Une traversée de la chaîne des Bouquetins du sud au nord. | Club Alpin Suisse CAS
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Une traversée de la chaîne des Bouquetins du sud au nord.

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Perdue au milieu de lointains glaciers, invisible d' aucun lieu habité, la chaîne des Bouquetins se dresse perpendiculaire à l' axe des Alpes Pennines, prolongeant, au sud, la chaîne de Bertol, qui divise en deux branches la vallée d' Evolène. Elle sépare ainsi le bassin de la Borgne d' Arolla du bassin de la Viège de Zermatt, et elle sépare pareillement ces deux bassins de celui de la Doire, au Val Pelline.

Sur près de trois kilomètres d' étendue, elle apparaît, vue de l' ouest, comme une longue muraille harmonieusement partagée en trois massifs, le massif central culminant les deux autres, et chaque massif terminé par un bouquet de sommets rocheux. Cette muraille est fort abrupte et toute quadrillée de vires et de couloirs peu engageants. Au sud, par un brusque à pic d' une centaine de mètres de haut, elle aboutit à un chaînon rocheux, par lequel elle s' articule au massif neigeux du Mont Brûlé, tandis qu' à son pied coule le fleuve blanc du glacier d' Arolla. Du Mont Collon, du Pigne, des Aiguilles Rouges, cette sombre sierra fait au regard un pendant sauvage aux formes bondissantes de la Dent Blanche et un contraste saisissant à la robe de neige de la Dent d' Hérens.

Vue de l' est, son effet est moindre. Le glacier de Tsa-de-Tsan, d' où elle émerge et qui s' élève sur ses flancs, six cent mètres plus haut que ne fait, sur l' autre versant, le glacier d' Arolla, empâte ses bases et ne laisse quelque grandeur, quelque cohésion architecturale, qu' à son massif central 2 ).

Or, tout cachés qu' ils soient, les Bouquetins ont tenté dès 1871 les alpinistes de la première génération, à l' âge d' or où ces pionniers conquéraient chaque année les quatre mille à la demi-douzaine. Mais, comme il était naturel, ils ne s' attaquèrent pas d' abord à notre chaîne du côté qu' ils apercevaient des lieux habités, espérant avec raison que l' autre face serait plus accessible. Ils allèrent tout de suite au plus pressé, au plus haut sommet, c'est-à-dire vers la cime du groupe central. L' honneur de cette première ascension revient à M. A. B. Hamilton, ou plutôt à ses guides, le juge Anzevui et Joseph Vuignier. Jusqu' en 1892, leur itinéraire fut suivi, à quelques variantes près, par les rares alpinistes qui visitèrent ces parages. Cette année-là, F. W. Oliver, sous la conduite de Pierre Maître, réussit à descendre la paroi occidentale, celle qui regarde le glacier d' Arolla. Son exemple ne fut jamais suivi, et pour cause.

Enfin, en 1895, MM. E. Oppenheim et G. Arbuthnot, avec les guides Jean Maître et Joseph Pollinger, atteignirent le sommet et en 1899, M. W. Tat-tersall et Miss Honeybourne, guidés par Pierre Gaspoz et Antoine Bovier père, en descendirent par le long contrefort oriental, difficile et peu sûr, dont l' avancée détermine la chute du glacier de Tsa-de-Tsan. Cette route, non plus, ne semble pas avoir tenté depuis lors d' autres touristes.

Qu' on se rassure. Mon propos n' est pas ici de vous transcrire le « tor' s book » de Larden, ni l' incomparable « Guide » de M. le Dr Dübi, mais il importe quand même de fixer un peu les idées; je crois bon de préciser; et, ne serait-ce que pour faire ressortir l' importance de l' itinéraire Richards, que j' ai suivi en partie, il faut en effet montrer comment cette chaîne des Bouquetins fut explorée petit à petit, morceaux par morceaux, sans que jamais on réussît la traversée dans toute sa longueur.

