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Une saison de faces glaciaires (1955)

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 3 illustrations ( 149-151Par Adrien Voillat

La face nord-ouest de la Wellenkuppe « Le ciel était d' un azur semblable à celui de la gentiane. » Léonard de Vinei ( 1511 ) Le lendemain, le temps étant instable, le ciel est très pur, d' un bleu sombre enténébré derrière les faces et les arêtes blanches. Quelques nuages vaporeux voilent et dévoilent la face nord-ouest de la Wellenkuppe, alternant l' offre et la défense. C' en est trop! Sur le champ nous décidons d' en tenter l' ascension dès le lendemain.

Je suis persuadé que l' un des attraits des faces glaciaires réside dans cette opposition du clair et du foncé. Déjà Léonard de Vinci décrivait cette impression: « Et je vis l' air au-dessus de moi, ténébreux, et le soleil qui frappait la montagne, plus lumineux que dans le fond de la vallée... » Et il parle ailleurs de « l' air rendu effrayant par les ténèbres ».

Opposition du clair et du foncé; de la vie et de la mort. Par la couleur, et parfois aussi le sujet - Lucrèce et le poignard, Cléopâtre et le serpent aspic - les peintres ont suggéré le défi, l' amour de la vie contre la mort. Dans une face glaciaire, nous avons tout cela: la couleur sombre-claire, et le danger de mort contre l' amour de la vie. Notre passion est faite de révolte contre la mort et non de nihilisme. Car le goût de la vie s' exaspère au contact du danger et au côtoiement de l' abîme. « Le lâche fuit en vain; la mort vole à sa suite; c' est en la défiant que le brave l' évite. » Ainsi écrivait... Voltaire.

Mais notre passion, comme l' amour, est faite encore d' attente et d' accomplissement, et de désir toujours renaissant. Et si un jour, comme don Juan, nous devions payer la rançon de nos plaisirs par le don suprême, la meilleure réponse ( si nous pouvions encore la donner.. .) serait un grand éclat de rire. Trop tard!... Déjà trop souvent nous avons vécu des moments sublimes que des milliards d' êtres humains ont toujours ignorés. Donc nous plaindre serait déplacé, nous aurions eu la bonne part.

On est surpris de trouver cette face nord-ouest de la Wellenkuppe encore inexplorée ( je crois que c' est la dernière de la Grande Couronne, sur le versant du Mountet ). Elle va nous procurer la satisfaction de travailler en terrain neuf, car il est indéniable qu' ouvrir un nouvel itinéraire rehausse considérablement l' intérêt d' une ascension. Qu' une face ou une arête soit restée vierge jusqu' à notre temps, cela s' explique, à mon sens, par au moins une des cinq raisons suivantes: il s' agit d' une montagne oubliée; trop difficile; paraissant trop difficile; jugée sans intérêt; au programme de certaines cordées, mais non réalisée en raison de diverses causes. La dernière possibilité me paraît ici vraisemblable. Montagne oubliée? C' est également possible, quoique des milliers de touristes l' aient regardée. C' est cependant la face glaciaire la plus proche de la cabane. Trop difficile? Non, puisque nous l' avons gravie; mais vraisemblablement elle le paraissait pour de nombreux touristes, car vue du Mountet elle impressionne fortement. Jugée sans intérêt? C' est fort possible, car elle souffre dans son prestige de ses grands voisins les quatre mille. Il ne lui manque cependant que cent mètres pour dépasser la cote limite qui, aux yeux de beaucoup, est déterminante pour auréoler de gloire une ascension. Considérée objectivement, elle n' est pas sans intérêt, car, comparée à sa proche voisine, la face nord de l' Obergabelhorn, elle a un dénivellement de 40 % supérieur et elle est aussi raide. Cette dernière, tant à la montée qu' à la descente, a été parcourue au moins une dizaine de fois, mais voilà... ce sommet est un 4000! L' itinéraire 312 du Guide Kurz de la face ouest de la Wellenkuppe, parcourt une face du versant du Mountet Die Alpes - 1956 - Les Alpes21 ( elle fut inaugurée aussi un 1 er août, en 1885, soit jour pour jour 70 ans avant nous, par T. P. H. Jose avec P. et C. Knubel ). Cette face pouvant se confondre avec la face nord-ouest, il est possible que ce soit une des raisons pour lesquelles cette dernière est restée vierge.

