Traversée Schreckhorn-Lauteraarhorn (arête Anderson) | Club Alpin Suisse CAS
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Traversée Schreckhorn-Lauteraarhorn (arête Anderson)

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR L' ARETE ANDERSON ET LE LAUTERAARGRAT PAR RICHARD KNECHT, ZÜRICH

Avec 3 illustrations ( 90-92 ) Les traversées de sommets ont toujours été notre reve, et parmi ces raves, le Schreckhorn et le Lauteraarhorn qui se tient cache à l' ombre de son grand frère, mais n' en est pas moins imposant, occupaient une place particulière. Trois fois nous avions essayé de gagner le Nässijoch en partant de la cabane de la Strahlegg; les trois fois le mauvais temps avaft barre nos projets. Nous decidämes alors de renouveler la tentative en partant cette fois de l' hospice du Grimsel, bien que cet itinéraire nécessite und très longue marche d' approche. L' année 1961 ne fut pas particulièrement favorable pour cette entreprise, c' est que, lorsque le temps l' eut permise, nous étions en Valais. En fait, nous avions déjà biffé notre projet dans le programme de cette année. Mais voici que la semaine précédant les 23/24 septembre montra un ciel radieux. Aussitöt notre décision fut prise: essayons-le cette année encore. Il avait un peu neige en haute montagne, mais cela ne pouvait nous faire renoncer. Le vendredi soir nous préparons les sacs et roulons dans la nuit vers l' hos du Grimsel. D' innombrables fois, des sommets voisins, nous avons admiré ces deux géants des Alpes bernoises, et l'on comprendra combien est vif notre désir de les atteindre enfin.

Apres quelques heures de sommeil dans notre VW, nous quittons le Grimsel au matin du 23 septembre 1961. Comme deux sombres fantömes, au clair de lune, nous remontons le sentier qui, du grand barrage, longe les parois de rocher limées par les glaciers préhistoriques. Il n' est que 2 h. 30. Presque sans dire un mot, nous suivons l' étroit chemin en montagnes russes en bordure du lac du Grimsel. Chacun de nous est déjà en pensée, par anticipation, là-haut sur l' une des aretes 1 Idem, derniere page. 192

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89 Premiere page ( Tun manuscrit ( Excursions en montagne, vol. 7 ) de Gottlieb Studer, de 1842. On remarquera la belle ecriture, reguliere, lisible ( grandeur naturelle ). Le manuscrit figure aux archives de la section de Berne du C.A.S.

de neige ou de rocher. Une brève halte au Juchlibach, puis la marche reprend dans le cercle de lumière que projette notre lampe. Parvenus à l' extrémité du lac, là on la gorge du Grand Brandlamm vient mourir sur le plat de la vallée, nous nous restaurons pour affronter la montée de 1800 m qui nous sépare du Nässijoch. La chaude boisson nous fait oublier un instant le vent froid du matin qui descend vers nous de l' immense désert de glace. En face de nous, le front vertical du vaste glacier inférieur de l' Aar tombe dans les flots du lac déjà teintes gris-argent par l' aube du jour naissant. Nous avancons rapidement sur le glacier, recouvert sur son tiers inférieur, on la pente est très faible, d' une épaisse couche de débris. Déjà les cretes dentelées du Lauteraarhorn et du Finsteraarhorn s' embrasent sous les premiers rayons du soleil et détachent des langues de feu sur le ciel encore sombre. C' est le moment de sortir la camera. Au bout d' une heure de marche sur le glacier, nous passons devant la cabane du Lauteraar, dressée comme un vieux chäteau sur un éperon rocheux au pied des parois du Rotstock. La puissante coulée de glace qui descend des hauteurs du Nässijoch vient se perdre ici sous la moraine latérale du glacier inférieur. Nous pouvons enfin dire adieu jusqu' à demain aux éboulis fatigants; nos semelles vibram mordent maintenant la glace nue et dure. Les nombreuses crevasses du glacier de Lauteraar nous imposent un exercice prolonge de saut en longueur.

C' est ici que le soleil, descendu des cretes, nous rattrape. La nuit a fait place à une journée magnifique. A notre gauche, le regard va se poser sur la pyramide majestueuse du Finsteraarhorn, jusqu' à ce que les pointes des Kleine Finsteraarhörner viennent se glisser entre nous et le roi de l' Oberland bernois. Le glacier fait ici un coude brusque vers la droite. Juste devant nous, fermant la vallée, le Lauteraarjoch dresse un petit cöne blanc. La pente s' accentue et ralentit notre allure. Nos yeux pleins d' espoir saluent maintenant notre premier objectif, le Schreckhorn; cela mérite bien un moment d' arret. Nous parcourons du regard la crete qui le relie au Lauteraarhorn. Les perspectives du lendemain sont riches de promesses, voire fascinantes. Le couloir du Schreckhorn plonge du Schrecksattel directement jusqu' à nos pieds. Ses parois resplendissantes sous le soleil indiquent que là il faudrait tailler dans la glace nue.