Le groupe septentrional est resté vierge d' alpinistes jusqu' en 1884. A cette époque, M. F. A. Monnier et le guide Joseph Quinodoz en firent l' as par la face occidentale et le col séparant le groupe nord du groupe central, dénommé plus tard: col des Dents des Bouquetins ( 3700 mètres ). L' année suivante, Sir H. Seymour King, conduit par Ambroise Supersaxo et Louis Anthamatten, y parvenait par le même col, mais par le versant oriental. Enfin, en 1899, MM. H. V. Reade, F. W. Rolleston et H. A. Beeching, accompagnés des guides Antoine Bovier père et fils, ébauchaient un premier essai de traversée partielle, en passant du sommet du groupe central à celui du groupe septentrional par l' arête qui les relie, et en descendant de ce dernier sommet sur la cabane de Bertol.

Douze ans auparavant déjà, l' exploration s' était aussi portée sur le groupe méridional; elle amena à des constatations intéressantes; la première, c' est que cette région du massif offre un champ d' escalades de toute beauté; la seconde, c' est que l' arête au delà du sommet méridional est coupée soudain par une paroi verticale de dix-sept mètres, dont le « Guide des Alpes Valaisannes » affirme « qu' une montée par cette voie est à peine possible ». En 1887, Miss Blair Oliphant, MM. W. Cecil Slingsby et G. S. Barnes, accompagnés de Joseph Vuignier, avaient atteint, il est vrai, un point haut d' environ 3G00 m. et situé à l' extrémité de l' arête; c' est exactement le point culminant de la falaise que j' ai mentionnée plus haut et qui marque l' extrémité de la chaîne vers le Mont Brûlé. Ils y étaient parvenus par la face est, qui regarde le refuge italien « Aosta ». Mais ce point, qu' ils appelèrent Pic Barnes, se trouve encore loin au-dessous du sommet méridional. Celui-ci ne fut escaladé qu' en 1894 par M. Arthur G. Topham et le guide Jean Maître, qui s' élevèrent par la face orientale, en abordant le sommet par le nord, et descendirent par la face occidentale. Cette course fut répétée avec une légère variante en 1905 par MM. O. K. Williamson et H. Seymour, avec le même Jean Maître et Pierre Maurys. La troisième ascension est celle de MM. B. Eric Smith et G. Hyde Villiers, toujours guidés par J. Maître et P. Maurys, qui, se rendant compte enfin que la clef de la position est la fameuse paroi de dix-sept mètres au sud du sommet méridional, paroi au pied de laquelle M. Topham était venu buter sans succès dans plusieurs tentatives, voulurent du moins la faire franchir à leurs clients à la descente; et ils y parvinrent, grâce à la corde de réserve et à des chevilles de fer fichées au haut de la paroi. Cette descente fut répétée en 1924, me dit-on, par M. Jenkins et les guides Th. Bournissen et Jean Gaudin.

Ainsi, toutes les avenues du sommet méridional étaient donc reconnues; la traversée du massif sud était même réalisée, mais, si l'on peut dire, elle l' était dans le mauvais sens, car elle était faite en tournant le dos au reste de la chaîne.

La traversée complète restait à accomplir; pour cela, il suffisait de réussir à monier et non plus seulement à descendre la paroi de dix-sept mètres, ce qui permettrait d' aborder la chaîne des Bouquetins à son extrémité méridionale et, suivant l' arête toute entière, de passer du massif sud au massif central et de celui-ci au massif nord, en escaladant tour à tour tous les sommets, depuis les abords du col du Mont Brûlé jusqu' au col de Bertol.

Tel est le plan grandiose qu' en été 1925 se proposa M. A. I. Richards dont l' auteur de ces lignes n' a fait que suivre modestement l' exemple, un mois plus tard, avec quelques variantes dans le parcours.

