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Une première aux Aiguilles Rouges d'Arolla

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 1 illustration ( 131Par } Puta||az Un journal comparait récemment l' alpiniste en quête d' ascensions difficiles à un chauffeur d' automobile amateur de vitesse exagérée. Pour l' au de cet article, qui certainement n' a jamais fait de la montagne, les deux ne sont que des amateurs d' aventures dangereuses avec cette différence que l' alpiniste est conscient du risque auquel il s' expose, tandis que le chauffeur trop pressé est inconscient du danger qu' il provoque.

L' alpiniste, heureusement, ne recherche pas uniquement cela. Ainsi représenté, il serait comparable à un monstre dépourvu d' yeux, qui monterait avec des tentacules et posséderait à la place de la vue un sens lui permettant de jouir de l' aventure à laquelle il se livre. Evidemment je n' exclus pas un certain goût du risque qui est un peu le propre de tous les hommes, mais la montagne décourageante au possible les fait trop souffrir pour être gravie uniquement par goût du risque et de l' aventure. Il y a autre chose, un certain sens de l' infini et du beau qu' elle nous découvre d' autant mieux que nous avons peiné à la conquérir.

C' est dans ce sens que, plus ou moins inconsciemment, les alpinistes se livrent à ce que l'on appelle leur sport favori. C' est dans ce sens que les guides ont choisi leur métier, qui est le plus beau mais aussi le plus dur. C' est aussi dans ce sens que le guide Charles Troillet m' a demandé de l' accompagner pour tenter d' escalader la belle paroi ouest de la Pointe Sud des Aiguilles Rouges d' Arolla.

Des chantiers de Cheilon où l'on nous avait généreusement hébergés pour la nuit, nous sommes partis le matin du 30 août à 4 heures. A la lueur d' une lanterne, nous nous dirigeons tant bien que mal à travers les pentes herbeuses. Avec le jour nous arrivons au pied du petit Glacier de Darbonneire qui gîte tout minuscule à la base de l' imposante paroi de la Pointe Sud, haute de 600 mètres. Ce moment est pour moi le plus difficile de la journée. Faut-il nous lancer dans une telle escalade? Je chasse bientôt ces idées défaitistes, car j' ai besoin de toutes mes forces et de mon meilleur moral.

Au pied de la paroi nous prenons un casse-croûte substantiel, qui sera d' ailleurs le seul repas de la journée. A 6 heures nous abordons la paroi à environ 150 à 200 mètres à droite de la langue de glace qui sépare la Pointe Centrale de la Pointe Sud. Tout de suite la montagne qui s' est montrée généreuse tout au long de cette journée nous offre en apéritif un échan- tillon de valeur, un mur du 6° presque sans prises d' environ 4 mètres de haut, où Charles qui m' a laissé son sac ne trouve pas d' abord la moindre fissure pour planter un piton. Finalement il y réussit, et avec beaucoup de peine il peut passer ce premier obstacle sérieux. Pendant que je monte péniblement, car les deux sacs que je porte sont trop lourds pour mes épaules, la corde reste coincée entre deux rochers. Tous mes efforts pour la dégager sont vains, et finalement un faux mouvement m' envoie gigoter au bout du filin cette fois dégagé. La journée s' annonce bien et nous ne venons que de la commencer. Heureusement, pareille mésaventure ne se reproduira plus.

Les 100 mètres qui suivent se font assez facilement, mais la mauvaise qualité de la roche nous oblige à une marche prudente. Puis la paroi se redresse d' une manière terrifiante. Embarrassés de deux sacs trop lourds, nous en laissons un, je reviendrai le chercher le lendemain par un passage assez facile depuis la langue de glace qui monte entre la Pointe Centrale et la Sud. Ainsi notre marche sera plus rapide, et nous avons certainement évité le bivouac, jamais très agréable en montagne.

