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Un échec au Miroir de l'Argentine

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Emile Cos

( Lausanne ) II y avait ce jour-là une caravane en détresse au haut du Miroir de l' Argentine.

Posté où j' étais, sur un contrefort, au bas de la paroi, mon appareil avec téléobjectif braqué sur la montagne, je venais d' assister, non sans émotion, à un accident qui avait failli être tragique, quand soudain un homme qui lui aussi avait vu la scène, mais d' en haut ( il venait de faire le Miroir ), redescendit seul avec une rapidité incroyable porter secours aux accidentés. En vingt minutes à peine il les avait rejoints pour les remorquer ensuite lentement jusque sur l' arête.

Le même soir, à la gare de Bex, comme nous parlions de la chose entre camarades et que je ne tarissais pas d' éloges sur l' alpiniste qui avait eu le cran d' aller dépanner la cordée en détresse, un de mes amis me dit subitement: « Tiens, voilà justement l' homme en question », et il me présenta un grand gaillard, taillé en athlète, à l' air aussi timide que modeste!... c' est ainsi que je fis la connaissance de Gorjiat.

En le quittant, je lui dis mon admiration et ajoutai: « Si jamais vous voulez me faire un grand plaisir, prenez-moi avec vous au Grand Miroir que je n' ai encore jamais fait. » Gorjiat n' a pas attendu longtemps pour accéder à mon désir; un des derniers beaux dimanches de cet admirable automne nous trouve réunis les deux au pied de la célèbre paroi.

Je sais que la saison est avancée, je sais aussi qu' il a neigé il y quinze jours sur les hauteurs, mais deux semaines d' un temps magnifique ont dû certainement sécher les grandes dalles grises qui nous surplombent. La journée est de toute beauté, le soleil partout, sauf pour nous, glorifie la montagne rutilante de lumière; tout à l' heure, la rosée persistant sur les gazons que nous venons de remonter nous a bien mis un peu en état d' alerte, mais si le rocher est sec, il est par contre froid; heureusement nous n' apercevons, aussi haut qu' il nous est possible de voir, aucune trace de neige.

A 9 h. % nous nous encordons et commençons l' escalade; à la cheminée Moreillon certainement humide nous préférons la variante plus à droite où un passage très exposé est franchi en utilisant deux chevilles placées là à demeure et sans lesquelles on ne pourrait passer. Une traversée à gauche sur des plaques lisses nous ramène dans l' Y à la base du fameux « feuillet » que Gorjiat enlève avec sa maîtrise habituelle.

L' ascension se poursuit par la branche droite de l'«Y»1. Si la gymnastique de l' escalade a conservé de la chaleur dans nos muscles, le perpétuel contact du rocher froid commence par contre à nous engourdir les doigts. L' ombre dans laquelle nous nous mouvons augmente encore l' aspect austère et désolé des immenses dalles grises qui plongent dans le vide; notre solitude est com- 1 Voir l' article de L. Seylaz sur le Miroir, Les Alpes, 1943, n° 5. Die Alpen - 1946 - Les Alpes Sj«*.^ ::i> :.

plète; aujourd'hui pas d' autres cordées avec lesquelles il ferait bon s' encou de loin!... nous sommes bien seuls sur le Grand Miroir.

Subitement, à notre grand étonnement, un peu de neige apparaît dans les fissures! Cela ne nous effraye pas autrement, n' imaginant pas un seul instant que cette désagréable apparition va nous conduire dans une souricière d' ici une demi-heure!... nous évitons de poser les pieds dans cette neige, mais bientôt elle recouvre les seules prises disponibles pour la grimpée, déborde les fissures tandis que du verglas bleuâtre s' étale sur le rocher 1... Cette fois cela devient sérieux, les semelles « vibram » que nous portons tous deux ne sont plus du tout de circonstance en ce moment.

Nous poursuivons néanmoins l' ascension avec une prudence extrême et devons dégager chaque prise de la neige qui la recouvre de sorte que nos doigts n' ont bientôt plus aucune sensation.

La situation devient périlleuse; Gorjiat à 20 mètres au-dessus de moi a planté un piton d' assurage; avec son marteau il arrache des blocs de glace et de neige que je reçois stoïquement sur ma tête nue!... J' ai l' onglée aux doigts des deux mains et dois les mettre tour à tour dans ma bouche pour les réchauffer!...

Mon camarade s' est arrêté; il hésite un instant, puis grimpe encore quelques mètres et s' arrête de nouveau scrutant les passages qui nous attendent et qui semblent de plus en plus enneigés. Nous sommes déjà très haut; là, à 300 mètres à peine sur notre droite on voit la sortie du Miroir, en temps normal nous y serions en vingt minutes; c' est terriblement tentant, d' autant plus que le soleil au-dessus de nous dore les crêtes et que de l' autre côté il y a le doux pâturage d' Anzeinde où nous espérions achever la course en flânant dans les gazons, les nerfs détendus et l' esprit au repos, tout à la beauté de la nature...

En équilibre, chacun sur des prises minuscules, à 20 mètres l' un de l' autre, un dialogue s' établit; Gorjiat est perplexe. Profitant de son hésitation, je le persuade d' abandonner, alléguant que nous allons au-devant d' un échec certain et que ce serait de la folie de continuer dans des conditions aussi dangereuses et surtout que ce n' est plus là divertissement de mon âge!...

Du reste, même en admettant qu' en pitonnant nous arrivions à forcer le passage, la nuit qui tombe vite en cette arrière-saison nous surprendrait avant d' être sortis de cette impasse.

Il est 1 h. 1/2, il y a plus de trois heures que nous sommes collés à notre paroi glaciale; au-dessous de nous, tout en bas, Solalex est rutilant de lumière, son pâturage paisible coloré par l' automne fait un contraste étrange avec les dalles inhospitalières, striées de glace et de neige où nous sommes bloqués.

Sans même pouvoir nous restaurer ni nous reposer un instant faute de place, nous décidons de rebrousser chemin; nous allons redescendre par où nous sommes montés. Très calme Gorjiat s' est retourné, il m' assure tant bien que mal, et comme il ne parle pas de planter des pitons d' assurage, je dois avouer que personnellement je n' y pense même pas, étant encore de la vieille école qui se contentait de faire les ascensions par les voies classiques, ignorant les pitons.

Je n' ai du reste aucune crainte, tellement est grande ma confiance en mon camarade; j' admire son aisance à me rejoindre sans autre assurage que celui, problématique, que je peux lui donner d' en bas!...

A reculons, mètre après mètre, la descente se poursuit, le vide immense nous absorbe; je le contemple sans peur, avec un détachement total, j' éprouve même une joie intense à vivre de pareils moments avec une aussi parfaite lucidité d' esprit.

Nos réflexes sont tels que les doigts s' agrippent à des prises invisibles tandis que les pieds trouvent des points d' appui d' où ils ne glissent pas. Ainsi nous cheminons en un temps aussi long qu' à la montée, si ce n' est plus; pas un instant je ne regrette notre aventure, notre échec, tellement est grand mon contentement.

Au passage des chevilles, un « rappel » nous dépose sur la vire au pied de la sombre paroi; c' est la fin, mais nous avons hâte d' être au soleil, aussi poursuivons-nous la descente jusqu' aux bas des gazons où enfin nous pouvons manger, nous étendre, dans une apothéose de lumière et de chaleur.

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