Juillet 1925 a laissé d' aigres souvenirs dans la mémoire des alpinistes. Vous rappelez-vous ces débuts de journée pleins de promesses, ces radieux levers de soleil sur les sommets que bientôt noyait un déluge? C' était miracle quand on réussissait une course, et revenir bredouille était le pain quotidien; ce fut le mien, du moins, quinze jours durant au Val d' Isère, puis toute la fin du mois, à Arolla. En tout et pour tout, je pus faire cinq ascensions, dont deux sans pluie.

Et cependant, quels n' étaient pas mes beaux projets!

Chacun a son rêve irréalisable; ainsi nous connaissons tous des montagnes qui ne veulent pas de nous. Au nombre de celles-ci je comptais les Bouquetins, la seule des grandes cimes d' Arolla que je n' eusse pas gravie dans ma jeunesse et mon ambition se bornait à en faire l' ascension vaille que vaille, par n' im où, n' importe comment, avant de déposer le sac, en vétéran qui se contente de revoir d' en bas ses montagnes au double éclat de ses souvenirs et du soleil d' été. Mais non; juillet finit sans exaucer ce vœu.

Or, à peine descendu à la plaine, le temps changea et les quinze premiers jours d' août furent les seuls beaux de la saison. Chaque soir, un Mont Blanc de pâle corail vermeil, me narguait, serein dans un ciel sans nuages, par delà les vallées, le lac et les coteaux. L' été, doublant son allure, après un tardif éveil, emplissait l' air des nuits d' appels passionnés, son haleine déferlait, lourde d' arômes, autour du sombre château et semblait apporter jusqu' à moi le goût des fraîcheurs nocturnes sur les sommets. Je les contemplais, du reste, brefs éclairs ou éclats fixes, suspendus, comme des reflets de lune, dans le sombre azur des nuits.

Non, je ne pouvais plus y tenir. Foin des poétiques extases, foin des élans platoniques! Ce qu' il me fallait, c' était du concret et non des Monts Blancs de corail rose ou des glaciers en rayons de lune.

Rien ne pouvait plus me retenir; je ne pris même pas de prétextes, encore moins... de provisions. Plantant tout là, je partis.

Dimanche 16 août: voici Sion, les Haudères, puis la remontée du sentier familier, au haut duquel je savais trouver le visage rondouillard et facticement bougon, la mine bonasse d' un Lénine pour rire de mon excellent vieil ami, J. Anzevui, hôtelier du « Mont Collon » et prince de ces lieux. Il m' attendait en effet: « Alors, c' est pour les Bouquetins », dit-il, « c' est parfait, mais il n' y a pas de guides; ils sont tous engagés. » Et après un moment, dans un sourire cynique: « Oh! le temps restera beau demain encore, la pluie n' est que pour mardi. » C' était un charmant début.

Le dimanche passa; lundi matin aussi; nul guide ne se présentait, et je ruminais sombrement mon dépit: faire ce long voyage pour finir par manquer ma course, au pied du but et par le beau temps, quel sinistre ridicule! A la vérité, mon intention n' était plus de rien entreprendre d' exceptionnel et, si j' avais eu un compagnon sûr, je serais parti pour faire sans guide l' ascension du Pic central, par le chemin ordinaire. Je l' avais déjà tentée trois semaines plus tôt; le mauvais temps nous avait fait rebrousser chemin. Mais aujourd'hui j' étais seul, le temps passait; si, le lendemain, je ne pouvais faire ma course, ma dernière chance s' évanouissait, car jeudi, le 20, je devais être à Milan.

Voici quel avait été mon plan: former une cordée de deux, composée d' un guide d' élite et de moi; coucher à la cabane de Neuchâtel ( Bertol ) et, selon les circonstances, soit traverser le massif central, en montant par le contrefort oriental ( itinéraire Oppenheim-Arbuthnot ), soit opter pour l' arête de glace qui mène au Pic nord, puis traverser sur le Pic central et, dans les deux cas, redescendre par le chemin ordinaire. Seulement.... Sœur Anne, sœur Anne, ne vois-tu rien venir?... Eh! mais si, voilà. Voilà, sur les 4 heures, Joseph lui-même qui frappe à ma porte.

