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Traversée des Aiguilles des Maisons Blanches

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 4 illustrations ( 119-122Par Edmond Pidoux

Elles ont bien des choses contre elles, ces aiguilles. D' abord, de se tenir cachées loin de tout lieu habité. Ensuite, malgré leurs allures chamoniardes, d' être fabriquées avec toutes les roches de rebut restées de la construction des Alpes. Ou encore, avec le nom qu' elles portent, de n' être ni pareilles à des maisons, ni blanches le moins du monde.

La route du Grand Saint-Bernard est le seul endroit fréquenté d' où l'on aperçoive en plein, durant quelques moments, leur paroi occidentale: une immense muraille entaillée de créneaux sans nombre. Le versant opposé ne se révèle de même qu' aux usagers d' une route, je veux dire du glacier large et plat comme une chaussée qui ceinture à l' ouest le Grand Combin. Les alpinistes en chemin pour cet Himalaya en miniature s' étonnent de découvrir, en bordure de l' avenue blanche, une longue palissade de pointes rouillées, entre lesquelles des mâchicoulis plongent sur Entremont.

Deux sommets bien dégagés marquent les extrémités de la chaîne: l' Epée à un bout, le Moine à l' autre; une lame et un capuchon, on ne pouvait mieux les nommer.

Entre eux, la Grande Aiguille est toute une montagne. Sa crête dessine un graphique tout en hauts et bas, où dominent deux sommets: un trident du côté de l' Epée, une pyramide du côté du Moine.

L' alpiniste digne de ce nom ne peut passer, à l' aurore, au pied de ces aiguilles et les voir flamber, muettes, immobiles, dans le ciel encore de velours, sans rêver de revenir une fois fureter autour de leur mystère et commettre quelque amoureuse effraction. Mais, loin des yeux, loin du cœur. Qui est jamais monté jusqu' aux fenêtres des belles dames rousses?

Hélas, nous ne serons quand même pas les premiers, Robert, Georges et moi. Le gardien Fellay, à Panossière, nous apprend que, l' été précédent, des grimpeurs de Vevey ont consacré plusieurs jours à leur rendre visite1. Ils ont gravi l' Epée par un chemin nouveau l' ancien s' étant éboulé -, traversé la Grande Aiguille du nord au sud, et visité enfin le Moine... à titre de pénitence peut-être.

Nous n' avons plus qu' à nous contenter des restes, mais accommodés à une sauce inédite: nous ferons une traversée en sens inverse, du Moine à l' Epée, et en une seule étape.

Nous nous mettons en route, le 5 août 1945, par l' escalier de marbre du Grand Combin. Nuit glaciale et sonore où la cordée galope avec allégresse, sur la neige égale et dure. Au matin, elle débouche sur le plus haut palier, là où commence la grande avenue du pied des aiguilles. Et les voici, « elles », en superbe enfilade, rougies comme des lingots en fusion par le soleil levant.

En droite ligne, nous filons vers le col sud du Moine, tout au fond du glacier. Nous filons... mais nous n' avançons pas: le capuchon pointu reste toujours aussi lointain. Nous nous sommes trompés sur l' échelle de nos montagnes. Nous allons le vérifier tout au long de la journée, et ce soir, nos yeux reverront toutes choses deux ou trois fois plus grandes.

A la fin pourtant, nous avons doublé le cap au pied du Moine. Quelques pas frappés dans un couloir nous ont portés dans la selle arrondie à sa gauche. Ici a pris fin notre alerte promenade - qu' on nous promettait longue et fastidieuse -: deux heures quarante de mise en train!

1 Voir leur récit dans Les Alpes, juin 1946.

Die Alpen - 1955 - Les Alpes15 Au revers de l' arête, des couloirs de pierres fracassées et de verglas pendent sur Entremont, dans un reste de nuit. Mais l' horizon est peuplé de montagnes pimpantes, toutes roses du lever: les aiguilles du Mont Blanc, que nous prenons plaisir à saluer chacune de son nom.

Mais je suis impatient: maintenant que nous avons le Moine sous le nez, sous la main, quelque chose me dit que j' ai eu peut-être les yeux plus gros que le ventre. Ce premier sommet devait être un d' œuvre. Eh bien! bon appétit.

