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Trois hôtels de montagne historiques

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR TH. CHEVALLEY, LEYSIN

Avec 4 illustrations ( 24-27 ) Pas de cabane, cette semaine! Inutile de monter à Concordia quand tout le glacier d' Aletsch est dans le brouillard. Et pas le goût de grimper à Oberaletsch quand la neige, pendant la nuit, est descendue jusqu' à Belalp. Heureusement qu' il y a les hôtels! Et ce ne fut pas le moindre charme de nos six jours valaisans traditionnels, que de découvrir, isolés à plus de 2000 m, sur un chemin de ronde qui commence au lac de Märjelen pour se terminer à Nessel au-dessus de Naters, trois hôtels singulièrement attachants par leur situation magnifique et tous les grands moments de l' histoire alpine qu' ils évoquent.

La région est tissée de téléfériques. La commune de Fiesch veut aussi avoir le sien. Dépêchons-nous donc de fouler encore, pendant qu' on y prend plaisir, le vieux chemin, historique lui aussi, qui, en trois heures, monte de ce grand village de la vallée de Conches jusqu' à l' Hotel Jungfrau-Eggishorn ( 2200 m ). Avoir appelé cet hôtel « Jungfrau » paraît une imposture. Car la Jungfrau y est invisible, étant bien loin au nord. L' hôtel lui tourne même le dos, et sa terrasse, juste à l' opposé, domine toute la chaîne frontière Monte Leone—Ofenhorn, ce qui lui suffit comme attrait.

Ce mot de Jungfrau, qui faisait briller les yeux des alpinistes de la grande époque des conquêtes, a pourtant sa justification ici. C' était le point de ralliement des pionniers britanniques, impatients de pénétrer au cœur des Alpes bernoises par le glacier d' Aletsch et de gravir ce belvédère mystérieux qui dominait les plaines du Nord.

Dans le hall de l' hôtel, on voit une photographie attendrissante du premier bâtiment construit en 1857, par la famille Cathrein, une simple maison carrée au toit à quatre pans. Puis vinrent des annexes successives plus grandes que la maison-mère, pour aboutir à l' imposant édifice qui a gardé sa physionomie depuis le début du siècle. Dans le salon, un grand portrait de l' ancêtre, Emil Cathrein, qui domina bientôt de son génie hôtelier toute la région, belle tête barbue « fin de siècle » qu' on ne peut contempler sans respect.

C' est Leslie Stephen qui fit la renommée de l' Hotel Eggishorn. Dans son ouvrage Le terrain de jeu de V Europe, il est mentionné plusieurs fois. Fier d' être arrive à l' épaule du Mönch, l' Anglais décrit longuement le panorama qui s' étale autour du plus grand glacier de l' Europe et conclut: Mes pensées se tournaient vers une savoureuse tasse de thé à l' Eggishorn et vers un lit. Mais hélas, F auberge était à 7 heures de là; il était 6 heures du soir et le soleil allait se coucher. On se rend compte de la valeur d' un tel pied-à-terre quand les cabanes n' existaient pas.

De l' hôtel, la course classique est bien sûr l' Eggishorn ( 2927 m ) avec retour par le lac de Märjelen. Evidemment, les ladies y montaient autrefois à dos de mulet, et il y avait aujourd'hui trente personnes au sommet Mais au Cervin, il y en avait davantage! Il est bon de revoir de temps en temps ses classiques, en montagne comme en littérature et en musique, et de réaliser enfin un vieux désir tenace de collégien, né d' une suggestive leçon de géographie. Cette leçon, je la trans-mettais maintenant à ma fille, émue devant tant de beautés poignantes. Elle-même, avec toute la fraîcheur non blasée de ses dix-neuf ans transmettra le flambeau aux jeunes élèves de sa classe villageoise. Hotel Eggishorn, tu n' as pas fini d' étonner. Ta mission historique continue et se perpétue, avec une passion contenue, entre tes murs centenaires.

