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Une ascension ratée à la Montagne Pelée

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR PIERRE BAUD, LE SENTIER

Morne-Rouge ( Martinique ), 26 avril.

Qu' il est difficile de dormir dans les pays chauds! Non pas tellement à cause de la chaleur... ici, à Morne-Rouge, à cinq cents mètres au-dessus de la mer, les nuits sont presque fraîches, et on supporte une couverture. Mais il y a le bruit! et d' abord le chahut que nous apporte une prétendue civilisation! Jusqu' à minuit, c' est la radio, dont les hurlements sortent de toutes les cases... ou alors une moto qui remonte la rue à 100 km/h. Car il faut savoir que le rêve de tout jeune Noir est de traverser son village à pleins gaz sur une machine pétaradanteCe rêve hante d' ailleurs aussi la cervelle des jeunes Européens !) Après minuit, des bandes de chiens errants s' appellent, se provoquent d' un bout du village à l' autre. J' ai demandé à un indigène:

- Pourquoi ne les enfermez-vous pas, la nuit?

- Oh! m' a répondu, ils sont pleins de vermine, de puces, on ne peut pas les garder dansles cases. Vers trois heures du matin, les coqs prennent la relève... Chaque case possède son Chanteclair!

Enfin, il y a les moustiques, pas trop nombreux, heureusement, car les Français ont engagé une campagne antimoustique, efficace, semble-t-il. Le jour va se lever, et j' ai à peine fermé l' œil...

Ah! s' il n' y avait que les grandes rumeurs nobles de la nature: l' alizé qui souffle en bourrasques et courbe les palmiers devant nos fenêtres! la pluie qui vient cingler les carreaux! ( cela gicle jusque sur mon lit, mais ce n' est pas désagréable ) et les mille bruits mystérieux d' une nuit tropicale: je pense au cri des grenouilles...; on dirait des milliers de grelots argentins, agités par une armée de gnomes en marche!

Il faut bien le reconnaître, les bruits les plus désagréables viennent de la présence de l' homme. Je commence à comprendre les misanthropes!

Oh! je sais, les insomnies vous rendent pessimiste... la nuit, on voit tout en noir, c' est le cas de dire! Mais, au premier rayon de soleil, les fantômes s' évanouissent...

Et justement, ce dimanche matin, le temps est délicieusement clair et doux. A Morne-Rouge, l' air a déjà les effluves toniques de la montagne ( dans le pays, cette contrée s' appelle la petite Suisse ). Nous allons nous donner le plaisir de descendre à pied à Saint-Pierre.

Un monde végétal merveilleux s' offre à nos regards: magnifiques bosquets de bambous, hauts de 20 mètres, grands arbres couverts de fleurs d' un jaune éclatant. David prétend que ce sont des cytises, et il n' a pas tort. Cytises des tropiques, trois, quatre fois plus hauts que les nôtres, avec des grappes de fleurs, longues de cinquante centimètres, et des fruits!... mes amis, quels fruits! Imaginez des gousses brunes d' un bon demi-mètre, rondes et luisantes, bourrées de graines noyées dans une pulpe sucrée: c' est la casse, la fameuse casse des anciennes pharmacopées! « Prenez la casse et le séné », fait dire Molière à son Malade imaginaire.

Mais il y en a bien d' autres, de ces arbres étonnants! Certains, grands comme des tilleuls, sont couverts de fleurs écarlates: c' est le célèbre flamboyant ( Delonix Regia ). D' autres ont des fleurs bigarrées, dans les tons orange et crème, des inconnus, mais des papilionacées, de toute évidence. Je ramasse une gousse de flamboyant. Elle a bien 70 cm de long et ressemble à un fourreau de sabre, brun et recourbé, qui serait rempli de graines sèches, de haricots. Je l' ai rapportée en Suisse, ce qui m' a cause quelque ennui au passage de la douane. On ne voulait pas croire qu' il s' agissait d' un produit de la nature, on flairait quelque supercherie!