J' arrache mes camarades à leur suçotage de pruneaux, l' escalade commence. Moment royal. La vive allure du matin inspire encore cette première grimpée, et la base de la pyramide se trouve bientôt loin sous nos pieds. Loin aussi, certaines illusions! Au lieu du rocher solide que je rêvais, nous ne trouvons qu' un amas chancelant de blocs couleur de brique brûlée. Mes camarades - déjàfont leurs commentaires: « Si c' est ça que tu nous offres! » Je leur promets que cela changera bientôt: le livre de la cabane parle d' une varappe superbe.

Au-dessus d' une première épaule, l' aiguille se redresse. C' est le château branlant dans toute son horreur. Georges et Robert se collent comme des huitres sous quelque surplomb, tandis que je monte en écartelé contre les flancs des cheminées. Dès que j' en touche le fond, cela remue avec un répugnant raclement de gorge... Robert, qui me suit, joue la scène de l' assommeur assommé. Quant à Georges, dès qu' il nous sait hors d' état de nuire, il grimpe comme un furieux courant à la vengeance. Des tonnerres et des fumées partent sous ses talons. Du Combin, les curieux pourront le suivre tout le jour à son panache, comme un tortillard dans la campagne.

Mais voici la fine pointe du capuchon: enfin une belle aiguille solide qu' on attaque par un angle surplombant. En deux temps et trois mouvements, on se juche là-haut comme sur un tabouret de bar...

Mais non, il est trop tôt pour muser. Nous dépassons le sommet, du même élan, comme si nous ne l' avions pas vu. Triste mentalité!... Mais ce soir, nous serons contents d' avoir gagné des mètres et des minutes; et, chose curieuse, ce dernier cône de pierre en équilibre entre lumière et ombre restera marqué, instantané indélébile, dans mon souvenir.

C' est à présent à moi de marcher sous la menace, en descendant l' angle opposé du clocher. A moi aussi de susciter fracas et fumées. Une seule fois, sur vingt ou quarante mètres, on trouve un bout de crête solide, auquel correspond, sur le versant d' Entremont, une dalle formidable qui vous lance le regard en plein vide... Puis reprend la descente, les doigts cramponnés aux ardoises déclouées. Enfin, le col du Moine nous reçoit tous les trois, comme les derniers fragments tombés du sommet. Je consulte ma montre: le d' œuvre nous a coûté une grosse heure de travail.

Nous n' avons touché terre, ou névé - car le col nord s' ouvre presque au ras du glacier -que pour remonter au plus vite. D' ici au sommet de la Grande Aiguille, le chemin est long, surtout si on se propose de ne pas quitter le faîte. On pourrait souvent l' éviter par le flanc droit, mais à travers des ruines dont la seule vue casse bras et jambes.

Pendant deux heures et vingt minutes, nous escaladerons sans reprendre haleine. La montagne a réuni sur cette arête des échantillons de tout ce qu' elle peut offrir dans l' en des Alpes. On est comblé et ahuri, comme dans un musée.

D' abord on se croirait dans les aiguilles du Trient ou au Portjengrat: même structure, même granit égyptien - et le grimpeur le plus médiocre se sent de la race, comme un pharaon. Sans transition, on tombe dans les pires endroits des Dents du Midi, où il s' agit de retenir à pleins bras des piles de pierres, toute une librairie en dégringolade. Suit un rang de gendarmes de belle prestance: de près, corruption et pourriture. Mais voici une tour jaune, taillée dans le buis pour un échiquier géant. Volupté de grimper à grands gestes sinueux du torse et des reins; des lézards dans la muraille chaude. Plus loin, nouvelle désolation: Parete n' est plus que soufre et scories, comme à la gueule d' un volcan; et le feu semble avoir atteint, là-bas, cet obélisque tordu comme une énorme virgule rouge, la pointe en l' air. Il faut cinq ou six brasses et pas mal de souffle pour venir à bout de cette ponctuation.

Et cela continue, encore, encore, avec la même fertilité d' invention dans le 1' âne et le biscornu. A l' approche du sommet, une dernière fantaisie: la crête d' un mur entre deux abîmes, mais d' un mur au ciseau, au cordeau, au fil à plomb, comme fait de main d' homme.

Rassasiés, nous sommes tombés sur la plus haute pointe, n' ayant de longtemps plus d' intérêt que pour nos sacs. Bouche pleine, nous revenons enfin flâner de l' œil sur les cimes. Mais quoi? L' intérêt qui nous a portés jusqu' ici est tombe tout d' un coup. Nous avons le sentiment curieux que la journée vient de tourner sur un pivot. D' un côté, il y avait le matin, la lumière neuve, un désir exaltant. De l' autre, il reste l' après, un soleil sans ombres et comme un déclin des choses, ou de nous.