Sous un ciel constellé, le lendemain 1er août, nous nous dirigeons à travers le glacier du Mountet et atteignons rapidement les premiers séracs. A leur gauche nous montons dans une combe glaciaire, et comme la glace y est naturellement comprimée, le risque d' y rencontrer de grandes crevasses est minime. La combe se termine sous les séracs du plateau: alors commence une zone très crevassée. Cheminant dans le dédale des gigantesques crevasses, nous ne progressons que lentement. C' est avec suspicion que nous nous hasardons sur les ponts, l' épaisse couche de neige poudreuse masquant les pièges. Comme toujours nous trouvons des passages possibles. Il ne nous est jamais arrive de devoir rebrousser chemin à cause des crevasses. C' est comme si la montagne, faisant la coquette, ne se défendait que pour se faire désirer.

Après une longueur de corde nous arrivons près d' une prodigieuse tour de glace comme nous n' en avons jamais vu. C' est un obélisque surplombant, dont la base est bizarrement trouée et évidée par je ne sais quel phénomène. Il paraît à ce point fragile que nous n' osons nous risquer dans son voisinage de crainte qu' il ne s' écroule en nous ensevelissant. Le grand inconvénient est qu' il garde la seule voie logique, un corridor de glace! Une rimaye infranchissable nous sépare des rochers à notre gauche. Taillant des marches et des prises pour les mains dans une pente de glace de 80° sur un vide d' une centaine de mètres, après une heure et demie de travail nous atteignons le plateau. Ce fut le tronçon le plus impressionnant et le plus dangereux de la course.

Dans la neige poudreuse très profonde, péniblement, nous traversons le plateau. A environ trente mètres au nord de l' aplomb du sommet nous franchissons sans difficulté la rimaye. Puis nous nous élevons verticalement entre deux nervures rocheuses juste à côté de la trajectoire des effondrements possibles du glacier suspendu. Une épaisse couche de poudreuse sans cohésion recouvre la glace; il faut la déblayer avant de tailler les marches, ce qui double le travail. Des coulées de neige très fine descendent continuellement en crissant. Pour évaluer notre progression nous repérons, à notre niveau, des points sur les montagnes ou arêtes voisines. Le sommet, écrasé par la perspective, semble tout proche. Enfin le soleil vient effleurer l' arête et mettre de la joie dans nos cœurs. Devant nous, la pente vierge. Nous sculptons à coups de piolet rapides, avec une joie extraordinaire, dans un mirifique écla-boussement de perles scintillantes, les degrés de notre échelle de cristal. Elle nous mène directement vers la voûte du ciel bleu noir au-dessus du blanc immatériel de l' abîme. Aucun mot ne dira jamais tant de beauté.

Nous émergeons à la hauteur du glacier suspendu, obliquons légèrement à droite en visant directement le sommet. ( D' ici il serait facile de traverser à droite dans la face ouest beaucoup moins raide. ) La pente s' humanise progressivement pour se terminer par un dernier ressaut, ultime récompense. Nous atteignons le sommet vers 17 heures, quatorze heures après avoir quitté le Mountet ( neuf heures et demie à partir de la rimaye ).

Cette course a été si passionnante que nous en avons oublié de faire une seule halte pour nous restaurer ou nous reposer. Quand on est dans une face, pris par le rythme, la cadence de la taille, il se crée un certain automatisme qui fait oublier le corps, un dédoublement qui semble supprimer la fatigue, la faim et la soif. On a l' impression qu' on peut tailler sans arrêt jusqu' au crépuscule.