Reprenant la marche, nous devons nous rendre compte qu' à partir d' ici ca n' ira pas tout seul. La pente qui aboutit au Nässijoch est coupée sur toute sa largeur de grosses crevasses. D' en bas il est difficile de découvrir les passages. Nous fixons d' entente un itinéraire approximatif. La corde mise, j' attaque la première rampe. Le névé est ici très dur, et recouvert d' une mince pellicule de verglas. Chaque pas fait dégringoler ces miettes qui glissent sur la pente comme des débris de faience. Peu avant la première grosse crevasse nous bouclons les crampons. Il devient evident que nous devrons faire de grands détours et que notre montée sera une suite de « tätonnements dans le noir ». La recherche d' une voie incertaine à travers un glacier déchiqueté contient toujours un élément excitant. Avec des détours qui font perdre beaucoup de temps, les premières crevasses sont franchies sur des ponts fragiles, « en rusant ». Mais voici tout à coup, au haut d' un talus très raide que, gräce aux pointes frontales des crampons, nous mettons bientöt derrière nous, un sombre gouffre qui se perd dans le néant. Quatre mètres seulement nous séparent de la rive opposée, mais ces quatre mètres doivent etre franchis. Nous cherchons d' abord à gauche en longeant la crevasse qui, 80 m plus loin, va rejoindre une fente parallèle, ce qui nous oblige à rebrousser. Nous descendons ensuite légèrement à droite, pour nous trouver bientöt devant une autre cassure qui ne laisse aucun espoir. Nous revenons donc à gauche, et je remarque alors sur la paroi opposée, à un metre au-dessous de la lèvre, un petit replat, juste de quoi mettre les deux pieds. La crevasse n' a ici que deux mètres de large, mais elle s' ouvre sur un abîme insondable. Berti suggère de faire un saut pour atterrir sur ce minuscule balcon. Avec moult hésitation, apres 13 Les Alpes - 1962 - Die Alpen193 avoir estime les chances et les risques, nous nous mettons à l' ceuvre. Berti me laisse Fhonneur de faire le pas et recule un peu pour mieux m' assurer. Quelques tätonnements, la panne du piolet dans la main droite, et me voici colle contre le mur d' en face, la pique du piolet plantée dans la lèvre supérieure. Berti me lance « Bravo! », tandis que je me hisse précautionneusement à la surface. Assuré d' en haut, mon camarade saute à son tour, et nous continuons à la rencontre du prochain obstacle. Durant toute la montée nous aurons à résoudre divers problèmes de ce genre.

Avant d' aborder le dernier « reck », nous faisons un arret-buffet; pas longtemps, car si le ciel est d' un bleu profond, un vent glacial nous force à reprendre la marche sans tarder. La raide pente mentionnée est très dure; nous l' attaquons verticalement. Gräce aux crampons elle est bientöt derrière nous et nous débouchons sur le col, 3720 m.

Durant toute la montée, nous avons joui par anticipation de la vue qui s' offre maintenant à nous. Elle ne nous decoit pas. Laissant là les sacs, nous faisons un petit crochet jusqu' au sommet du Nässihorn tout proche, d' où la vue est saisissante. Tout au fond, le Glacier inférieur de Grindelwald traine ses moraines vers la vallée. Le grondement incessant des chutes de séracs sur les flancs des Fiescherhörner donne au tableau une atmosphère de commencement du monde. Sur le triple front du groupe Eiger-Mönch-Jungfrau de gros nuages noirs sont comme des poings menacants. Berti presse le départ et court le premier vers les sacs, brassant jusqu' aux genoux la neige ramollie.

Devant nous, la fine crete neigeuse des Kastensteinhörner s' élève vers l' arete Anderson. Le flanc droit, rocheux, de ces petites tours est d' un parcours facile, et nous arrivons bientöt au pied de l' arete nord-ouest du Schreckhorn qui se redresse vivement. Enfin, nous y voici, à notre montagne! Douze heures se sont écoulées depuis que, franchissant le mur du barrage, nous avons quitté la route du Grimsel encore noyée dans la nuit.

