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Un sommet manqué

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec deux illustrations ( 19,20Par E.Studer-de Siebenthal

« A Basile Bournissen, mort au Mont Colon en septembre 1949. » Fin d' été 1946... Depuis près d' une semaine, je faisais des virées avec Basile Bournissen, pour me faire les jambes. Pour clore par la Dent d' Hérens et peut-être la Dent Blanche, nous nous sommes adjoint Charles Bétryson, car les glaciers ne sont pas bons cette année...

A l' heure des paresseux, notre trio quitte la cabane de Bertol pour le refuge d' Aoste. Temps splendide et bonnes conditions, car le glacier fortement gelé est sûr. Nous trouvons quelques passages scabreux aux deux cols: l' un en glace vive, l' autre en rocher verglacé. Puis nous dévalons les pierriers au-dessus du refuge d' Aoste. Midi. Nous nous réjouissons -trop tôt, hélasà la perspective de longues heures de détente.

Nous voici devant la cabane. Elle a de l' allure vraiment, entourée par les immenses chutes des glaciers de Tsa de Tsan et des Grandes Murailles. La porte est ouverte; personne à l' intérieur. Nous regardons plus attentivement: si la porte est ouverte, c' est qu' elle n' a ni serrure, ni gonds. Faire du feu? non seulement il n' y a pas de bois, mais le fourneau n' a plus de couvercles, plus de cheminée. Pas de marmites. Tous les objets de métal ont disparu, à part un seau, neuf, nous semble-t-il, et magnifique dans ce dénuement. Les matelas et les sommiers aussi font défaut, ainsi qu' une partie de la toiture et les chéneaux. Côté amont, pas de fenêtres, ni de volets. Par toutes ces ouvertures, la neige est entrée. Chassée par les courants d' air, elle s' est installée partout. Humidité, moisissure! Impossible de passer la nuit ici.

Après un bon repas chaud, sur la cuisine de montagne, nous continuons donc la descente.Vers les premiers alpages doit se trouver un vieux bâtiment qui sert d' hôtellerie. Nous enfilons la moraine, puis passons sur les éboulis interminables. Il nous vient alors à l' idée que depuis le matin nous sommes sur territoire italien, et fort peu en règle... mes guides n' ont que leur livret, seule j' ai un passeport et la carte du Club alpin. Si nous rencontrons des carabinieri?

Nous sommes en train de discuter le coup, quand je m' aperçois que Charles fixe intensément un point sur le sentier amorçant l' éboulis. Et ce point est en mouvement... Diable, que faire? Je décide de me sentir mal, et mon cœur demande une rapide baisse d' altitude. Charles me soutient. Basile va de l' avant à la rencontre de l' homme, car c' en est un, pas de doute possible. Même je devine un uniforme splendide, une pèlerine surtout, impeccable. A la main, il a quelque chose de bizarre... Non, ce n' est pas une carabine.

Il vient à nous, nous allons à lui. Enfin nous pouvons le détailler et avons de la peine à réprimer un rire nerveux. C' est un berger, un simple berger, à la barbe de patriarche, au regard jeune et rêveur: trente ans à peine. Et ce que nous croyions être un bel uniforme, ce sont presque des loques dans lesquelles il ne doit pas faire chaud par mauvais temps. Pourtant il n' a pas l' air malheureux... tandis qu' il grimpe en quête de ses chèvres. Nous lui demandons s' il est possible de coucher aux premiers alpages. Mais oui! Justement les propriétaires sont là depuis une semaine à remettre en état leur rustique hôtel. Il avait subi le même sort que le refuge. Il y aura des lits, mais pas de portes encore... Des douceurs passent d' un de nos sacs dans le sien... Pour lui, un paquet de cigarettes est un luxe sans nom. Pour sûr que son sourire n' est pas de commande.

Une bonne poignée de main et chacun reprend son chemin. Le soleil est à son déclin lorsque nous arrivons aux abris. A « l' hôtel », nous sommes cordialement reçus et conduits à la cuisine, devant l' âtre où brûlent d' énormes bûches. De la vieille bassine suspendue au-dessus des flammes sort un fumet qui nous donne une véritable fringale. Basile entame les pourparlers avec le maître de céans, qui, avec un air d' officier sur le retour, a une noblesse de vieux châtelain vivant sur ses terres. Chacun parle son patois: entre le val d' Aoste ou celui d' Hérens ou d' Hérémence, la différence n' est pas grande, et ils se comprennent parfaitement. Non seulement nous aurons le coucher, mais le manger, si nous voulons bien nous contenter, comme salle à manger, de la cuisine, seule pièce commune présentable. Nous acceptons avec un contentement proportionné à notre faim. Un reste de politesse nous empêche de trop le laisser voir...