Joseph Georges, dit « le skieur », est le plus fameux rochassier de la vallée, un rouquin à l' œil madré, sans apparence flambarde, un gaillard du type guide moderne, presque un monsieur de la ville, très bien élevé. Il est de ces gentlemen qu' on n' aperçoit pas chez eux de tout l' été. Par une chance heureuse, entre deux engagements, il passait chez lui, quand mon ami, le docteur Ducellier, rentrant à Genève, le rencontre et lui dit ma détresse. Ce que c' est que d' avoir des amis et que d' en compter parmi les vétérans influents de l' alpinisme I Bref, Joseph était ici, je me trouvais hors de peine. Mon projet lui sourit, mais il avait le sien; en une demi-heure de plaidoirie subtile, avec beaucoup d' adresse, un grain de flatterie, d' habiles silences, il fit de moi ce qu' il voulait, et, en sortant de ma chambre, il m' y laissa tout étonné d' avoir consenti à renouveler avec lui la prouesse de M. Richards 1 ).

Le programme désormais devenait le suivant: au lieu de coucher à la cabane de Neuchâtel, située trop haut et rendue inhabitable aux touristes sérieux par la foule peu sportive qui l' encombre toujours, malgré son altitude de 3423 mètres et son accès malaisé, nous partirions de l' hôtel même où nous aurions plus de chances de goûter quelques heures de repos, puis, du glacier supérieur d' Arolla, nous chercherions, sur notre montagne, un point d' attaque plus favorable que celui que M. Richards et Georges avaient choisi dans leur course du 20 juillet. Ensuite, après avoir gravi la fameuse paroi de dix-sept mètres, nous suivrions l' arête par les sommets du groupe méridional jusqu' à ceux du Pic central et, de là, selon le cas, nous nous porterions directement par le glacier de Tsa-de-Tsan, ou bien nous passerions par le Pic nord, pour aboutir au col de Bertol.

En d' autres termes, il s' agissait de la traversée de la chaîne entière du sud au nord et, plus particulièrement, de ce qui donne sa valeur sportive à cette traversée, à savoir l' ascension du Pic central, en partant du pied du sommet sud.

Ainsi fut fait; vous allez voir comment.

Nous ne fîmes pas long feu; chacun de nous était au lit à 8 heures; et quand sortant à pas de loup, sur les 2 heures 20 du matin, la porte de l' hôtel se referma derrière nous, je me sentais encore étourdi de me voir engagé dans cette étrange aventure. Etrange, en effet, si l'on réfléchit que son héros, un peu usé par l' âge et par la guerre, n' avait plus fait une ascension de grand style depuis 1913.

Savez-vous dormir en marchant? Si vous êtes fantassin, je pense que oui, mais dormir sur les sentiers de glacier est un art où je me suis exercé en vain.

Nous nous trouvions dans une nuit opaque où il semblait qu' on marchât dans du velours noir; sans les étoiles du ciel, on se fût cru aveugle. Et le silence pesait. Des bouffées d' air chaud alternaient avec le tapage, vite assourdi, des torrents qu' on passait à la clarté de la lanterne. Deux points lumineux ponctuaient au loin les ténèbres, marquant des marches divergentes de la nôtre.

Ainsi, mélancoliques, sont les départs, image du sort des humains.

A 5 heures 10, à la première aube, nous abordions le glacier supérieur d' Arolla. L' eau y ruisselait, comme en plein jour, ce qui laissait présager un changement de temps.

Le 20 juillet, M. Richards et Georges avaient sur cette face gravi la base même des Bouquetins, à son extrémité sud, par de mauvais couloirs, des dalles et des rochers brisés; ils visaient au pied de la falaise de cent mètres. Il nous parut préférable d' atteindre ce point par une autre voie.