Le chemin de ronde descend maintenant gentiment par Martisbergalp, Bettmeralp, Greicheralp, jusqu' à Riederalp, à flanc de coteau, sur un versant pittoresque parsemé de petits lacs, dominant la profonde coupure du Rhône, avec l' horizon lumineux de la chaîne lépontine qui nous sépare des plaines lombardes. Ce parcours célèbre et aérien, nous en sommes réduits aujourd'hui à l' ad sur des cartes postales, car nous venons de faire ces deux heures et demie de promenade sous la pluie. A Bettmeralp, un très joli coin, avec une petite chapelle blanche sur un mamelon, providence des éditeurs de calendriers en couleur, un puissant thé-gentiane n' arrive pas à nous « dé-frigorifier »,... et nous sommes à mi-août! Enfin Riederalp, qui nous déçoit avec - tenez-vous bien - deux téléphériques à 600 m, l' un de l' autre. Au milieu de ses chalets sans caractère et de ses constructions aux façades bon marché une minuscule chapelle, où vous ne manquerez pas d' entrer, si vous passez un jour par là.

L' autel baroque sculpté, tout bleu et or, une œuvre de Johann Ritz, a une flamme et une envolée extraordinaires. L' artistique grille forgée, au travers de laquelle il apparaît comme miraculeusement, ajoute encore au mysticisme de ce joyau. Ilot de civilisation, de culture et de pureté perdu au milieu de cette nature aride et de sa commercialisation sportive, ce chœur naïf et délicieux vous surprend et vous rend songeur sur la relativité des valeurs humaines.

Une autre chose surprend en arrivant à Riederalp, c' est cette grande construction perchée sur le col de Riederfurka et qu' on appelle Villa Cassel. Montons-y!

Sir Ernest Cassel, financier londonien, grand-père de la Comtesse Mountbatten of Burma, construisit cette maison de trois étages et de vingt chambres en 1901 pour son plaisir et celui de ses nombreux invités. Churchill, avant la première guerre, y fit plusieurs séjours. En 1912, toujours entiché de ce lieu, Cassel fit bâtir, à la lisière toute proche de la forêt d' Aletsch, un chalet cossu réserve à sa petite-fille. Il s' appelle encore maintenant Le chalet et on y loge les hôtes de marque, prenant leur petit déjeuner au lit. Abandonnées après la guerre ( toujours la première ) les deux maisons furent acquises par la famille Cathrein, qui possédait déjà le vieil hôtel respectable de Riederalp.

Toute en hauteur, dans le style d' un manoir anglais, avec poutres apparentes, tourelle et clochetons, cette bâtisse fait tout d' abord une impression insolite. Mais si, au réveil, la neige orne le rebord de la fenêtre et qu' un épais brouillard pose un tampon opaque sur nos projets de course, il fait bon fumer une pipe dans un profond fauteuil, devant la cheminée du salon. Toutes les demi-heures, le portier, avec un sourire complice, apporte dans son tablier vert une brassée de quartiers de sapin. Je viens de découvrir dans la bibliothèque une collection de la Revue des Deux-mondes de 1932 avec des articles tout à fait tranquillisants sur le danger nazi, lorsque, dans le fumoir, d' abord hésitantes, puis décidées, puis pathétiques, se mettent à vibrer les cordes d' un piano.

Nous avions bien remarqué hier soir, dans cette pièce donnant sur le salon, un vieux piano, mais de bonne marque, avec des cahiers pas du tout du genre pensionnat de demoiselles. Nous avions aussi remarqué, à la salle à manger, un vieux monsieur grisonnant, petit, mais vif et l' œil étonnamment clair et intelligent. Maintenant, le vieux monsieur est au piano et joue un Franck recueilli et dépouillé, dans un silence total, seul troublé par l' éclatement des bûches dans la cheminée. Les livres sont tombés sur les genoux, les regards se sont élevés et se fixent, hallucinés, sur les grandes baies vitrées où viennent s' écraser les flocons de neige. Ma fille se penche vers sa voisine: « Qui est-ce? » Un chuchotement: « C' est Horszowski, vous savez, il va à Zermatt avec Casais. » Il a fallu venir jusqu' ici à plus de 2000 m, pour éprouver une émotion musicale telle que toute une vie n' en a pas prodigué d' égale. Suivent quelques polonaises, puis, pour terminer, un Schubert allègre. Non, c' est trop! Notre âme est trop remplie. Le contraste est trop saisissant.