Pourtant, je le sais, les vraies difficultés vont commencer ici, sur ce tronçon non parcouru encore en descente. Or, si la roche est toujours d' aussi pietre qualité, ce sera bien plus délicat qu' une grimpée.

Tout en mâchonnant, j' observe « la suite », qui a grande allure, ou mauvaise façon. Robert, qui a vu, lui aussi, se met lorgner vers la voie normale de descente, et je n' arrive pas à lui faire croire qu' elle n' a pas l' air commode. Georges, pour sa part, exige que « ça change enfin », comme je l' ai promis. Du rocher, du rocher ou la mort! Je lui certifie qu' il trouvera tout ce qu' il désire à quelque cent mètres, dans les trois aiguilles rébarbatives qui barrent le chemin et la vue. Derrière elles se cachent les surplombs par où, à grand' peine, sont montés les Veveysans. Passage-clé pour nous aussi. Georges consent à « remettre Sa » encore un bout. Robert se résigne.

Les cinquante ou soixante premiers mètres, qui tombent de notre perchoir sur l' arête horizontale reliée au « trident », seront les plus délicats de la journée. Si je n' avais une confiance absolue en Georges, qui ferme la marche, je renoncerais. La ligne de faîte est surplombante: il faut faire un détour dans le versant de Panossière et, par une traversée, regagner la crête à son point le plus bas. Mais cette face est d' une inclinaison extrême, creusée de rainures parallèles par où nous descendons chacun dans son toboggan, pour éviter d' assommer le prochain. Après deux ou trois longueurs de corde, la muraille tombe à pic. Il faut, passant d' une rigole à l' autre, se rapprocher du faîte encore surplombant, en espérant que le mur, sous nos pieds, s' ouvrira d' un passage. J' essaie, faute de mieux, une cheminée qui débouche en plein vide. Il se trouve que c' est le seul, sinon le bon passage. Un pas risqué me permet d' échapper vers l' arête sans avoir été vomi par l' embouchure du canal.

Je ne sais comment Georges peut sortir de ce pas, dont Robert et moi avons emporté toutes les prises. Sitôt réunis, nous fuyons d' un commun accord l' abominable paroi.

Le faîte horizontal nous paraît un trottoir jusqu' au pied du trident. Nous espérons encore tourner les trois aiguilles, dont l' escalade paraît longue et malcommode. Hélas! les flancs sont plus rébarbatifs encore. Il faut reprendre le faîte, car il est dit qu' aujourd nous ne manquerons pas un gendarme, pas un ressaut.

Ici, la varappe met tous les nerfs à vif. Sur un rebord vertigineux, dentelle de pierre affreusement délitée, nous glissons avec la souplesse laborieuse d' une chenille sur sa feuille de chou. Quand, de la paume ou du talon, j' éprouve à grands coups le rocher, cela vibre et sonne creux comme de la vaisselle fêlée. Plus d' une fois, tout bascule dans le vide, et Robert se trouve même un instant retenu entre nos deux cordes quand sa monture s' est effondrée sous lui. Nous finissons par avoir des doigts de plâtriers; mais aussi, la manière nous vient: à condition de saisir la montagne à pleins bras, on a toutes chances d' inclure dans la masse quelque chose de solide. Et puis l' avantage est ici qu' on se trouve au-dessus des chutes de pierres.

La troisième aiguille, la seule honnête, n' est pas plutôt atteinte que nous commençons la descente. Non par la ligne de faîte, qui tombe en ressauts trop abrupts, laissant deviner les fameux surplombs, mais par un pierrier commode à sa gauche, sur Entremont. Très vite on perd de l' altitude, mais en s' écartant beaucoup de la brèche qu' il s' agit d' atteindre. D' ailleurs tout finit à pic de ce côté aussi. Force est donc de revenir vers l' arête, que nous voyons à présent de profil. Elle ondule comme une échine presque verticale, aux énormes vertèbres de granit. Car voici enfin le rocher de notre attente, le rocher promis, sans défauts... et même sans prises: nouveau problème d' adhérence et d' équilibre, nouvelle épreuve pour les nerfs.