Descendant sur des rochers au sud, nous nous restaurons néanmoins. Afin d' utiliser notre tracé, spécialement taillé pour permettre une descente relativement facile, j' aimerais redescendre au Mountet immédiatement. Rose n' est pas de mon avis ( singulier endroit pour une scène de ménage ). Finalement je cède à ses arguments ( heure tardive, temps devenu douteux ), mais à condition que nous remonterons demain. Cela me ferait mal au cœur de laisser échapper cette première « toute cuite ».

La descente sur la cabane de l' Eseltschuggen par l' itinéraire habituel est une agréable promenade: ce n' est pas encore de la varappe, mais de la marche sur du rocher suivie d' une bonne trace jusqu' au refuge. Là, par contre, c' est moins agréable. Sortis sans transition de notre solitude, nous nous trouvons plongé en plein brouhaha. Quel contraste! La cabane est plein comme un œuf. Nous réussissons néanmoins à nous caser dans un coin, et sommes agréablement surpris de la rapidité mise par le gardien à nous servir. Voilà un homme à son affaire: à sa place nous serions totalement débordés.

La Wellenkuppe par I' arête faîtière nord et la face nord-ouest L' aube du 2 août est maussade, un épais brouillard enveloppant la cabane. Sans conviction nous enfilons nos vêtements et chaussures encore mouillés. Toujours indécis, à 7 heures et demie nous nous dirigeons vers le Col du Trift. Sur le plateau précédant le col, le soleil perce le brouillard et nous donne de l' espoir.

Une bonne trace nous mène rapidement au col. Des nuages énormes et sombres flottent à mi-hauteur des montagnes. Plusieurs cordées escaladent les excellents rochers du faîte conduisant au Trifthorn. Elles ont pour elles le soleil, le rocher sec et tiède, alors que l' arête nord est dans l' ombre et recouverte partiellement de verglas et de neige fraîche. Bien vite nous nous apercevons que nous l' avons sous-estimée. Nous escaladons la première tête au lieu de la traverser côté Trift. Suit un passage pareil, en plus ardu, au Rasoir du Rothorn de Zinal tout proche. D' ailleurs ces deux arêtes ont une certaine ressemblance générale, quoique celle de la Wellenkuppe soit plus difficile. Le faîte est étroit et très accidenté; brèches, gendarmes et dentelures se succèdent sans interruption. Il serait fastidieux de les énumérer. Nous suivons autant que possible le faîte ou traversons côté Trift. C' est plus ardu, mais plus sûr, car le rocher est sec. Néanmoins, à plusieurs reprises, nous sommes contraints d' emprunter le flanc du Mountet enneigé et partiellement verglacé. Deux aiguilles jumelles très caractéristiques sont les derniers obstacles importants et la fin du rocher nu. Dans la selle qui leur succède nous chaussons nos crampons. L' arête, tout en se redressant, devient alors de plus en plus facile. Par contre, le brouillard et une tempête de neige nous tiendront compagnie à partir de la selle.

Notre trace de la veille a complètement disparu sous la neige fraîche. Nous descendons un peu plus au nord rejoindre la nervure, ou les îlots rocheux qui émergent. Avec le marteau nous façonnons les blocs qui dépassent et passons notre corde à double. Malgré cela, à plusieurs reprises, elle se coince en la rappelant.

Sous les rochers nous devons déblayer la neige, parfois creuser de vraies petites grottes avant de trouver la glace qui nous permettra de planter nos chevilles en bois de frêne. En compensation la corde se rappelle sans aucune difficulté. La tempête continue, la neige nous fouette le visage et l' air est chargé d' électricité. Chaque fois que nous levons le piolet pour tailler nous entendons le désagréable crépitement caractéristique. Heureusement nous n' avons pas de souci, malgré le brouillard, au sujet de l' itinéraire: il n' y a qu' à descendre droit en bas. Nous n' avons que notre corde de caravane et voyons notre stock de chevilles fondre très rapidement. Pourtant nous les avons économisées au maximum. Mais voilà, nous avions compté avec les marches de montée de la veille!

