Une expédition dans le massif de l'Aconcagua il y a 50 ans | Club Alpin Suisse CAS
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Une expédition dans le massif de l'Aconcagua il y a 50 ans

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 4 illustrations ( 13-16 ) et 1 fac-similéPar U. Seylaz

Contribution à l' histoire de l' exploration des Andes Ascension du Cerro Navarro, 5228 m ., et des Gemellos ( Cerra Blanca ), 5170 m., 22 et 24 avril 1903.

Au retour de la Tolosa, nos voyageurs avaient remarqué une large échancrure qui entaillait le versant opposé ( sud ) de la vallée de la Cuevas, donnant accès à un haut vallon latéral au fond duquel on voyait briller les neiges de cimes aux formes élégantes. C' était d' abord le Cerro Navarro, flanqué à gauche d' une autre montagne blanche dont les sommets jumeaux leur rappelaient Castor et Pollux, les Gemellos, que les arrieros appelaient aussi la Cerra Blanca. Le Cerro Navarro forme l' un des piliers du portail de la Cumbre 1. Les Pollinger les avaient observées lors de leur reconnaissance dans le haut de la vallée. Si l'on voulait ajouter de nouvelles conquêtes à celle de la Tolosa, il fallait se hâter et profiter des derniers beaux jours. Aussi la soirée du 20 avril est-elle fort occupée par les préparatifs d' un nouveau départ.

Le 21 avril, c' est une nombreuse caravane — 13 mules et un cheval — qui se met en route peu après midi. On remonte la vallée principale pendant une demi-heure et, une fois dépassé le torrent d' Horcones, on tourne à gauche pour traverser à gué le Rio de la Cuevas, puis on gravit en zigzag les pentes raides de la rive droite en direction de l' échancrure mentionnée ci-dessus, non sans se retourner souvent pour admirer en face l' imposante Tolosa, « vaste triangle sombre ruisselant de glaciers bleuâtres. Elle a l' air si hautaine, si invincible, qu' il nous semble presque incroyable qu' avant nous étions sur son sommet. » Ayant atteint une vaste terrasse, ils pénètrent enfin dans un vallon aux flancs escarpes, mais au fond verdoyant, beaucoup mieux gazonné que celui d' Horcones. Ce vallon s' infléchit à droite vers l' ouest, et pour l' instant aucune cime importante n' est visible. Toutefois une joyeuse excitation les anime à l' idée d' être les premiers à pénétrer dans ces régions inconnues et inexplorées, et ils poussent leurs montures en avant, pleins d' une attente vague. Un temps de galop, et le rideau s' écarte; au-dessus de la croupe herbeuse apparaît une épaule étincelante, et bientôt toute la chaîne se déploie, surgie comme par enchantement. A droite le Cerro Navarro, cime escarpée de rochers fauves striés de couloirs de neige, rappelle l' Obergabel; au centre les globes jumeaux de l' éblouissante Cerra Blanca ( Gemellos ), dont la blancheur pure tranche sur le bleu profond du ciel; à gauche, la chaîne se prolonge et se termine en une rangée d' aiguilles moins élevées.

Une large moraine barre maintenant la vallée; mais les guides veulent placer le camp aussi haut que possible. On lance donc les mules à l' assaut de 1 Ces sommités sont aussi signalées par Fitz Gerald: « Vers le sud, la chaîne frontière avec la Torlosa et les Jumeaux ( Cerra Blanca ) pareils à deux sentinelles colossales gardant le Col de la Cumbre. Cerra Blanca est un barbarisme des arrieros, car le mot Cerro n' a pas de féminin.

Die Alpen - 1952 - Les Alpes3 cet énorme talus croulant, qu' elles gravissent à grand' peine, s' arrêtant à chaque instant pour souffler 1. On parvient ainsi à la lisière d' un plateau en bordure du glacier, où l'on dresse les tentes dans une cuvette un peu abritée du vent. Les mules ne se font pas dire deux fois d' aller chercher pâture dans les belles pelouses traversées à la montée. Bientôt le feu brille; Ramon prépare l' asado. « C' est plaisir à voir ses mains noires mais expertes apprêter avec soin les tranches de viande, les frotter de sel avant de les embrocher, puis exposer la brochette aux braises incandescentes. Et c' est plaisir aussi de voir avec quel appétit, tous, nous nous escrimons des mâchoires sur cette chair dure et savoureuse. Assis sur des paquets de peaux de mouton, en cercle autour du foyer dont les reflets rougeâtres accusent les lignes hardies des visages penchés sur le feu, nous formons un vrai tableau à la Rembrandt. Perdu dans cette solitude écrasante, on se sent insignifiant, dominé et comme guetté par les spectres blafards des montagnes environnantes. Silence presque religieux, trouble par instant par la sourde voix du vent qui s' écorche aux arêtes. » Afin de pouvoir respirer plus librement, le couple de Meyendorff renonce, cette nuit-là, à dormir dans les sacs de couchage qui Orient les mouvements; ils le payeront en grelottant toute la nuit malgré les couvertures.