Le seul chemin possible nous est apparu. C' est, au flanc de la crête, et parallèlement, un couloir de dalles coupé, à quelque trente mètres, comme le bord d' un toit. Bien assuré, je descends sur des appuis infimes jusqu' à l' extrême rebord avant le saut. Je n' y trouve qu' une saillie pour mon pied gauche, tandis que mon épaule, du même côté, s' appuie à la dernière vertèbre de l' arête comme à un fût de colonne. Sous mes talons, je devine la paroi excavée. Il faut que je fasse encore une lente flexion sur ma jambe gauche, seule utilisable, pour apercevoir par-dessus mon épaule, en tordant le cou, le fond de la brèche. Miracle! il se trouve à l' aplomb exactement, vingt mètres plus bas. Quelques pas de plus à gauche ou à droite, et nos cordes nous auraient portés en plein ciel!

Encore faut-il que je puisse planter un piton. Autre chance: la fente unique et providentielle se trouve presque sous mes orteils. Georges m' a fait passer la ferraille. Beni soit le clou qui voulut bien obéir aux doigts de ma main gauche, puis à mon marteau, et recevoir la corde de notre évasion.

... En remontant en hâte les éboulis de la brèche pour avoir meilleure vue sur mes camarades, je ne me doutais pas du spectacle qu' ils allaient me donner. Robert ayant bientôt pris place à hauteur du piton, Georges, malgré mon Conseil, voulut se passer d' un premier rappel pour le rejoindre. Deux fois il tente la descente, deux fois il se trouve en mauvaise posture et remonte à son point de départ. La troisième, il est encore plus mal pris. Obéissant alors à je ne sais quelle impulsion, il réussit à se hisser sur la crête même, cinq ou six mètres au-dessus de Robert. Il a pris pied sur une sorte de bourrelet entre deux « vertèbres ». Mais à partir de là, aucun progrès n' est possible, ni aucun retour en arrière. Pendant des minutes interminables, je le vois tâter le rocher du regard et de la main; et soudain, réclamant de la corde, il se met monter à même la colonne arrondie, désespérément lisse. Je me suis égosillé en conseils inutiles. Cette fois, je ne comprends plus: est-ce un coup de folie ou de désespoir?

C' était une solution de fortune, la seule peut-être. Quatre ou cinq mètres plus haut, il a trouvé un nouveau bourrelet, tellement incliné que je vois ses semelles collées en ventouses, ses chevilles tordues à la limite du possible, tandis que ses mains sont plaquées comme des feuilles de lierre sur le rocher sans prises. Mais que fait-il à présent? Précautionneusement, d' une main aveugle, il fouille le sac dans son dos, il en tire on ne sait comment un piton et un marteau... Lorsque le métal enfin sonne clair sous les coups, je sens mon corps crispé se détendre, je me laisse aller de tout mon long dans le pierrier. Dieu! que la vie est bonne!

Quand mes amis me rejoignent, presque épuisés, ils ne veulent pas croire que leur exhibition a duré quarante-cinq minutes exactement. Georges m' assure qu' il ne s' est jamais senti réellement en danger. Je peux le croire, mais j' ai vécu des moments que je n' oublierai jamais.

Malgré l' heureuse issue, le moral est atteint. Il faut que je déploie des attentions de garde-malade, offrant de bonnes choses à manger, parlant de repos, et de la beauté du site, et de notre exploit. Ta, ta, ta!... il y a sous nos pieds un couloir facile pour descendre au glacier. Personne n' en parle, mais deux au moins y regardent.

Pour moi, je n' ai d' yeux que pour la montagne qui nous sépare encore de l' Epée. Les cartes l' ignorent, elle n' a point de nom, et je la méprisais jusqu' ici. Elle mériterait pourtant de s' appeler Petite Aiguille, tant elle est la réplique, à moindre échelle, de sa grande sœur. C' est même cette ressemblance qui m' inquiète et risque de dégoûter mes camarades. Voilà près de huit heures que nous varappons, la seule descente de l' Aiguille nous en a coûté trois et demie.

Quand nous bouclons les sacs, c' est sans allusion aucune à la suite de la course. Robert est persuadé que nous allons « laisser ça là ». Aussi, quand il me voit m' engager sur l' arête, il éclate: Ah! non, il la connaît, « ma » montagne, il ne fera pas un pas de plus. Georges le soutient, mais faiblement, et je l' emporte encore une fois.

Malgré ses airs décourageants, la petite aiguille est une ascension amusante. Quelques parties tranchantes de l' arête sont d' un rocher qui ramène la bonne humeur. Même, Robert se souvient qu' il lui reste deux photos à prendre. Heureux symptôme.