De découverte en découverte, nous finissons par atteindre Saint-Pierre. Quelques pas vers la droite, et nous voici dans les ruines. Des rues entières sont là, un alignement de cailloux noirâtres, à moitié cachés dans les broussailles. On distingue encore des vestiges de murs, de vagues encadrements de portes et de fenêtres, ce qui fut autrefois une maison. Un nom est parfois visible dans la pierre...

Sur la place où s' élevait le théâtre, on a érigé un monument: une femme à demi couchée, s' ap sur un coude, comme un blessé qui tente de se relever: l' image de la ville renaissant de ses cendres!

Le musée est là, tout proche. On y voit l' histoire de la catastrophe. Dans une vitrine, les articles de journaux publiés vers le début de mai 1902, quelques jours avant le cataclysme. Lecture passionnante, envoûtante... Un bric-à-brac émouvant de petits objets sont exposés là, témoins éloquents de la terrible puissance de ce feu qui a consume une ville entière en quelques secondes: des pièces de monnaie, des bouteilles à moitié fondues, des montres où l' émail a subi une fusion partielle, des pierres vitrifiées...

Nous sommes rentrés à Morne-Rouge dans la tiédeur d' un beau soir étoilé. Là-bas, sur notre gauche, à quelques kilomètres, la Montagne Pelée sommeille, invisible derrière son voile de brumes. Elle est tranquille depuis une trentaine d' années. Jusqu' à quand? Sur notre droite, près du village de Morne-Vert, on a installé un observatoire, avec un sismographe. Le volcan est surveillé, on note ses frissons, ses petits accès de fièvre, ses tressaillements, ses éructations. A la moindre alerte, on évacue-rait les gens, car la catastrophe de 1902 ne doit pas se répéter!

Cette nuit, au cours d' une longue insomnie, le souvenir des moments vécus hier dans le musée de Saint-Pierre se présente avec plus d' acuité à mon esprit surexcité, et le texte des vieux journaux flamboie devant mes yeux:

Du 2 mai 1902: depuis quelques jours, l' aspect du volcan est vraiment inquiétant les explosions succèdent aux explosions un énorme panache noir, traverse de lueurs fauves, monte contre le ciel les solfatares, les sources d' eau chaude des Rivières Roxelane, de la Rivière des Pères, etc., sont en pleine ebullition on signale aussi une forte activité volcanique dans les les voisines de la Guadeloupe, de Saint-Vincent...

Du 5 mai: une soudaine coulée de boue et d' eau chaude vient de détruire une usine à sucre, située sur la Rivière Roxelane, à cinq kilomètres de la ville. Cinquante personnes ont perdu la vie... Sinistres présages!

Cependant, on ne croit pas encore au pire. Le 7 mai, un avis rassurant du gouvernement, à Fort-de-France, invite la population à ne pas s' affoler. Quelques personnes quittent pourtant Saint-Pierre et vont camper sur les hauteurs de Fond-St-Denis. Ce seront les témoins immédiats du cataclysme. Et le lendemain, 8 mai, à 7 h 50... une explosion terrifiante secoue la montagne, une nuée noire comme de l' encre, et traversée d' éclairs, dévale les pentes du volcan à 500 km/h! Cinq minutes plus tard, Saint-Pierre est ensevelie sous une pluie de cendres brillantes, dans un nuage de gaz et de vapeur d' eau surchauffée! Trente mille personnes perdent la vie en deux minutes... deux survivants! Un nègre enfermé dans un profond cachot de la prison, et une femme qui s' est jetée dans un puits. Des navires ancrés dans le port sont secoués par une rafale terrible, menacent de chavirer, commencent à brûler. Les survivants entrevoient le spectacle dantesque d' une ville en flammes d' un bout à l' autre!

Nous avons parlé à quelques habitants:

- Et si le volcan se réveillait?

- Eh bien! il faudrait s' en aller!

Soumission à la fatalité, seule attitude possible au milieu de cette nature instable. La terre tremble souvent encore. Le 19 mars, quatre jours avant notre arrivée, une forte secousse a ébranlé Fort-de-France. Le clocher de la cathédrale s' est lézardé.