22 avril. Dès 6 heures, les guides raniment le feu. En dépit de toutes les précautions prises, l' eau a gelé sous la tente. On en fait fondre juste ce qu' il faut pour le thé, puis départ à 7 h. 30, au moment où le soleil vient illuminer les crêtes.

Ici de nouveau, l' absence de données topographiques précises dans le récit de l' ascension en rend la compréhension difficile, du moins en ce qui concerne l' itinéraire suivi. Il semble cependant que le Cerro Navarro présente, sur le versant argentin, une immense coulée de « pénitents » descendant du sommet jusqu' au glacier, encadrée de deux rampes ou échines rocheuses coupées de ressauts. Après avoir franchi une cuvette qui les séparait du pied de la montagne, les grimpeurs gagnèrent — 10 h. 30 — un promontoire ou épaule à gauche de la coulée, puis montèrent droit vers la cime, tantôt par la neige, tantôt par les rochers, en évitant autant que possible les « pénitents », dont les pointes serrées sont si pénibles à contourner. « Nous tenons toujours la gauche; on se hisse de marche en marche sur un escalier de neige. Nous tournons par le flanc un bastion rocheux à cinq pointes faisant saillie sur le flanc du Cerro Navarro comme une colossale patte de lion. Alois disparaît derrière la bosse. Etirant bras et jambes, collés au rocher dont les prises cèdent à la moindre traction, nous passons à une trentaine de mètres au-dessus de la forêt des piques menaçantes des „ pénitents Encore une grimpée très raide et nous touchons le pied du cône neigeux dont la courbe élégante nous nargue depuis le matin: deux portants de rochers démantelés soutiennent contre le ciel la ligne étincelante d' une coupole immaculée de la forme parfaite d' une coquille d' œuf. » 1 Dans un livre récent, Monts Pacifique, Saint Loup consacre un chapitre élogieux à la mule des Andes, cette bête intelligente « qui flaire les passages, choisit avant moi et mieux que moi. Sur une pente de 45 degrés, attaquée de front, elle m' enlevait avec la rapidité d' un cheval ailé de légende, à la vitesse ascensionnelle de sept cents mètres par heure. » Après un arrêt pour restaurer leurs forces, ils reprennent l' escalade à 2 heures par les rochers. A leur gauche, des pentes abruptes plongent dans un cirque glaciaire dominé par les dômes des Jumeaux. La crête semble toute proche; « encore dix minutes », dit Josef; mais, o déception! lorsque nous y parvenons, c' est pour constater qu' elle est formée de « pénitents » recouverts de neige nouvelle. Les « pénitents » sont durs comme glace; la neige molle au possible; nous y enfonçons jusqu' aux genoux, et souvent jusqu' à la ceinture. A chaque instant on trébuche, les bras en avant, chavirant dans la neige inconsistante, cognant durement aux pointes invisibles des « pénitents ».

Bientôt pourtant apparaît une lame de rocher jaunâtre, dressée comme une oriflamme; c' est le sommet. « Nous tournons les premiers clochetons, et une arête étroite et vertigineuse nous amène au point culminant; il est 4 heures. Pour nous abriter du vent glacial, nous nous blotissons dans une encoignure, tout haletants, secoués de frissons. Nos visages sont méconnaissables; les deux Pollinger sont violets. » Quelques traits du panorama: « On se croirait au sommet d' une gigantesque cathédrale gothique que la foudre et les flammes ont consumée, et dont il ne reste que le squelette et quelques pans de mur suspendus sur le vide. Loin à l' ouest, le Pacifique occupe la moitié de l' horizon Tout autour de nous, c' est un enchevêtrement de crêtes, d' échines, de vallées, dans la magie de couleurs des Andes. » Ils construisent en hâte un petit cairn où ils laissent leurs noms 1, puis la descente commence. Cette fois encore la nuit les surprend; il est 8 h. 30 qu' ils retrouvent le camp, « fatigués, mais pas au point où nous l' étions après la Tolosa ».