Les premières longueurs de corde se font sur du rocher fortement verglacé; sans répit, des pierres et des fragments de glacons bourdonnent dans l' air autour de nous. Malheureusement, un vent glacial et un épais brouillard sont de la partie. La roche n' est pas très solide et le verglas nous retarde beaucoup. A mi-hauteur du premier ressaut, nous obliquons à droite dans le flanc sud-ouest où le rocher est plus sec. Le brouillard de plus en plus dense bouche complètement la vue. Il est parfois si opaque que nous ne nous voyons pas Tun l' autre. La corde qui nous relie semble se perdre dans le vide. Le temps serait-il en train de se gäter? Nous pressons l' allure autant que possible; toutefois la longue marche d' approche a mis des limites à nos forces. Pourtant, gräce à la forte inclinaison de l' ardte, nous nous élevons rapidement. Une trouée dans le brouillard nous laisse apercevoir un instant le Nässijoch, semblable à une ile lointaine, bientöt masquée de nouveau par les flots grisätres et mouvants des nuées. Plus haut, l' angle s' adoucit quelque peu; la neige recouvre les rochers. Tout doucement, presque imperceptiblement le crépuscule descend sur nous. Si au moins le brouillard consentait à nous accorder un instant la vue vers l' ouest! Le souvenir des entassements de nuages sur l' Eiger et le Finsteraarhorn nous hante comme une légère menace; aussi observons-nous attentivement la route, pour le cas où le mauvais temps nous forcerait à faire demi-tour.

II y a trois heures que nous grimpons; l' altimètre annonce que le sommet ne doit plus Stre bien loin. Devant nous s' allonge une fine crete de neige. A gauche, la paroi de glace du versant nord plonge verticalement dans l' abîme sans fond des brumes; de la paroi rocheuse à notre droite des colonnes effilochées de brouillard montent vers nous comme d' une cheminée, poudrant de givre nos vetements et nos cheveux. Ma moustache est un bloc de glace; Berti me lance dans un sourire que j' ai l' air d' un phoque.

Encore quelques longueurs de corde et nous arrivons au bout de cette échelle de Jacob, le sommet du Schreckhorn, 4078 m. Presque au meme instant, par miracle, le rideau gris glisse de cote comme écarté par la main d' un magicien et nous laisse voir le bord supérieur du disque solaire rouge-feu en train de disparaître. Sans piper mot, après une froide mais énergique poignée de mains, nous admirons la féerie colorée du couchant.

Tout autour de nous, les lourds nuages poursuivent leur ronde. La suite de notre itinéraire, vers le Schrecksattel et l' arete du Lauteraarhorn, n' est qu' une cuisine noire de suie. Du cote de l' Eiger, un reste de lumière ranime notre espoir de pouvoir achever la traversée. En premier lieu, nous décidons d' installer notre bivouac ici, au sommet du Schreckhorn. Le vent étant d' ouest, nous cherchons un site possible dans le versant nord, mais la paroi tombe à pic. Du cöte du Schrecksattel nous ne trouvons rien de convenable. Le bloc du sommet nous paraît trop exposé s' il survient un orage avec éclairs et tonnerre. Nous revenons donc un peu en arrière sur l' arete Anderson où nous trouvons une petite plate-forme qui fera l' affaire pour cette nuit. Pendant que je m' occupe à installer le camp, Berti se met la cuisine; la chanson de son réchaud à benzine apporte une note rassurante avec la promesse d' un « bon » repas. Après avoir depose à l' écart les objets de metal, nous goütons notre souper à la lueur des lampes de poche. Menu: the et soupe avec supplö-ments, et soupe et thé avec Supplements. Pendant ce temps, la danse des nuages nous a inclus dans sa ronde; notre bivouac est comme un Hot au milieu des flots de la mer. Lies par la corde et ancrés au rocher, partiellement protégés du froid mordant par nos vestes-duvet et nos « pieds d' éléphants », nous ne tardons pas à sommeiller dans la grisaille humide. Une petite averse de grésil blanchit nos sacs de nylon; peu à peu le froid nous pénètre jusqu' aux os. Nous essayons malgré tout de garder notre bonne humeur et de voir le cote plaisant de toutes choses. 11 nous restera le souvenir impérissable d' une nuit de plus passée en haute montagne et le rappel de la petitesse de l' homme dans la toute-puissante nature.

II est 5 heures du matin. Sans reläche, le vent chasse d' épaisses nappes de brumes à l' assaut de la montagne. Les rochers sont recouverts d' une fine pelure de verglas; nos membres sont raides comme des glacons. Par bonheur, Berti s' affaire déjà autour du réchaud, et bientöt je me brüle les lèvres au gobelet de metal. Le the bouillant me réchauffe jusqu' au bout des pieds, et je m' as de nouveau dans l' air matinal, non sans quelques soucis au sujet du temps. A peine suis-je « dans les pommes » que Berti me secoue par le col en faisant un geste vers les nuages. Juste au-dessus de nos fetes, une lucarne s' est ouverte sur le ciel. Instantanément le baromètre moral remonte; nous nous mettons meme à « youtser » en voyant le brouillard se dissiper et disparaître. A 6 heures, le sommet est entièrement dégage, alors que le Finsteraarhorn et toute la chaîne de l' Eiger sont encore caches derrière un sombre rideau. On peut juste apercevoir le Lauteraarhorn, notre prochain objectif.