Dans notre hôtel, tout ce qui pendait aux murs, tableaux, miroirs, est tombé par terre. La population fut prise de panique.

Ce kaléidoscope d' images obsédantes tourne, tourne dans ma tête. Dehors, il pleut par intervalles de temps à autre, l' orage gronde du côté du volcan les palmiers dont on entrevoit les ramures échevelées se courbent sous les rafales de l' alizé... Et toujours cette musique incessante des insectes et des grenouilles! On se sent pris d' un vague effroi, d' être ainsi livré aux caprices d' une nature sauvage et toute-puissante! Si le sol se mettait à trembler tout à coup! Oh! l' Hotel Lebet, dont nous sommes présentement les seuls hôtes, est construit solidement! Il ressemble, à l' intérieur comme à l' extérieur, à ces « bunkers suisses », héritage de la dernière guerre. Il n' en est pas plus sympathique pour cela! Partout on sent l' humidité, le moisi de ce climat pluvieux, perpétuellement. Le cafard nous guette. Il faudra lutter pour n' y point céder.

Vendredi ler mai Quatre jours ont passé, traversés d' averses et d' éclaircies, d' espoirs, et d' événements aussi. Pourtant, nos amis de Morne-Rouge nous ont dit:

- Vous verrez, on s' ennuie à mourir sous les tropiques, et ici tout particulièrement!

Nous connaissons la chanson: pour les fonctionnaires de la métropole, « condamnés » à rester cinq ans, dix ans, à la Martinique, il n' y a plus que l' argent, l' alcool et les femmes!

Un aimable Français, dont nous venons de faire la connaissance, ingénieur des ponts et chaussées, nous a fait visiter le nord de l' île. Cette région n' est pas comprise dans les circuits des agences de tourisme, et pour cause! Les routes ne laisseraient pas passer les beaux autocars! Il faut y aller en jeep, et ne pas craindre les secousses et les sauts de cabri de la voiture!

En revanche, on est payé de sa peine. La région de Grand-Rivière est la seule à la Martinique qui ait conservé quelques vestiges de la nature primitive. Des forêts quasi vierges couvrent encore le versant nord de la Pelée. On y trouverait même, paraît-il, le fameux fer-de-lance, cette dangereuse vipère, la terreur des habitants, qui hantait autrefois les plantations de canne à sucre et qu' on a exterminée en introduisant les mangoustes. Une erreur, soit dit en passant, car le serpent était l' ennemi naturel des rats. Maintenant, l' engeance des rongeurs fait d' affreux dégâts, et l'on s' est aperçu avec dépit que les mangoustes préféraient les poulets aux rats! Chaque fois que l' homme intervient de sa main lourde et maladroite dans l' ordre naturel, quelque chose ne va plus, ici-bas!

Hier soir, par chance, le volcan s' est découvert. Pour une minute, guère plus, la Pelée a laissé tomber son éternel voile de brumes. Le sommet paraissait tout proche! Le guide touristique indique quatre heures de marche de Morne-Rouge. Pour un Suisse « entraîné », une bagatelle! Demain, nous partons à la conquête du volcan!

Ce matin, le ciel est bouché, la pluie menace. David dort encore à poings fermés, et rien ne peut le sortir de sa béate somnolence! C' est bon, j' irai seul! La gloire sera pour moi seul!

Me voilà parti dans le petit matin brumeux et humide, un manteau de gabardine sur ma chemise, des espadrilles aux pieds. Drôle d' équipement pour une ascension!

Une bonne route asphaltée monte rapidement au-dessus de Morne-Rouge, et devient par la suite un chemin à jeep. Le pays est mélancolique, des savanes herbeuses où végètent des palmiers étiques, pâturages à bétail, clos par des haies de goyaviers. Puis des ravines tapissées de fougères arborescentes, ruisselantes d' humidité. La brume pénétrante et moite règne partout, s' accroche à chaque buisson.