Le vilebrequin spécial qui me permet de forer les trous où se logent les chevilles, une fois de plus, se partage en deux. Le souci de faire léger m' oblige à employer le moins de matériau possible, puis à renforcer successivement les points qui s' avèrent trop faibles à l' usage. Après chaque course il y a des corrections et des améliorations à cet équipement nouveau de descente. Ces modifications sont en général source de nouveaux inconvénients, qu' il faut encore éliminer, avant d' arriver à un attirail sûr et efficace ayant suffisamment été éprouvé en montagne. Pour ces raisons il serait prématuré et coupable de faire connaître plus amplement ce systèmel.

Avec la partie qui me reste, j' arrive à forer, après les tâtonnements inévitables du début, mieux et plus vite qu' auparavant. C' est une chance qui me permet de réduire le temps de forage de deux tiers. La tempête se calme et nous perçons sous le plafond du brouillard. Encore deux longueurs de corde et nous arrivons à la rimaye infranchissable en cet endroit. A une vingtaine de mètres à l' ouest, un pont, celui que nous avions utilisé la veille, nous permet d' atterrir sur le plateau. Malgré les très mauvaises conditions nous n' avons mis que trois heures 30 pour faire cette première descente.

Le brouillard envahit à nouveau le plateau et la neige recommence à tomber. Nous craignons de nous égarer dans les séracs, sans rien pour nous repérer, la trace ayant complètement disparu et la pente soudain devenant raide. Nous scrutons continuellement la neige et avons le plaisir de découvrir un petit trou rond, certainement laissé par un piolet. Nous sommes sur la bonne voie et découvrons des trous semblables, alors que les marches de la veille sont complètement nivelées.

L' obélisque de glace se silhouette dans le brouillard. A présent nous nous risquons à passer près de lui et retrouvons nos marches. La pente de glace étant trop raide, la neige ne s' y dépose pas. Nous fiant à notre mémoire et à notre instinct, nous sortons aisément du labyrinthe des crevasses. Sans difficulté nous atteignons le glacier du Mountet.

La remontée de la moraine nous paraît très pénible. Il est 20 h. et demie. Enfin de la verdure, des fleurs, et la cabane où un chaleureux accueil nous est réserve. Toute notre fatigue est oubliée, et nous passons une de ces bonnes soirées de cabane en compagnie de M. Seylaz, d' une commission pour le nouveau sentier du Mountet et de quelques cordées de vrais alpinistes...

Le Mont Blanc de Moming par I' arête sud-ouest et la face nord Un beau soleil nous permet de sécher nos vêtements le lendemain.

Qu' il est doux de flâner autour de la cabane, de s' offrir des bains de lézard, de prendre des clichés, d' échanger ses impressions et ses expériences avec d' autres touristes! Un de ceux-ci prétend qu' il n' est pas suffisamment doué pour les courses glaciaires. Erreur de jugement: le professeur Maxime Chastaing, de l' Université de Dijon, nous a démontré, avec exemples à l' appui, qu' il est impossible de déterminer dans quelle mesure nous sommes doués pour une chose, sur le rapport des connaissances que nous en avons. Les multiples contrôles effectués sur plusieurs groupes de jumeaux, physiquement semblables, élevés ensemble de façon identique, ont démontré que ce sont des causes extrinsèques qui font naître, puis se développer dans une très grande mesure, les aptitudes. Pour savoir si, comparativement à un autre homme physiquement ressemblant, on est relativement doué ou non, il aurait fallu - ce qui est pratiquement impossible - être élevé identiquement. Une lecture, une image, l' influence d' un ami, une audition à la radio, mille autres choses semblables suffisent à aiguiller l' esprit et le goût sur une voie différente. La fonction développant les organes, il 1 Quand il sera au point et longuement éprouvé, Les Alpes en donneront la description.

est naturel que l'on prenne facilement pour un don certaine aptitude à faire une chose déterminée. Il est toutefois bien évident qu' un manchot n' est pas doué... pour le saut à la perche!