Le 23 avril est jour de repos, Josef descend à Inca quérir des vivres supplémentaires. De 11 heures à 3 heures le soleil brûlant oblige à se réfugier à l' ombre des tentes; mais dès 3 heures le froid succède à la fournaise; on ne peut s' éloigner du feu. « Quelle différence avec les campements sur les gazons fleuris des Alpes, avec le bruit des clochettes des troupeaux! » La double cime des Gemellos rappelle beaucoup les Jumeaux de Zermatt, Castor et Pollux, mais plus hauts et plus escarpés, avec des parties rocheuses. Elle est plus éloignée du camp que le Cerro Navarro; pour en atteindre le pied, il faut d' abord traverser le cirque glaciaire que les grimpeurs avaient à leur gauche lors de l' ascension de cette dernière sommité Dans la crainte de s' égarer au retour dans l' obscurité, on décide d' avancer le départ à 6 heures.

Toute la nuit le vent a rugi, menaçant d' emporter les tentes. Il se calme vers le matin, et à 4 h. 30 Alois vient réveiller la caravane. Aujourd'hui l' arriero Ramon accompagnera les grimpeurs. Laissant à droite le Cerro Navarro, on pénètre dans un vaste bassin glaciaire sillonné de crevasses, percé de grottes étranges, hérissé de « pénitents », avec quelques lacs glauques où flottent des icebergs. Ce cirque est fermé à droite par les parois du Cerro Navarro; à gauche par une chaîne d' aiguilles et de clochetons curieusement 1 Ni Reichert, ni Helbling, ni aucun des andinistes que je sache n' a retrouvé ou mentionné ce cairn.

découpés. Au centre, la Cerra Blanca dresse ses draperies neigeuses, au-dessus desquelles les mamelons des Jumeaux s' arrondissent comme les seins d' une jeune femme. « Une étrange émotion nous saisit à la pensée qu' aucun œil humain n' a défloré ces sites, et que nous sommes les premiers à en apprécier la beauté. Même les Pollinger y sont sensibles et déclarent que ce sont là les plus belles cimes des Andes. Peu à peu le jour est venu. Soudain, une petite lueur vint teinter les deux bouts des seins comme d' une goutte de sang rose. La lueur pâlit, s' étendit sur les deux globes jumeaux, et toute la montagne reprit vie. » Un large couloir neigeux, hérissé de « pénitents », marque la ligne générale de l' ascension. On attaque la pente par une côte de rochers solides où, pour une fois, la grimpée est agréable. De temps en temps, à regret, il faut quitter les rochers et s' engager dans les « pénitents ». « On y a la curieuse impression d' être des vignerons vaudois en train de vendanger; seulement les ceps sont de glace et la vendange... de rêve. » Bien que moins pénible que celle du Cerro Navarro, la grimpée semble interminable. Le baron, atteint du mal de montagne, la célèbre puna des Andes, doit capituler et attendra ici le retour de la caravane. Quant à Ramon, il a l' air fort mal en point: silencieux, le visage décompose, à chaque halte il s' étend sur la neige.

Brusquement on débouche sur le col, masque jusqu' ici par la forêt des « pénitents ». De l' autre côté, la vue s' étend jusqu' à l' Océan. « Chili! Chili! » crie Ramon. En quelques minutes, par la crête, la caravane gagne le sommet du premier dôme, légèrement plus élevé que l' autre. Tandis que sur le versant d' Inca la Cerra Blanca est revêtue de neige, du côté chilien elle tombe en abrupts précipices rocheux. Ramon leur montre la Cerra Leone 1, formée de deux pointes neigeuses.