Le couvert est vite mis: des verres épais, des assiettes creuses. Tout ce qui reste en fait de vaisselle. Notre hôtesse verse le contenu de la marmite dans un grand plat d' étain et l' hôte, qui parle un français impeccable, emplit nos verres d' un rouge pétillant. Menu fameux, un régal rare.

Après le dîner, soirée aux chandelles. Des bergers arrivent pour passer la soirée en compagnie et l' atmosphère est gaie devant la grande cheminée. Ravis de l' hospitalité qui nous est offerte, nous décidons de faire du lendemain un jour de repos.

Le lendemain, temps splendide; farniente, et vagabondage dans les environs. Puis, très tôt, nous regagnons nos chambres sans portes pour un court repos.

Et à minuit, c' est le départ! Avec regret nous prenons congé de nos nouveaux amis qui nous ont entourés de soins presque désintéressés, car le montant de la note est dérisoire... à peine normal pour une personne, et nous sommes trois!

Nous reprenons le sentier. Le ciel a allumé tant d' étoiles qu' une lanterne est inutile. Dans la fraîcheur, nous allons d' un bon pas. Déjà les éboulis sont là. Mes deux guides devant, je suis à quelques pas, admirant ces étoiles vraiment extraordinaires. Quel éclat, quelle limpidité... Brusquement, je me retrouve au fond d' un trou, et incapable d' en sortir: j' ai les mains dans les poches et le piolet passé sous le bras fait cran d' arrêt!

Basile et Charles se précipitent. Penchés au-dessus du trou, ils m' en tirent, me tâtent, me croyant en petits morceaux... et je ris, car je suis bien entière. Mais Basile n' y comprend rien:

— Comment diable avez-vous pu tomber « là »?

— Je regardais les étoiles.

— Comment peut-on regarder les étoiles en marchant sur de pareilles pierres? Et votre piolet? Il fallait vous retenir avec les mains!

— Elles étaient dans mes poches...

— Dans les poches? Ça c' est un peu fort...

Je crois qu' il regrette de ne pouvoir me donner une bonne correction. Tout ce qu' il peut faire, c' est de placer Charles derrière moi. La belle confiance qu' il avait en sa cliente s' est presque envolée.

Vers les 5 heures, nous retrouvons le refuge d' Aoste. Devant la porte, où il fait plus chaud qu' à l' intérieur, nous prenons un bon déjeuner. Pour ne pas perdre l' habitude, je regarde le ciel; et j' aperçois vers l' ouest un drôle de petit nuage, ovale, compact et sombre qui ne m' a jamais trompée. Il doit se trouver au-dessus du Mont Blanc. Le montrant à mes compagnons, je leur dis:

— Cet après-midi, vers 2 heures, brouillard, neige, tempête. Et Basile de répondre:

— Vous êtes sûre? Alors inutile de penser à la Dent d' Hérens; direction Bertol, et en vitesse.

— Oh! non. Allons au moins jusqu' au Tiefmattenjoch. Je voudrais voir cette brèche et la Dent de près.

— Si vous voulez... mais faudra faire vite. Partez toujours devant, on s' encordera au glacier.

Plus question de promenade. Nous montons à bonne allure. Pas de taille; de l' avant de ses souliers, Basile marque de belles marches. Un vent qui commence à souffler en tempête a succédé à la brise matinale. A 9 heures, nous sommes à la brèche. Fermement tenue par mes anges gardiens, je peux regarder de l' autre côté, fascinée. Cette face de glace, ces chutes de séracs sont sinistres dans l' éclairage étrange. Le soleil voilé bizarrement ne promet rien de bon. Frison-Roche, dans « Premier de cordée », a fait une magnifique description des fameux nuages: « l' âne sur le Mont Blanc », qui, en quelques heures, transforme la montagne en un enfer.

Il faut renoncer. C' est plutôt dur à accepter... Le sommet est là à portée de main, et en si bonnes conditions, semblait-il! En quelques secondes, toute la montagne a changé. Le vent remonte la face nord, transforme l' arête qui va de notre brèche au sommet en un immense tourbillon. Il faudrait être un chocard pour y tenir, et encore!

Quand nous sommes à l' abri dans une niche, côté sud, avec cérémonie Basile demande à sa cliente:

— Que désirez-vous, mademoiselle?

— Un morceau de pain et du fromage, s' il vous plaît. Et mes guides de partir d' un rire énorme...

— Dites donc, vous deux, aurez-vous fini de vous ficher de moi? Je ne peux même plus manger ce que je veux?

Basile m' explique. Il avait averti son collègue. Ma réponse est invariable: pain et fromage. Le reste du sac est pour eux!

Nous ne rions pas longtemps, ça commence à devenir mauvais. En bas! et à toute allure encore. Les nœuds de la corde resserrés, Charles devant, Basile derrière, nous amorçons la descente du glacier. Pas de fausses manœuvres. Des ordres brefs viennent du chef. Sur les névés, nous allons à grandes enjambées. Pour la troisième fois, nous sommes au refuge, mais pour le plus court des passages. C' est que là-haut, vers les Bouquetins, le brouillard arrive déjà. Pas de fines nuées. C' est la tourmente, avec des remous et des trouées sombres.

