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Une «première» dans la chaîne des Gastlosen

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Par Roger Morel.

La chaîne des Gastlosen, qui fait frontière entre le canton de Fribourg et le canton de Berne sur une partie, puis le canton de Vaud plus au sud, se termine par les Trois Pucelles, dominant de leurs magnifiques parois la Vallée du Gros-Mont.

Le premier sommet ( Vanil de la Gobettaz, 2112 m .) est relativement facile. L' ascension de la 3e Pointe ( 2083 m .) et de la 2e ( 2090 m .) a été effectuée pour la première fois en 1904 par M. de Girard, depuis le col qui les sépare, accessible par le versant vaudois 1 ). Ces dernières années on a vu plusieurs caravanes atteindre les 3 sommets successivement, en suivant l' arête. La traversée complète, avec descente de la 3e Pointe sur l' arête S. O. qui la relie à la Corne Aubert, fut effectuée pour la première fois en 1932 par un jeune « armailli » du Gros-Mont, Fernand Pipoz. Celui-ci réussit pour la première fois également, en compagnie de Bullois, l' ascension de la 3e Pointe par la face N. O.

Grand ami du jeune Pipoz, je discutais avec lui, l' an dernier déjà, la possibilité d' atteindre la deuxième Pucelle par la face N. O. Un passage nous paraissait problématique, mais nous décidâmes malgré tout de tenter l' aventure.

Le 7 juillet dernier, dans la nuit, nous atteignons le chalet du Pralet dans le ( Gros-Mont ). Le lendemain, à 8 h. 30, départ avec Pipoz, Oscar Dupasquier, de Fribourg, et mon frère Gérard. Comme attirail: 2 cordes de 30 m., 3 fiches avec anneau, 1 marteau de varappe, les espadrilles et un petit sac contenant 2 gourdes de thé, quelques biscuits et du sucre, car nous pensons atteindre le sommet vers 12 h.

Le pied même de la paroi est atteint à 9 h. 30 par une vire très facile. Devant nous une cheminée verticale se dresse, mais elle se termine par un surplomb. Sans corde au-dessus, inutile de songer à y grimper. A gauche, quelques touffes d' herbe dans la paroi semblent conduire à une autre cheminée ( visible à gauche du pointillé sur la photographie ). Pipoz s' encorde et va tenter de l' atteindre. C' est hasardeux et, s' il y arrive, pourra-t-il la gravir?... Pour l' assurer, deux d' entre nous, coincés dans une fissure, « filent » la corde, tandis que le troisième, penché au-dessus du vide, suit les mouvements Les trois Pucelles ( d' après une photo de G. Morel ).

de Pipoz. « Sois prudent, Fernand! » On n' entend que ça, car nous connaissons sa témérité et sa volonté de vaincre. L' assurance de la corde n' est d' ailleurs que fictive puisque Fernand marche horizontalement, puis en montant. Bientôt on n' aperçoit plus que ses pieds, et puis plus rien... Des coups de marteau résonnent... Il taille et monte de quelques mètres. De temps en temps un bloc tombe dans le vide: secondes d' angoisse... on tend instinctivement la corde. Une voix lointaine et affaiblie nous parvient: « Impossible d' aller plus haut, passez-moi la deuxième corde pour redescendre! » On l' entend enfoncer une fiche pour y passer la corde double. Serait-ce la défaite? Un pied apparaît, puis l' autre; il revient... « Fernand, repose-toi avant de descendre! » — car il y a une heure qu' il travaille.

Enfin, on peut de nouveau communiquer et je dis à Pipoz, qu' il vaut mieux renoncer. Mais je n' ai pas terminé qu' il disparaît, se servant de sa double corde comme balancier pour essayer de gagner une autre cheminée qu' il croit à quelques mètres. Je lui crie qu' il est fou, mais il tire notre corde et continue... Un « ça va? » lancé de temps en temps, puis des silences mortels, troublés par le tac-tac du petit marteau et le bruit des pierres qui s' écrasent au-dessous de nous. La corde file, file maintenant; il doit être très haut. « Halte! Fernand, plus que 3 m. de corde! » — « Bon, je me détache. » Tout à coup, au-dessus de nous, un joyeux « Ho, ho! », mais faible, car Pipoz est à bout de forces. Il nous lance la corde et nous allons essayer de monter à la force des bras, car impossible de « tourner » à gauche, comme lui, sans la double corde qu' il a dû reprendre. Il fixe donc les deux cordes à un bloc et nous commençons à nous hisser, suspendus dans le vide, puisque le surplomb projette la corde en arrière. Quinze mètres sont ainsi franchis. En haut les doigts sont crispés et se refusent à ouvrir le bouchon de la gourde. Un petit arrêt sur une vire étroite où le soleil vient nous tenir compagnie. Il est déjà midi, et nos « provisions » disparaissent très vite. Deux touristes nous aperçoivent enfin du chalet, et c' est le cœur léger que nous leur crions avoir trouvé une « place de tennis ».

A partir de là, le chemin semble tout indiqué par une succession de vires herbeuses et de gradins. Quelques petites difficultés, et nous devinons le col à 100 mètres. Cependant la chaleur nous accable et la soif se fait sentir. Nos forces ont été mises à rude épreuve. Quelques morceaux de sucre nous « tiennent » l' estomac. Il est 3 heures et nous envoyons quelques « youtzées » au chalet.

Mais il reste 100 m. à gravir... Il s' agit d' atteindre une vire supérieure qui nous conduira facilement au col. Deux tentatives échouent, car les quelques mètres qui nous en séparent sont à pic. Comme nous sommes agrippés à des endroits différents et peu sûrs, le « moral » est vite très bas. Faudra-t-il redescendre? Non, ce serait nous perdre, car nos forces nous trahiraient à la corde!... Bivouaquer sur une vire qui ne mesure pas un mètre de large?... Appeler les touristes qui sont au chalet et leur crier de venir nous lancer une corde depuis le col? Ce serait une longue, longue attente!...

Cependant Fernand méditait et regardait. Il voyait une vire très étroite ( du moins ce qu' il appelait une vire ) filer au-dessous de nous et vers la droite. Où conduisait-elle? Serait-ce le salut«Je vais voir », nous dit-il tout à coup. « Mais, nous ne pouvons pas t' as, et comment veux-tu revenir en arrière? » Il s' encorde cependant, afin de rester relié à nous. Il se tient sur deux « mottes » suspendues au-dessus du vide, assez espacées ( tiendront-elleset réussit à se glisser sur la vire. Il avance à genoux ou collé de tout son long, les pieds dépassant au-dessus de la paroi à pic. On ne le voit plus, et seules les deux cordes ajoutées indiquent qu' il avance toujours. Plus que quelques mètres et il peut fixer une extrémité à un petit sapin. De loin une voix nous parvient: — « Nous y sommes, je vois le col et c' est facile! » Veut-il nous encourager, ou est-ce vrai? C' est le froid dans le dos et avec le courage du désespoir que nous glissons le long de la « Vire de la Mort », comme nous l' appelâmes. Réunis enfin sur une étroite plate-forme, nous nous regardons: nous sommes très pâles.

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