La descente — glissant, trébuchant, tombant — est rapide mais épuisante. Le soleil se cache lorsqu' ils rejoignent le baron tout grelottant. Le camp est atteint à 6 h. ^. Fatigue et soif; même l' asado ne tente plus personne. Au matin, sous un ciel menaçant, on se hâte de lever le camp et de descendre à Inca. Des le soir du même jour une épaisse couche de neige recouvre le pays; l' hiver est là. Les de Meyendorff durent encore subir l' inter d' un reporter de la Nacion 2, venu tout exprès de Buenos Aires. Bloqués dans l' hôtel par la neige, ils ne purent lui échapper. Le 30 avril enfin, le passage ayant été ouvert par un troupeau de 680 taureaux destinés au Chili, nos touristes réussissaient à passer la Cumbre. Tandis que les Pollinger rentraient au pays via Valparaiso, le baron et la baronne de Meyendorff continuaient leur voyage par la Bolivie et le Pérou. Le périple faillit s' achever en catastrophe. En effet, la peste s' étant déclarée sur la côte du Pacifique, aucun bateau ne toucha plus ces ports, et ils durent entreprendre une expédition périlleuse à travers les forêts vierges du Haut Amazone, dans ces régions mêmes où le colonel Fawcett devait disparaître quelque trente ans plus tard, au cours de laquelle ils risquèrent vingt fois leur vie.

1 Encore une fois, « Cerra » est un barbarisme; la seule forme admise pour désigner une montagne est « Cerro ».

2 Peut-être quelque andiniste sera-t-il curieux d' aller déterrer cet interview dans la collection 1903 de ce journal.

UNE EXPÉDITION PEU CONNUE DANS LE MASSIF DE L' ACONCAGUA De retour à Bex, les de Meyendorff furent occupés pendant plusieurs années à la rédaction et la préparation de leur livre sur la civilisation des Incas. Deux fils naquirent et grandirent. Vint la première guerre mondiale, puis la révolution russe de 1917 qui apporta la ruine. Il fallut quitter la Pelouse. Mais le nom des de Meyendorff devait figurer encore dans une page tragique des annales de l' alpinisme. Les deux fils, Georges et Woldemar, avaient hérité de l' esprit d' aventure, du caractère fougueux et de l' énergie indomptable de leur mère. Le 12 août 1924, âges de 18 et 20 ans, ils disparurent à l' Aiguille Verte, probablement foudroyés sur l' arête de la Grande Rocheuse.

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Extrait du livret de guide de Josef Pollinger ( traduction ) Joseph Pollinger nous a accompagnés, mon mari et moi, dans les Andes de l' Amé du Sud, où nous avons fait trois ascensions: la Torlosa, les Jumeaux dans la Cerra Novara et un autre grand sommet encore anonyme. Ces montagnes sont beaucoup plus élevées que le Mont Blanc. Les deux pics de la Cerra Novara sont très intéressants, avec de longues pentes raides couvertes de « nieves pénitentes » ( pénitents de neige ) qu' il nous fallut gravir presque tout le temps.

D' autres avant moi ont déjà relevé les belles qualités de Joseph Pollinger, et je ne puis que m' associer aux excellents témoignages qui lui ont été rendus. Non seulement il s' est montré sur la montagne même guide de toute première classe, fort, intelligent, courageux et tenace, avec une bonne humeur qui ne se relâcha jamais. Durant tout le long voyage avant et après ( les ascensions ), il fut d' une extrême complaisance et nous rendit de nombreux et précieux services, sans jamais se plaindre lorsque quelque chose n' allait pas. Son jugement dans le choix de l' itinéraire ne se trouva jamais en défaut: le chemin qu' il avait choisi fut suivi dans les moindres détails et s' avéra le meilleur. Sur des montagnes de l' altitude de celles-là, dans l' atmosphère raréfiée des Andes qui change la perspective, c' est chose assez difficile.

Je le recommande chaleureusement pour de longues expéditions.

Je lui dis maintenant au revoir avec le ferme espoir de faire avec lui d' autres escalades.

Antofagasta, 10 mai 1903.Baronne N. Meyendorff

Une course d' hiver au Pas de Cheville

3 janvier 1876 Chacun connaît le beau récit qu' Eugène Rambert a fait de sa tentative manquée d' ex hivernale à Anzeinde et au Pas de Cheville. La course manquée de Rambert, en 1867, s' était arrêtée au Richard. Quelques années plus tard, à la suite de la publication du récit de Rambert dans le 3e volume des Alpes suisses, quelques membres de la section des Diablerets reprirent le projet de passer de Bex à Sion, au cœur de l' hiver, et réussirent à l' exécuter malgré des conditions très défavorables.

Aujourd'hui que, grâce au ski, Anzeinde est accessible à tout le monde, on imagine difficilement ce que cette entreprise comportait alors de fatigues, de hasard et de dangers. C' était un exploit audacieux, et si cette épithète fait sourire aujourd'hui, elle n' avait certes rien d' exagéré il y a 75 ans. C' est pourquoi nous avons eu l' idée d' exhumer les pages x — de médiocre valeur littéraire, il faut le reconnaître — dans lesquelles un participant à cette mémorable équipée en a narré les détails.