Rassemblant notre materiel, nous nous préparons rapidement au depart, reprenons au sommet crampons et pitons deposes la veille et prenons pied sur l' arete sud-est qui descend au Schrecksattel. Le film de verglas qui vernit les rochers exige les plus grandes precautions. Le vent froid ne cesse de souffler et ne contribue pas à réchauffer nos membres encore engourdis. Une fois passé le ressaut que l'on descend en rappel, nous prenons dans le flanc nord. Le névé durci est recouvert d' une mince couche de neige qui file des qu' on la touche. Puis apparaît la glace bleue; il faut tailler. Les éclats detaches par le piolet glissent d' un seul trait jusqu' au glacier de Lauteraar, tout en bas sous nos pieds. Encore quelques longueurs de corde et nous sommes au Schrecksattel, 3919 m.

Devant nous s' étire maintenant la longue arSte du Lauteraarhorn dont les tours et les pinacles, sous le soleil matinal, sont comme des fantömes rappelés à la vie qui nous observent d' en haut.

Sans perdre de temps, nous attaquons les rochers du premier ressaut et constatons qu' une magnifique varappe nous attend. Si seulement le soleil avait un peu plus de force! Ma moustache est toujours comme une touffe d' herbe givrée, ce qui me vaut de nouvelles plaisanteries de la part de mon camarade. De temps en temps nous nous retournons vers le Schreckhorn pour refaire du regard toute la descente. Le soleil avive la couleur des rochers et leur donne l' aspect d' une lointaine planete.

Revenons à notre arete, qui aligne à perte de vue ses tours et ses gendarmes. Ceux-ci présentent à l' escalade une face presque verticale; la descente de l' autre cöte est moins incline, mais sur des dalles lisses. Le soleil monte sur l' horizon et nous dispense sa chaleur; notre moral monte aussi avec chaque tour gravie.Vaincus, les nuages se dissipent dans le bleu profond du ciel; le beau temps règne sans conteste. La varappe est magnifique; le vide constant sous nos pieds, la vue grandiose tout autour en font une splendide aventure. Les rochers tout à l' heure encore glaces st glissants sechent ä vue d' oeil; l' escalade devient un vrai plaisir, malgre les fatigues de la longue journee d' hier. Un peu avant 11 heures nous touchons le sommet du Lauteraarhorn, 4042 m, oü nous nous accordons une longue halte. Devant nous, ä portee de main semble-t-il, tröne le Finsteraarhorn; plus en arriere apparaissent les pointes des autres geants des Alpes bernoises sur lesquels s' amassent de nouveau des nuages mena?ants. La vue vers Test n' est pas moins impressionnante, avec la succession variee des chaines et le long fleuve de glace de l' Unteraar au premier plan.

Un dernier salut au Schreckhorn et nous entamons la descente par l' arete sud-est. La röche est assez compacte dans la partie superieure, mais plus nous descendons, plus le rocher devient pourri, jusqu' ä n' etre plus qu' un tas de decombres. Nous traversons dans le couloir de la face sud, dont les eboulis parsemes de neves aboutissent directement au glacier de la Strahlegg. Les rayons rechauffants du soleil n' y parviennent dejä plus; un vent frisquet vient ä l' encontre. La belle Pyramide de l' Oberaarhorn resplendit encore dans la lumiere, alors que le crepuscule s' installe dans les replis du glacier.

Une cordiale et vigoureuse poignee de mains souligne la reussite de cette traversee, et c' est debordants de contentement intime que nous reprenons le chemin du Grimsel. C' est d' abord le glacier de la Strahlegg jusqu' ä sa jonction avec celui du Finsteraar. Sautant de nombreuses et fatigantes crevasses, nous retrouvons le fleuve puissant de l' Unteraar. Les derniers rayons du soleil effleurent encore la cabane du Lauteraar sur son promontoire rocheux lorsque nous passons l' en oü nous avons quitte le glacier d' Unteraar pour monter au Nässijoch. A la nuit tombante nous atteignons le front du glacier, dont la paroi plonge dans les eaux du lac de barrage du Grimsel. Encore sept kilometres ä franchir le long du lac; mais tout a une fin, et apres 42 heures d' absence nous traversons le barrage en direction de l' hospice L.S.

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