Une dalle lisse nous arrête, et Charles doit employer un piton pour la passer, puis il s' engage lentement sur une longue vire qui monte un peu sur la gauche. J' ai tout le loisir d' admirer la sûreté avec laquelle mon camarade passe les obstacles. C' est un homme trapu et solide, un homme fort de la catégorie qui a formé les grands guides. Maintenant que ma charge est réduite, je monte plus facilement, et à l' aide d' une cordelette je n' ai pas trop de difficulté à passer la dalle. Par une vire je rejoins Charles, et nous devons franchir une nouvelle dalle bombée par une petite fissure où nous avons de la peine à introduire nos doigts. L' ascension devient très périlleuse et exposée, mais la roche est bonne, et maintenant nous sommes « dans le bain », en pleine possession de nos moyens. Toutes nos appréhensions ont disparu, et nous nous retrouvons nous-mêmes devant les difficultés.

Dans une des fissures qui suivent, un bloc de rocher détaché, tenant là je ne sais par quelle loi de l' équilibre, faillit m' être fatal. La corde le déplace alors que je suis juste au-dessous, et bien que je me sois plaqué promptement contre la paroi, il me frôle et l' un de ses angles me caresse même la tête à sa façon. Il m' envoie ainsi, l' espace d' un souffle, dans un pays de conte de fées où les montagnes se mettent à danser et à accompagner en musique la danse de belles princesses. Heureusement l' accident n' est pas grave, il n' y a qu' une petite fente au cuir chevelu, juste de quoi me remplir les cheveux de sang. Charles en fut quitte pour la peur, et pour moi, je n' ai guère eu le temps d' éprouver un sentiment quelconque.

Il est 11 heures lorsque nous arrivons sur une vire enneigée située vers le milieu de la paroi. Déjà cinq heures que nous montons, et nous paraissons rester sur place. La paroi qui se redresse désespérément au-dessus de nous nous empêche de voir le sommet, et le vide au-dessous ne paraît pas augmenter. Au contraire, j' ai l' impression qu' il devient banal, comme quelque chose que l'on a sous nos yeux la vie durant. Nous prenons dans nos poches quelques bonbons, mais le temps, toujours ce temps qui passe trop vite, ne nous permet Die Alpen - 1952 - Les Alpes29 pas de nous arrêter. Les 50 mètres qui suivent vont être les plus difficiles de la journée. Alors que jusque là nous n' avions employé que très peu de moyens artificiels, la montagne va maintenant gémir lugubrement sous les coups de marteau donnés pour planter et enlever une dizaine de pitons. La montagne nous absorbe et nous envoûte au point de nous faire mal. Nous avons l' im que ce n' est plus nous qui vivons, mais elle qui vit en nous. Nous sommes obligés de réfléchir avec elle, de juger, de voir, de vivre avec elle. Son odeur nous pénètre, son aridité pénètre notre chair. Nous sommes à la fois des êtres minuscules perdus au milieu d' un cosmos, et des êtres gigantesques parce que nous ne faisons qu' un seul corps avec cet univers. C' est peut-être la raison pour laquelle ce que j' appellerai la montagne facile est plus meurtrière pour les bons alpinistes que la montagne difficile, car elle frappe surtout au moment où nous vivons le moins intensément avec elle.

Il nous a fallu près de trois heures pour forcer ce passage, et nous voyons enfin l' arête se profiler au-dessus de nos têtes. Le plus dur est fait, mais la montée reste toujours dangereuse, d' autant plus que la roche est moins bonne. Le reste se fait néanmoins sans histoire, et vers les 16 heures Charles débouche le premier sur la crête. La partie est gagnée, à l' aide d' un foulard nous faisons des signes à la femme et au beau-frère de mon ami, qui étaient montés jusqu' au glacier pour nous observer.

Nous restons longtemps assis sans parler à contempler les paysages grandioses qui nous entourent. Jamais je n' ai été aussi fatigué, mais jamais la montagne ne m' a paru si belle, si pure et si calme. Nous avons l' impression qu' elle nous récompense de nos efforts et de nos peines.

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