Depuis quelques années, plusieurs membres de la section des Diablerets ont l' habitude de fuir les indigestions des repas de Nouvel An et de faire, à cette époque, une course d' hiver. Il y a deux ans, c' était au St-Bernard; cette année-ci, il s' agissait de passer le col de Cheville et d' aller serrer la main aux amis de Sion.

Le dimanche 2 janvier plusieurs manquèrent au rendez-vous. Etait-ce la crainte du mauvais temps? Le ciel, en effet, était menaçant et de grosses gouttes de pluie tombaient par intervalles. Redoutaient-ils la longueur du chemin, les fatigues de la course? On compte depuis le village des Plans, au-dessus de Bex, jusqu' à Sion, dix bonnes heures de marche. Je ne sais à laquelle de ces causes il faut attribuer la désertion, mais ce qu' il y a de certain, c' est que six seulement sur dix furent fidèles à l' engagement pris: MM. Béraneck, Chavannes, Corbaz, Morf, Oetli et Welch.

Nous comptions encore sur quelques amis de Vevey; mais là aussi nous eûmes une nouvelle déception. Pour nous consoler, le ciel nous souriait à Bex et semblait nous prédire un temps magnifique; la Dent de Morcles nous montra sa pointe hardie, et, pleins d' entrain, nous partîmes pour Les Plans où nous devions coucher, interrogeant, chemin faisant, les gens du pays sur l' état de la neige. Comme toujours en pareil cas, les réponses furent contradictoires.

« La neige est bonne, elle portera. » — « Elle est mauvaise et molle, vous ne passerez pas. Vous avez tout de même du courage de vous hasarder ainsi dans les montagnes à cette époque. Oui, ajouta une bonne vieille, il faut avoir le diable au corps d' abandonner ainsi femmes et enfants pour aller chercher des émotions; car vous êtes mariés, je gage. Si c' était des Anglais, on comprendrait encore, mais... » Cependant les nuages se dissipaient de plus en plus; l' air était vif; les étoiles, les unes après les autres, montaient la garde au ciel et la lune nous guettait à travers les noirs sapins comme si elle eût voulu éclairer les pas solitaires de deux amants.

1 Elles ont paru dans le tome III du journal Die neue Alpenpost, Zurich 1876.

Après une petite halte pour nous renseigner sur l' état du chemin et pour voir danser les filles et les gars de Frenières, nous arrivons aux Plans. Quelle est jolie cette vallée, dans son manteau de neige et éclairée par la lune. De joyeux enfants se lugeaient devant l' hôtel; des souvenirs d' enfance nous remontaient au cœur et plus d' un d' entre nous prit une de ces luges pour essayer s' il savait encore la diriger comme au temps jadis. Et bravo! cela allait encore.

Le lendemain à 5 heures, C. vint nous réveiller. Sa figure allongée ne présageait rien de bon. « Il neige et le fœhn souffle dans les montagnes. C' est impossible! » C. ouvre la fenêtre et jette une poignée de neige fraîche à la figure de l' incrédule. Partira-t-on? Restera-t-on ici? « Je ne me sens pas trop bien, dit Ch. Alors, il vous faut rester ici. Nous autres, nous partons. Le guide Martin est là et nous attend. Au revoir et soignez-vous. » « Attendez, je pars aussi. » Bravo! voilà un brave garçon.

Philippe Marlétaz, bien connu des clubistes des sections romandes, et qu' un mal de genou empêchait de nous accompagner, nous entendant « jodler » sort sur le seuil de sa porte et nous crie: « Vous aurez mauvais temps, je crains, et le passage sera pénible. » Nous essayerons pourtant; arrivés à Anzeinde nous aurons encore la chance de rentrer par Gryon si les difficultés sont trop grandes. « Bon voyage et bon retour. » — Merci.

Nous voilà en route. Il faisait assez clair, malgré la neige qui tombait, pour admirer cette charmante vallée des Plans et le chemin pittoresque qui conduit à Pont de Nant, ces gros blocs de rocher sous leur charge blanche et ces beaux sapins qui, en secouant leurs branches, nous souhaitaient le bonjour par quelques pelotes de neige.