Malheureusement, le lendemain 4 août, le temps est redevenu douteux. C' est sans hâte que nous quittons la cabane, montons la moraine jusqu' à la Forcle, et abordons la facile arête sud-ouest du Mont Blanc de Moming. Il fait lourd, un pâle soleil perce tout juste la brume. Le terreau humide, le rocher, des fleurs nombreuses et diverses se joignent pour exhaler une odeur subtile faite de mille parfums. L' effet ressenti à la vue de ces fleurs est singulier. C' est comme si, dans leur délicieux silence, elles nous infusaient une partie de leur âme sensible et parfumée. L' homme le plus grossier ne peut rester indifférent à leur charme, à leur délicate poésie.

L' arête n' est qu' une promenade, mais un vent froid s' est levé. Parvenus au pied du dôme, nous nous abritons sur une vire pour nous restaurer en attendant de voir de quel côté le temps va évoluer. Comme nous sommes abrités, relativement au chaud, cela nous fait voir les conditions sous un jour plus favorable. Nous nous encordons, chaussons nos crampons et en quelques minutes nous arrivons au sommet du Blanc. Le désir de voir comment se présente l' inclinaison de cette pente nous tenaille. Nous descendons verticalement dans la face nord. Les conditions de la neige sont excellents sur les soixante premiers mètres, puis la neige poudreuse, abondante, recouvre la glace. Oscar, le gardien, nous a prêté sa vieille corde, ce qui nous économise la moitié de nos chevilles de frêne restées par bonheur en réserve à la cabane. Nous sommes pris irrésistiblement par l' attrait du vide de cette face. Le temps subitement nous laisse indifférents, prudence et indécision se sont envolés, plus rien ne nous arrêtera!

Un bombement donne l' impression que nous sommes sur un auvent. La pente sur quelques mètres, puis... le vide et, 250 mètres plus bas, le glacier. C' est très impressionnant. Une cordée de Jurassiens avec leur guide anniviard descend du Besso. La soirée à la cabane a été très gaie: en souvenir, ils nous interpellent par des cris divers, auxquels nous répondons. Le brouillard maintenant nous entoure, mais ces appels mettent de la joie dans l' air, le sérieux s' est envolé, et cette descente nous paraît à présent une amusette.

Quand nous sortons sous la couche de brouillard, nous avons l' impression de changer subitement de région. Le fil qui nous attachait au Mountet vient de se rompre. Nous sommes dans le Val de Zinal. A moins de cent mètres s' étalent le Glacier de Moming, des pâturages, puis des mélèzes et, tout au fond, une partie du village de Zinal. A gauche et à droite, la couche de brouillard s' appuie contre la face du Besso et contre les glaciers.

En limitant la vue, en la dirigeant vers le bas, elle renforce encore cette impression.

Un îlot rocheux émergeant de la neige, je suis content d' y planter un piton, car mon outil à forer la glace n' étant pas construit pour son nouveau mode d' emploi, il est près de se rompre définitivement. C' est ce qui arrive à la prochaine cheville! Une traversée d' une vingtaine de mètres côté Besso, et sur une grande coulée nous passons la rimaye une heure trois quarts après avoir quitté le sommet.

... Après cette première descente, nous sommes tout heureux de faire une promenade sur le plateau du glacier, histoire de nous dérouiller et de nous réchauffer les jambes.

La face nord et I' arête sud-ouest du Mont Blanc de Moming Du Glacier de Moming nous remontons par notre itinéraire de descente et atteignons l' îlot au piton. Le brouillard nous entoure de nouveau et il commence à neiger. Il faut faire vite. En suivant le trace, la quantité de neige poudreuse à déblayer est moins grande. Après une longueur de corde, le mauvais temps s' y met pour de bon, grande tempête de neige et de grésil. En un instant toute la face n' est qu' un bruissant torrent de grésil. On ne sait plus si c' est nous qui nous déplaçons ou la face. Le tracé est nivelé, balayé en un clin d' œil. La plate-forme où nous sommes se comble rapidement, nous avons de la neige jusqu' à la poitrine.