A une altitude d' environ 2800 mètres, un cap rocheux se détache de la chaîne ( cote 3097 ) et force le glacier, ici tout plat, à former un coude, ce qui détermine, des deux côtés de ce cap, deux petits golfes glaciaires. Nous choisîmes celui qui s' ouvre au nord et qu' occupe un petit glacier tributaire de celui des Bouquetins, et tendions vers une petite selle dégarnie de neige qui se découpe dans la ligne de faîte du cap et sur laquelle repose précisément le pied de la paroi de cent mètres. Nous comptions, de cette selle, gagner par le haut de l' autre golfe, de l' autre côté de l' éperon, le couloir neigeux qu' avait franchi, en 1887, l' équipe Oliphant-Slingsby-Barnes. En fait, cela nous fit perdre du temps, car il fallut jouer du piolet sur le petit glacier et, pour finir, avancer avec peine dans les sables schisteux et profonds qui garnissent ce col. Il était près de 7 heures quand nous y parvînmes. Après une collation, nous passions sur le versant sud du cap, suivant en écharpe la rive supérieure de l' autre golfe jusqu' au pied du couloir qui forme le point de suture entre l' extrémité des Bouquetins et leur queue qui les relie au Mont Brûlé ( qu' on appelle Grand' Arête sur la carte Siegfried ). Ce couloir ayant très mauvaise apparence, nous restâmes sur sa gauche, comme fit l' équipe de 1887; mais, à l' inverse de celle-ci, nous franchîmes la rimaye très facilement. De son bord nous constatons que le meilleur chemin pour atteindre le couloir, qui est en quelque sorte la porte des Bouquetins, est bien l' itinéraire suivi par l' équipe de 1887 et qui, faisant le tour du cap rocheux, s' élève par le facile névé du golfe méridional.

Dès la rimaye franchie, nous passons sur les rochers. Des blocs très roides, peu stables, quelques cheminées, dont une verticale, nous élèvent au-dessus de la rive ouest du couloir de neige que nous perdons bientôt de vue. Nous suivons alors, en direction opposée, une vire qui, si nous ne la quittions après quelques pas, nous mènerait à l' arête, sous le Pic Barnes. C' est ce qu' avait fait, sans avantage, l' équipe Richards-Georges, le 20 juillet. Au lieu de cela, nous entrons dans l' inconnu, en restant sur la face même, presque directement sous le premier sommet du groupe méridional, soit légèrement au nord du Pic Barnes. La face de la montagne est ici très abrupte, le rocher peu sûr, mais amusant, et je crois qu' on peut s' y frayer un chemin un peu partout. Nous rencontrâmes plusieurs jolies cheminées vers le haut, mais aucun passage difficile. Le point assez élevé de l' arête où nous débouchons n' est, à proprement parler, qu' un ressaut et l' arête se continue en dents de scie, sur quelque distance, jusqu' au faux sommet dont la falaise avait jusqu' ici arrêté tous les alpinistes. Une brève escalade, sur des schistes rouges, nous conduit, par la tranche de l' arête, au pied de la singulière paroi. Il est 9 heures 30.

Le corps de la montagne est en cet endroit bien mince; ses flancs, d' une affreuse inclinaison, sont plaqués de glace et de dalles délitées. Comme à cheval sur sa tranche, fondant ses côtés verticaux dans ceux de la montagne, la falaise qui nous barre la route oppose au grimpeur non pas une paroi, mais un angle obtus, haut de dix-sept mètres et vertical, fait d' une roche compacte, monolithe, vaguement bosselée, sans prises; c' est une belle roche de teinte orangée et finement enduite d' une couche cristalline. Son sommet semble avoir été coupé au couteau; il forme une terrasse plate.