« Contraste, me dit le vieux monsieur, tout est là. Je n' ai rien fait d' extraordinaire. Toute émotion naît d' un contraste. » Comme il a raison! Hier, émotion de fouler les tapis moelleux de l' Hotel Eggishorn après les icebergs du lac de Märjelen. Aujourd'hui, Prélude, choral et fugue au-dessus des noirs abîmes de la Massa. Demain, nous l' espérons, symphonie fantastique du bleu du ciel, du vert profond des aroles et du blanc-bleuté du glacier. Journées bénies.

Notre cher Trivelli aimait à dire: « Il y a toujours un coin de ciel bleu. » L' aube maussade et grise me tire, sceptique, à la fenêtre. Ce n' est pas un, mais deux, trois, quatre coins de ciel bleu qui déclenchent le branle-bas de départ. Et nous voilà cheminant sur le bon sentier qui, lentement, calmement, en faisant des détours étudiés, nous permet de déguster les magnificences de cette forêt d' Aletsch, paysage rabâché, mille fois reproduit, en noir, en couleur et à l' envers, cinquième symphonie de notre jeunesse, plus tard d' œuvre inimitable. Aux aroles succèdent les roches moutonnées de l' ancien lit, puis c' est la glace. Des courses d' école et des chœurs mixtes se sont fourvoyés parmi ce désordre de crevasses et de crêtes morainiques. Comme pour l' avion, seuls sont délicats, certaines années, l' atterrissage, et l' envol sur les rochers d' en face. Si ce passage de gla- cier manque de piment, il laisse l' esprit libre pour observer et admirer, ce qui est précieux. Promenade agréable et riche d' imprévus, cette traversée Riederfurka—Belalp est un enchantement. A la masse de glace morte, implacable et inhumaine, succèdent des pelouses adorables et fleuries, un sentier plein de fantaisies et de surprises. Un bain de soleil au bord d' un ruisseau babillard nous fait oublier la chair de poule que nous avons eue dans les lits glacés de l' hôtel. Entre la villa Cassel et l' Hotel Belalp, sentinelles bien visibles surveillant, l' une en face de l' autre, la sortie du glacier, notre chemin de ronde subit une encoche de plus de 400 m de profondeur. La remontée vers Belalp est raide et ingrate, mais la récompense est au bout: cette surprenante terrasse du vieil hôtel contre le mur de laquelle, au soleil couchant, nous sommes appuyés, écrasés d' impressions contradictoires. Au sud, à nos pieds, tout en bas, le fond de la vallée du Rhône, encore tout ensoleillé, avec le faisceau attirant des rails de la gare de Brigue. Au nord, sombre, menaçant, et terriblement immobile, cet énorme reptile de glace, avec ses deux colonnes vertébrales noires, tortueux, bombé, déjeté de droite et de gauche dans l' encaissement des parois grises et des cimes lointaines.

On voit l' Hotel Belalp de partout. Les voyageurs qui passent le col du Simplon, venant d' Italie, se demandent ce que peut bien être ce gros cube blanc, jeté comme un plot d' enfant sur la maquette d' en face. Le vieux bâtiment a fête son centenaire il y a quelques années, et, en 1885, la famille Klingele - une dynastie d' hôteliers qui ne le cède en rien à celle de l' autre versant - a élevé la grande bâtisse de cinq étages qui, de loin, intrigue les étrangers penchés aux fenêtres des wagons débouchant du grand tunnel.