Puis, l' écoulement de régulier devient pulsatif, c' est par vagues successives que le verglas mélangé à la neige bondit sur nous. Le spectacle est grandiose et impressionnant au plus haut point. Nous désirions depuis longtemps voir comment cela se passait dans une face glaciaire par tempête de neige. Eh bien! nous sommes servis. Si la pente est suffisamment raide, et le verglas ou la neige secs, tout descend immédiatement en torrent. A présent nous sommes renseignés! La pente de cette face est de 58° et c' est, d' après le guide Vallot, l' inclinaison maximum des couloirs de glace des Aiguilles de Chamonix. Sur une pente moins raide, je pense que la neige s' accumulerait, au moins pendant un certain temps, avant de descendre en grosse coulée... ce qui serait beaucoup plus dangereux. Par ces conditions, nous sommes tout heureux que cette face n' ait que deux cent cinquante mètres de dénivellement.

Il est inutile d' attendre, car cette année cela peut durer des jours. Entre les vagues, nous taillons rapidement les marches qui se remplissent aussitôt que le pied ne les occupe plus. Arrivé à bout de corde, je fais monter Rose verticalement, car la trace n' existe plus. A vingt mètres, je ne vois plus dans le brouillard et la neige qu' une petite boule grise, immatérielle, qui peine pour venir jusqu' à moi. C' est la première fois qu' en montagne j' ai pitié d' elle et que je la considère comme une femme, non plus comme un bon camarade de cordée, tout simplement. Dès qu' elle me rejoint je continue dans les bourrasques. A mesure que nous montons, l' épaisseur du torrent s' amoindrit. Aux ululements, aux sifflements qui s' empli nous savons que nous nous approchons de l' arête. Dans les remous du vent, le grésil nous gioie le visage. C' est comme si cette face voulait se venger... Les trois quarts de la beauté, en montagne, sont faits de solitude. Dans une face, cette solitude est encore beaucoup plus grande que sur une arête. La vue étant plus localisée, on se sent plus intimement lié à la montagne. D' ailleurs, consciemment ou non, on dit: sur une arête et dans une face.

Le mauvais temps renforce encore l' isolement, la solitude, et donc cette liaison, cette communion. Cela surtout dans une face glaciaire. Et pourtant, par mauvais temps ( comme nous le voyons à présent ), son hostilité - celle que nous lui prêtons - croît moins que celle d' une paroi rocheuse. Dans la plupart des cas, une face glaciaire conserve malgré la tourmente son allure générale. Les difficultés qu' elle nous oppose ne croissent que dans une mesure acceptable. D' autre part, pour nous abriter, nous taillons des plates-formes, et si les choses empirent, des grottes. Une paroi rocheuse, par contre, change totalement d' aspect ( techniquement parlant bien entendu ). Elle devient très rapidement rébarbative, même hostile. J' en ai fait l' expérience, par exemple, à la paroi nord-ouest de l' Aiguille Devant ( aux Perrons ), gravie en de semblables conditions atmosphériques. Au Blanc, malgré le mauvais temps et les mauvaises conditions, nous continuons à progresser, plus péniblement et plus lentement certes, mais presque aussi sûrement. A l' Aiguille, dans le rocher couvert de lichen, les difficultés s' étaient élevées de deux degrés ( tout près du VI inférieur ) par la faute du mauvais temps. Sur du rocher exposé au sud, donc moins moussu, et propre, la pluie influe naturellement moins. Il y a aussi une différence entre le granit et le calcaire: ce dernier, en général plus hydrophile, a une plus grande amplitude de variation du coefficient de frottement.

Dans notre face, la neige et le grésil cessent de couler pour s' y accumuler. La pente devient moins raide, nous montons aisément sans tailler et atteignons le sommet trois heures et demie après avoir quitté le glacier. Notre trace, profonde, a déjà disparu sous la neige fraîche. L' arête sud-ouest que nous avions gravie décordés, est tout enneigée. La descente en est fort pénible et délicate, dans le brouillard, le froid, la neige et le vent qui souffle en rafales. Nous ne nous décordons qu' à la Forcle!

Ainsi finissent, par une double première, nos vacances blanches 1955, « neige sur neige ».

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