A le regarder de près, on ne s' étonne plus que ce passage ait arrêté les grimpeurs d' autrefois. Je comprends moins comment je vais l' escalader. Mais, assis comme au théâtre, je regarde monter Joseph et je vous assure que le spectacle en vaut la peine.

Il aborde l' ennemi, il s' applique contre lui, la main gauche face à Arolla, la droite face à Zermatt, il le saisit, embrasse sa masse à pleins bras et à pleines cuisses, le ventre frottant la pierre; d' un puissant coup de reins, il s' est haussé d' un mètre; deux prises minuscules, très éloignées l' une de l' autre, lui permettent aussitôt un nouveau bond; sans arrêt il rampe, se tend, se ramasse derechef, colle, repart; les clous râpent le rocher qui dégage une odeur de brûlé et, la paume de ses mains plaquée sur la pierre, par des pressions tenaces, qui laissent à son échine bandée le temps de se détendre comme un ressort, il s' élève sans jamais tenir sur rien, porté par son mouvement qui, seul, l' em de tomber. Un jet du bras, s' agrippant à quelque chose en haut, un coup des épaules, un âpre grincement des clous contre le roc et le voici, en un éclair, se rétablissant des deux avant-bras et debout sur le sommet.

C' est moi, le spectateur, qui suis haletant. Le travail a duré quatre minutes.

Une pause.Vais-je le suivre? J' avoue que si j' étais seul, ou sans corde ou le premier, je n' oserais pas. Dois-je avoir honte d' en convenir?

Avant de me mettre à l' œuvre, je voulus encore bien considérer l' obstacle; je calcule d' avance tous mes mouvements.

D' abord nous hissons à la corde le sac et les piolets. Leur voyage aérien suffit à me renseigner sur le sort qui attend le faible ou le maladroit qui perdrait pied; il s' agit donc, de monter à coup sûr, très vite et sans se tenir à la corde. Et maintenant, à mon tour. En cette minute c' est l' amour plus que celui de la montagne qui me met debout.

Je commence. Et tout de suite je sens que je réussirai. Il vous reste du moins ce privilège, alpinistes vieillis et désentraînés, de trouver dans votre expérience la clef des plus difficiles positions. Moi, je savais par avance tous les mouvements que je ferais.

Une fois je m' arrêtai une seconde, légèrement soutenu par Georges, afin de méditer sur mon prochain élan, et, tout rassuré par la singulière faculté d' adhérence de la surface cristalline du roc, en quatre évolutions j' étais en haut, ayant exécuté proprement mon ouvrage. A la vérité, j' étais à bout de souffle, mais j' avais gravi la célèbre paroi; elle égale les passages de dalles les plus délicats et est plus difficile que les pires cheminées chamoniardes. J' étais monté en cinq minutes. Peu d' instants plus tard, une voltige sur quelques gendarmes et une rapide escalade nous portaient au dernier et vrai sommet du groupe méridional; il était 9 heures 50.

Mais, arrivé là, que vis-je? Je croyais les difficultés passés; au lieu de cela, l' ascension commençait. L' arête reliant le groupe méridional au groupe central venait d' apparaître à mes regards soudain décontenancés par la vue de ce qui nous restait à faire. Du point où nous étions, l' arête s' étend en ligne droite sur un bon kilomètre et va buter, à l' autre extrémité, contre la base inaccessible de la pyramide du groupe central, qui élève son sommet haut au- dessus de nous. Cela paraît désespérément loin. Mais cette arête n' est pas simple; elle prend la forme d' un peigne hérissé de dents sans nombre, ou plutôt ce sont des tours hautes, droites, séparées par de profondes échancrures. Et si, au lieu de se trouver en cette région, elles étaient dans le massif de Chamonix, chacune, sans doute, serait qualifiée sommet et gratifiée d' un nom personnel.

Sans plaisir, car dans le dernier effort je venais de faire donner mes réserves, j' apprends de Georges qu' il va falloir escalader toutes ces tours, dont aucune ne peut être tournée, et que d' ailleurs, au point où nous en sommes, cette arête est notre seule issue raisonnable.