Belalp fut le fief de Tyndall, auquel d' ailleurs on a élevé un monument, à une demi-heure au-dessus de l' hôtel, sur le belvédère où il se livrait à ses observations physiques et météorologiques. A sa suite, Young adopta cette demeure si bien placée pour se reposer en face du Cervin, fer de lance dressé entre les cimiers glorieux des Mischabel et du Weisshorn, la région des plus heureux d' entre mes plus vieux souvenirs, écrit-il dans Nouvelles escalades dans les Alpes. On voit le petit lac où il se baignait toujours en revenant d' une ascension, tandis que son fidèle Peter Knubel faisait la garde à quelque distance, appuyé sur son piolet. Et le salon de lecture de la vieille maison, où il rédigeait ses notes entre deux campagnes, a conservé intacts le cadre et l' atmosphère de douce méditation et de distinction désuète de 1858.

Nous passons là notre dernière soirée de vacances, en compagnie des sympathiques types d' humanité rencontrés en échantillons à nos trois étapes: la famille hollandaise avec ses deux beaux garçons dorés, le groupe de vétérans du CAS en pesant appareil, le gros commerçant zurichois et sa femme, le haut fonctionnaire bernois, qui fait deux fois par jour le tour du Riederhorn le nez dans son Bund, la jeune italienne au délicieux profil... et sa mère, le couple d' étudiants bâlois mordus et bronzés de retour de l' Aletschhorn, le grand Français avantageux et sa femme qui lisent des romans policiers en se tournant le dos, les trois vieilles demoiselles qui tricotent en parlant de la Jungfrau...

* II y a, dans une brochure rouge, une certaine page, à cette page une colonne, à cette colonne un chiffre tout petit, 13.02, qui ne nous inquiète pas encore beaucoup, en cette aube bleutée où nous quittons Belalp pour terminer notre chemin de ronde. C' est aussi un parcours qui me reste sur le cœur depuis vingt ans, depuis le jour où un capitaine timoré a préféré ramener sa compagnie à Naters par Blatten, bêtement, par la route. Le plateau de Belalp, ce cirque régulier dominé par le Sparrhorn et l' Unterbächhorn, offre quelque chose de plus original. Le sentier suit la courbe de niveau, en face des géants valaisans majestueusement découpés. Une paix toute simple, ingénue, transparente, baigne notre promenade sur ces pâturages, auprès des pauvres masures de Bel, le long du bisse de Nessel, sur des gazons bien irrigués, bientôt à l' ombre de mélèzes diaphanes... et brusquement nous découvrons Nessel, sur son éperon audacieux, fin de notre périple sur ce sentier qui est notre ami depuis Märjelen.

Vous ne connaissez pas Nessel? Aucun hameau valaisan peut-être n' est plus isolé, plus pittoresque, plus émouvant dans son harmonie, dans sa dignité et son dépouillement. Nessel a deux richesses, un bisse, une chapelle, l' eau et la prière, les deux éléments essentiels à la vie. Peu importe le précipice menaçant qui, à deux pas, plonge verticalement jusqu' à Brigue. Peu importent les avions argentés qui passent en ronronnant et les rumeurs des routes de la vallée qui montent par bouffées indistinctes. Braves gens de Nessel, restez heureux avec vos deux trésors, sans complications inutiles, sans problèmes artificiels.

13.02. Maintenant c' est sérieux. Le songe se dissipe tout à coup. Pour la dernière fois, nous reprenons nos sacs, qui semblent lourds de tous nos problèmes et de toutes nos complications, et nous dévalons la forêt de Birgisch. Voilà une tente, la première depuis six jours, voilà le premier « tracasset », la première jeep, une vraie route avec des murs, les bruyantes poulies d' un téléphérique, le Rhône, des autocars poussiéreux...

13.02. Le train s' ébranle. Non, j' aurais les larmes aux yeux si je regardais Belalp. Lucienne, baisse le rideau, les vacances sont finies!

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