Aurons-nous une mauvaise surprise? Nous le croyons en arrivant au sommet: le versand nord est une cuirasse de glace vive. Mais à mieux regarder, on découvre un mince ourlet de roche en bordure à sa gauche. Cette échelle pourrie - mais nous sommes blasésva nous conduire au col de l' Epée. Et la voici, elle, la dernière de nos aiguilles, qui se dresse devant nous immense et noire, une flèche de cathédrale.

Assis dans l' ombre, à sa base, nous prenons haleine en grignotant des fruits dans le creux de la main. Trois quarts d' heure nous ont suffi pour passer d' une brèche à l' autre. Le glacier, sous nos pieds, dévale en larges nappes, promesse d' un facile retour. Georges a retrouvé son entrain, nous n' attendons plus que de bonnes surprises. Mais Robert, cette fois, est intraitable. Il mourra sur place à nous attendre, si cela nous fait plaisir; mais visiter une ruine de plus le rendrait fou, positivement.

C' est vrai que le pied de l' Epée est pire que tout ce que nous avons vu: de la moraine plutôt que de la roche. Mais il est impossible que le monolithe, au-dessus, ne soit de meilleure qualité... Robert s' en moque. Je lui remontre qu' il regrettera un jour sa défaillance, je lui rappelle tel abandon dont il ne s' est pas consolé. Peine perdue... jusqu' au moment où nous sommes prêts à partir: brusquement il se lève et réclame sa place. Le brave! Il en sera récompensé.

L' ascension sera le beau morceau de la journée. Elle s' effectue en longue spirale d' est en ouest par le versant qui nous regarde. On suit le bord intérieur d' une large vire ascendante et fortement déversée. Ce plan de dalles inclinées dans deux sens à la fois, qui montent vers le ciel et chavirent dans I' abîme, et que ferme encore au sommet un mur infranchissable, c' est tout juste le genre de varappe qu' on pratique dans les cauchemars. Les Veveysans, sans aller voir de plus près, ont cru à son aspect que ce passage, utilisé par les premiers ascensionnistes, s' était modifié à la suite d' un éboulement. Ils ont cherché et trouvé ailleurs un chemin. Il faut croire que les aventures de la journée ont calmé notre imagination: malgré les airs méchants de l' endroit, nous attaquons et nous passons. Même le mur au sommet de la vire se laisse faire sans trop résister. Encore une traversée en pleine paroi, et nous débouchons au soleil dans une ébauche de grotte, un nid d' aigle sur le versant du Saint-Bernard. Quelle niche, pour un ermite dégoûté du monde!... Presque à la voûte, une cheminée s' échappe vers le sommet.

... Pendant que mes camarades montent encore, la curiosité et la hâte - il est près de 4 heures - m' entraînent sur le versant opposé, dans la paroi de Panossière, par où les Veveysans doivent être montés. En arrivant au sommet, Robert me trouve déjà engagé quinze mètres plus bas dans une profonde cheminée qui paraît se prolonger jusqu' au pied de l' aiguille. Je lui crie de se décorder, et tandis que Georges monte à son tour dans sa cheminée, je continue à descendre dans la mienne. Cela marche à merveille. On me file de la corde, toute la corde, et j' atteins de la sorte à cinquante ou soixante mètres de profondeur. Alors je renvoie le filin. Libre et seul, je n' ai plus qu' à attendre, coincé entre les parois comme un fœtus dans le ventre de la montagne...

Seul, absorbé dans la contemplation du mur de pierre, dans la délectation du silence. De minute en minute, je lance un appel. Tout va bien là-haut. Tout va bien ici, malgré le tassement du corps suspendu sur le vide.

Voici enfin les souliers de Robert, puis toute sa personne jubilante, réconciliée avec la montagne et avec elle-même. Dès que je le puis, je me rattache, pressé d' aller regarder par-dessus la côte qui nous sépare de la voie de montée.Victoire! nous pouvons en quelques pas en atteindre les premiers, les plus faciles passages...

Vingt minutes plus tard, nous dévalions à grands pas le glacier que le gel commençait à durcir. Il était près de 5 heures, nous voulions rassurer le gardien, inquiet peut-être d' une si longue absence.

Là-haut, témoin de notre galopade, l' immense Epée, dans le ciel rougeoyant, semblait brandir sur notre dos le glaive de l' archange.

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