Bien appuyés à la roche chaude, nous demeurons une heure et demie sur notre observatoire. L' atmosphère est calme et douce. Nous baignons avec délice dans le silence des sommets.

Comme il est vain de vouloir peindre la montagne, il est oiseux de vouloir la décrire. Je n' essaierai donc pas de représenter par des mots le spectacle qui s' offrait à notre vue. Nulle part ailleurs peut-être que dans les régions des glaces, la nature n' offre moins de variété ni d' attraits. Soyons sincères. Tout ce que nous y apercevons est hostile à notre instinct et, pour cela, dégage une tristesse, que seul peut transposer en jouissance le sentiment que notre personne de chair et de nerfs triomphe des « magnifiques horreurs » qui nous environnent. Toute vie leur manque. Nous ne les aimons que parce que nous les quitterons bientôt, et, à travers les rocs déchirés, les neiges, la glace rigide où ne bat d' autre vie que celle qui consomme la destruction et des névés et de la pierre, à travers ces choses inhumaines que nous croyons admirer, n' aimons pas simplement ce qui nous manque là-haut, la verte terre des hommes, don des dieux bienfaisants? Car c' est soi-même que l' homme cherche et adore en haute montagne, c' est sa propre force, son courage, sa liberté, sa royauté sur la nature.

Ne s' explique pas, alors, l' indifférence des habitants des Alpes aux beautés de leurs sommets, et n' a pas observé d' autre part un pareil détachement chez beaucoup d' alpinistes, peut-être moins blasés qu' il ne paraît, moins réfractaires au beau que conscients de leur véritable sentiment?

Tout se ressemble en ces hauteurs qu' imprègne la mort solaire. Et je me demande quel intérêt vous pourriez prendre, quelle émotion vous pourriez ressentir à ce que je vous en peindrais par des mots. Je voyais deux fleuves glaciaires loin au-dessous de nous, l' un lisse et plat, l' autre tombant en larges cataractes; entre les deux, la croupe épineuse des rocs sur lesquels je suis perché; elle est fauve et rose et nuancée de gris, éclatante de lumière à droite, à gauche glauque, blafarde, pleine d' ombre. Sur de grands espaces je n' aper rien, parce que le vide les emplit. Les montagnes voisines nous dominent, car nous sommes encore bas, et, à l' exception de la Dent d' Hérens, déroulant jusque dans les profondeurs sa traîne éblouissante de mariée, elles ont quitté leurs formes coutumières et se présentent au regard sous l' aspect de magmas enchevêtrés, où n' apparaissent ni architecture ni physionomie.

Désolante solitude; le regard ne remarque trace de vie ni à l' horizon distant où se déploie le monde, ni dans les fonds profonds où il cherche le détour d' une vallée verdoyante, le bruit d' une sonnaille, le filet d' un torrent.

Des rocs en forme de tours taillées à pans d' ombre et de lumière, d' abord toutes proches, puis alignées jusqu' au mur farouche qui ferme le tableau, voilà ce qui, ici, retient le regard, ce qui asservit la pensée, ce qui inquiète, éveille et exalte enfin toute l' énergie de l' homme en de pareils lieux. En route! Il est 11 heures.

A peine descendus du sommet sur le petit col situé à sa base nord, nous nous trouvons, après quelques pas, devant le premier grand gendarme. C' est une tour très haute, de roche compacte, offrant peu de prises, assez verticale et ne laissant aucune possibilité de la tourner; la descente de l' autre côté est plus abrupte encore, un peu glacée et elle aboutit à une profonde échancrure, large à peine de deux ou trois mètres, derrière laquelle surgit immédiatement le gendarme suivant, pareil au précédent, et ainsi, l' un après l' autre, pendant plus d' une heure et demie, nous passons de tour en tour; plusieurs atteignent une trentaine de mètres; toutes se ressemblent et sont d' un profil extrêmement roide. Je ne puis dire combien il y en a, mais leur nombre est grand et, plus on avance, plus leurs sommets paraissent élevés, plus on trouve profondes les échancrures qui les séparent.

