui, avec sa richesse bigarrée, ses couleurs estompées et mouvantes, ses contrastes à la fois violents et calmes. Mais, prenons garde, ce n' est pas une fuite que cet homme cherche. C' est bien plutôt une source d' inspira pour inventer son chemin et une solidarité plus vraie avec un monde que de plus en plus il reconnaît comme sien et qu' il veut rendre tel.

Je m' arrête ici. Vous vous étonnez peut-être que, théologien, je n' aie pas prononcé une seule fois le mot de « création » ni celui de « créateur ». Ce n' est pas sans intention que je l' ai fait. Car je pense que ce qui nous manque, ce ne sont pas tellement des affirmations plus ou moins catégoriques sur l' absolu, mais une approche, une attitude qui nous permettraient de découvrir, à l' in de ce que nous expérimentons, un sens.

Je ne voudrais pas conclure sans exprimer ici ma profonde gratitude à tous ceux qui m' ont accueilli dans la section Moléson du Club alpin.

Ce furent pour moi les premiers contacts fribourgeois en dehors du cadre souvent trop étroit de l' Université. Je leur reste infiniment reconnaissant. Qu' ils veuillent bien accepter l' assurance de ma vive amitié, et à la section je dis mes vœux les plus sincères pour une entrée plus vaillante et plus jeune dans le second siècle de son existence.

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