Et voici un premier refuge, nommé l' Aileron ( altitude: 1000 mètres environ ). L' air est très frais, c' est une curieuse ambiance alpestre, mais sans lumière, sans neige, sans azur. Tout est gris, terne, triste. Des espèces de choucas noirs volent à ras de terre. Le refuge n' est qu' une sorte d' abri sinistre, ouvert à tous les vents, rongé par les mousses, les murs couverts de graffiti, avec, en outre, cette atmosphère de vague effroi que crée la présence de la montagne terrible, toute proche!

A partir de l' Aileron, les pentes deviennent raides, on est au pied du cône terminal, dont le sommet se perd dans les brumes à quelque quatre cents mètres au-dessus de ma tête. Le sentier qui part de l' Aileron s' élève rapidement dans une herbe épaisse et glissante, et disparaît bientôt dans le brouillard. Allons! ce n' est pas une excursion à faire seul, d' autant plus que la pluie se met de la partie! Il faut descendre.

Je rentre à Morne-Rouge, mouillé jusqu' aux os, et trouve mon David levé depuis longtemps, fort marri d' avoir été laissé pour compte! Nous décidons une seconde tentative pour l' après même. Le temps se lèvera peut-être?

Après le déjeuner, nouveau départ, à deux cette fois! Le temps semble un brin meilleur. Rapidement, nous gagnons l' Aileron. Vient maintenant le sentier mystérieux, qui se perd toujours dans le brouillard, là-haut... La grimpée est pénible, l' herbe glissante, la pente raide. Notre équipement, espadrilles et manteau qui nous bat les talons, ne facilite pas les choses. Et puis, on ne voit pas à vingt mètres! Promenade dans le gris opaque!

Au bout d' une heure, il nous semble que le bord du cratère est tout proche, mais la brume se fait plus dense, le vent plus aigre, la pluie plus cinglante. Quelque part dans le lointain, le tonnerre a grondé. C' est vraiment sinistre! Et voilà que le sentier bifurque! quel est le bon itinéraire? D' après mes lectures, je sais qu' il faut descendre le long d' une falaise abrupte et croulante, pour atteindre le fond du cratère, vaste plateau semé de laves refroidies, avec quelques fumerolles par-ci par-là. Mais on n' y voit plus goutte, il est passé 16 heures... si nous allions nous égarer! A Morne-Rouge, on nous a avertis: il est très facile de se perdre, là-haut, dans les brumes; l' orientation est difficile, le terrain mauvais! et si les esprits qui hantent ces lieux hostiles se mettent encore à nos trousses! Tiens I Qu' est que cela? Au bord du sentier, couchée dans l' herbe, une pierre tombale renversée! Une inscription nous renseigne: un prêtre, un touriste solitaire, a trouvé la mort ici! Un séisme quelconque - ils sont nombreux - aura couché la pierre.

Cette lugubre apparition nous semble un avertissement du Ciel. Inutile de continuer, la montagne ne veut pas de nous! Nous rebroussons chemin, presque en courant! Au cours de la descente, mon pied dérange et fait fuir un grand mille-pattes brun, long d' au moins vingt centimètres, qui se tortille dans l' herbe mouillée. C' est la seule bête venimeuse que nous ayons rencontrée sur l' île, et pourtant je sais qu' on y trouve aussi la mygale aviculaire, énorme araignée velue et au dard cruel.

Rentrés à Morne-Rouge, déçus et trempés, nous racontons les péripéties de notre ascension ratée à la compatissante M me Lebet, une plantureuse créole.

- Je vous l' avais bien dit! C' est plein de mauvais esprits là-haut! Ils vous auraient égarés si vous aviez persisté!

Selon d' autres amis, moins superstitieux, une seule époque se prête à la visite du volcan: après l' hivernage, c'est-à-dire après la saison des pluies, qui va de juin à octobre. Décembre et janvier sont les mois les plus favorables.

Quelle étrange nuit de Sylvestre on pourrait fêter là-haut, dans cette nature désolée, parmi les blocs de lave noircis, les éboulis de pierre ponce, mais avec l' admirable ciel des tropiques au-dessus de soi, ce ciel où brille la Croix du Sud, tel un lustre merveilleux suspendu sur l' île endormie!

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