Basile est inquiet. Il part le premier, pour être avant le brouillard à la brèche dans les rochers dominant le refuge, seul passage permettant de rallier le glacier de Tsa de Tsan.

A moi de grimper et de tenir le coup, Charles sur mes talons surveillant de près sa cliente!

Basile a réussi. Il met le pied sur le glacier en même temps que la brume y débouche. Nous ne le voyons plus; seules ses traces restent bien visibles. La varappée du col est en glace, et les instructions que nous crie le premier nous parviennent assourdies par le coton. Avec soulagement, nous nous retrouvons tous les trois. A l' aide de ses instruments, boussole et altimètre, Basile prend ses repères, et il trace des lignes sur la carte. Puis, en route: nous avons déroulé toute la longueur de la corde; Charles, en tête, sonde du piolet à chaque pas, car ce glacier est haché de crevasses recouvertes de neige fraîche. Plus d' une fois le piolet disparaîtra jusqu' à la pioche ou une jambe de Charles jusqu' au genou. Je marche au milieu de la cordée, et pas les mains dans les poches! Basile vient enfin, carte et boussole en main. Marche délicate: il s' agit de rester entre les deux cassures du glacier pour gagner, en arc de cercle, le Col des Bouquetins.

Mes guides sont vraiment à la hauteur, et je vais en pleine confiance. Deux heures dans le brouillard opaque, et nous voici au col. Jusque là, le vent nous a laissé quelque répit. Ici, la vraie bourrasque nous attend. Passage pénible: il faut monter dans la glace vive, tandis que le grésil marque nos visages de traits rouges. Nous reprenons pied sur le glacier, du côté suisse. Toujours le brouillard; on ne voit rien à cinq mètres. Basile, penché encore sur les tracés de la carte, nous donne la direction... tout à l' opposé de ce que nous pensions. Heureusement, le glacier est moins méchant et la marche moins pénible.

Deux nouvelles heures se sont écoulées. Nous devons avoir quitté le voisinage des Bouquetins pour celui des Dents de Bertol. Tout à coup, une sensation étrange me parcourt, les cheveux tirent, j' entends un bourdonnement d' abeilles, et Basile crie:

— Attention, la foudre!

Au même instant, un éclair fulgurant et un vacarme assourdissant:

— Tombé sur le plus haut point de l' arête. D' après le bruit, nous sommes dans la bonne direction; bientôt le refuge sera là.

Trois fois encore les cheveux tirent et les abeilles bourdonnent. Mais pas un instant je n' ai d' inquiétude. Mes deux hommes sont tellement à leur affaire, leur sûreté est si grande Cinq heures déjà que nous marchons dans ce coton.

Brusquement la corde se détend entre Basile et moi. Le guide nous crie de le rejoindre. Sa voix est impatiente et gaie. Il est arrêté devant un rocher qui se perd dans les nuées:

— Bertol! le rocher de Bertol!

Emue, je ne réponds rien. Vraiment du beau travail qu' ils ont fait là, mes deux guides! Je n' ose pas les embrasser, mais je leur donne une bonne poignée de main.

Tout n' est pas fini, il s' agit de grimper au nid d' aigle, tout verglacé. Nous voilà dans l' aire. Qu' il fait bon ouvrir une porte de cabane, sans risque de déception cette fois, car nous savons trouver ici tout le nécessaire.

Assise à califourchon sur un banc, j' essaie de retrouver mes esprits. Charles fait du feu, Basile fourrage dans mon sac. Avec étonnement, je le vois en sortir lainages, sous-vêtements, chaussettes, linge de toilette:

— Changez-vous complètement, frictionnez-vous, s' agit pas de vous refroidir. Roulez une couverture autour de vous, que je puisse mettre sécher votre pantalon.

Nous sommes trempés jusqu' à la chemise; mais eux n' ont pas l' air de s' en soucier. Gravement, ils sortent de leurs poches des herbes récoltées du côté italien: du génépi et d' autres plantes aromatiques; ils les jettent dans une cafetière. Charles verse l' eau bouillante. Quelques instants d' infusion. Recueillis, nous attendons. Le moment est grave: plus de sept heures que nous n' avons rien avalé! Basile veut verser le breuvage odorant: quelques gouttes tombent, des herbes pendent, essayant inutilement de forcer le passage...

Alors nous sommes pris d' un rire fou, d' un rire qui ne peut s' arrêter et qui nous plie en deux. Nous n' en pouvons plus, de grosses larmes coulent sur nos joues... Enfin la détente, la décharge de tout le fluide accumulé au cours de cette journée.

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