Pendant que nous montons la rude pente qui conduit au vallon de la Vare, le temps s' obscurcit de plus en plus; le brouillard a déjà envahi toute la vallée des Plans et nous poursuit avec acharnement; on ne voit plus qu' à une trentaine de pas devant soi. Un dernier coup de collier et nous voici au-dessus des chalets de la Vare que nous atteignons bientôt. On s' y arrête un instant pour reprendre haleine et boire un verre de Madère gracieusement offert par C. On se consulte sans dire mot. Ch.c.ligne de l' œil, mais je reprends tranquillement mon sac, les autres aussi, et en avant pour le Col des Essets.

Les montagnes sont toutes cachées; on ne voit que la neige dans laquelle nous enfonçons jusqu' aux genoux, et celle qui tombe pour couvrir nos traces. Malgré le vent qui souffle fort, il fait chaud, et Ch. qui transpire sous les efforts de la marche ôte sa chemise pour être plus à l' aise. On cause peu; de temps en temps, O. réveille par quelques notes les échos dont la Vare est si riche. A 11 heures nous sommes au haut du col. Anzeinde doit être là-bas, à gauche; on en devine l' emplacement, car on ne le voit pas.

Le vent chasse la neige avec force et la colle contre nos habits. Ch. nous trouve splendides ainsi et voudrait faire un croquis; mais je soupçonne qu' il voulait seulement souffler un peu.

« II nous faut partir, mes amis, dit B. Voici une tourmente qui se prépare. Si nous marchons bien, dans une heure nous serons aux chalets de Cheville. » B. avait compté sans la neige et les difficultés de la marche. On n' avance plus que fort lentement. C' est à peine si l'on voit à dix pas devant soi. Soudain un coup de vent déchire le brouillard et montre à nos regards les noirs rochers... des Diablerets, disent les uns, de la Vire aux Chèvres, prétendent les autres. B. et Martin sont du premier avis; les autres s' inclinent. Or ces rochers se trouvaient à notre droite, et comme nous devions avoir les Diablerets à notre gauche, il était évident que nous nous étions trompés de chemin... de direction veux-je dire, car il n' y avait pas trace de chemin. Après de nombreuses marches et contremarches, de montées et de descentes, nous croisons nos premiers pas. Nous consultons la carte; B. et Martin se rangent à notre opinion, on reprend l' ancienne direction, vent au dos comme auparavant.

Ch. tempête; on ne l' y reprendra plus. « Nous sommes tous perdus! Ah! les beaux clubistes que vous faites de vous aventurer dans cette contrée sans boussole.Vous êtes diablement tranquilles. Vous n' avez donc pas peur? » Il ne faut pas perdre courage si tôt; il est 2 heures à peine; nous avons encore trois heures avant la nuit et d' ici là nous finirons par arriver à un chalet quelconque. J' ai le sentiment que nous gagnerons la bataille.

— Moi, je suis fatigué, et chaque fois que je tombe je préférerais rester touché et m' endormir. Le sommeil me gagne dès que je me tiens tranquille.

— Dictez-moi donc votre testament; je suis prêt à écrire.

— Ouf! ma jambe! Dites donc, arrêtez un peu, je ne puis plus me relever.

La jambe de Ch. était prise entre deux blocs mal couverts de neige.

— J' ai entendu crier quelqu'un, dit Ch.

C' est le bruit du vent dans les couloirs des rochers. Souvent on entend comme des gémissements, comme des cris de détresse; mais c' est l' effet du vent. Hâtons-nous.

On continue à monter. Chacun fait ses réflexions par devers soi. Deux corneilles voltigent, inquiètes, autour de nous. Ch. n' aime pas ces oiseaux noirs. Il a des pressentiments sinistres. Le bruit d' une avalanche qu' on entend sur les flancs des Diablerets et que répercutent les parois de rochers tout autour de nous lui rappellent des récits d' accidents. « Ne ferions-nous pas mieux de retourner sur nos pas; nous arriverions certainement aux chalets de la Vare.»Nous ne retrouverions plus nos traces et la force du vent augmente. Ne voyez-vous donc pas ces tourbillons de neige qui nous serrent de près?

Nous descendons, nous montons, nous cherchons des yeux quelque point de repère pour nous guider. Inutile. Tout est blanc. Les corneilles aussi sont parties pour chercher un refuge. Le vent, qui nous entoure de tous côtés de fortes bouffées de neige, tisserait-il notre linceula suivre )

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