Au pied de la dernière grande tour s' ouvre un col, au delà duquel l' arête se continue par quatre petits gendarmes aboutissant à la falaise à pic qui supporte la cime du groupe central. Quittant l' arête et ses derniers gendarmes, il faut ici descendre d' environ 40 mètres sur la face est du Pic central et, par une courte vire, nous parvenons au pied d' une première cheminée, que bouche en son orifice une pierre coincée. Nous montons dans cette cheminée, en nous hissant au moyen des coudes et des jambes ouvertes en ciseaux et nous passons à droite dans une autre cheminée plus facile, aboutissant à un passage de blocs instables, de dalles brisées, entrecoupées de vires. Bientôt, en nous élevant toujours, tantôt sur la face est, tantôt sur la face sud, notre escalade nous mène à une pente de moins en moins abrupte où, passant de bloc en bloc, puis sur de la pierre cassée, nous parvenons à un premier sommet offrant de nouveau des vues sur le versant d' Arolla et, de là, en quelques évolutions, sur le sommet proprement dit. Il est 13 heures 25.

Voilà six heures que nous faisons de la voltige.

Le soleil est devenu brûlant, l' atmosphère lourde, sans un souffle d' air. Mais quel joli ciel; les lointains de l' ouest, Alpes du Dauphiné et de Savoie, tendent sur l' horizon une légère frange de nuance jonquille; l' orage qui les menace se révèle par une bande grise reposant sur un liseré de ciel encore pur et bleu pâle. Plus près et autour de nous le temps reste radieux; nous sommes à l' instant où la lumière, dardant d' aplomb, supprime les ombres — heure fugace et oppressante. La gloire de l' été illumine les sommets, sereine, implacable; il semble que rien ne pourra jamais l' altérer. Voyez l' immobile splendeur de ces draperies aux bouillonnes froncés de glace éblouissante, qui, de l' ex pointe de la Dent d' Hérens, s' écoulent dans les fonds, sous nos pieds, jusqu' à l' îlot de gazon où n' a cessé de luire, tout le jour, le toit de zinc du refuge « Aosta ». Derrière la Dent d' Hérens perce un morceau du Cervin qui semble, noir conseiller, se pencher à son oreille. Au loin resplendissent en déroulements moelleux les déserts de neige sans fin du Mont Rose, du Lyskamm, du col d' Hérens; ailleurs, on dirait d' une flottille de voiliers penchés tous dans le même sens, obliques des cinq Mischabels, les triangles des « Horns » ( Rothorn, Gabelhorn, Weisshorn, Mominghorn ), devant nous la massive Dent Blanche, qui obstrue le nord, a l' air de faire corps avec les sommets, tout proches, de notre chaîne.

Mais la barre grise sur la Savoie s' étend, des écharpes de pluie commencent à y voiler les montagnes. Profitons encore de la paix où nous sommes; je m' étale entre deux dalles chaudes et m' endors dans l' oubli des fatigues.

La fraîcheur de neige qui tombe, je ne sais quand, m' éveille.

Il me semble revenir au jour, des profondeurs mêmes de la montagne, et voici que tout a changé. A mon côté, Joseph, fidèle, fume sa pipe, l' œil soucieux. Un orage muet fulgure dans les lointains de l' ouest; plus près de nous, les rochers ont revêtu une teinte sombre d' encre ou de bistre, les neiges paraissent salies, le brouillard effleure déjà les sommets d' alentour et, sous l' approche de nuées grises que nous observions tout à l' heure sur la Savoie, la traînée lumineuse s' est reportée sur l' horizon de l' est, où le soleil luit encore. Tout est mouillé autour de nous. Du reste, il est 16 heures, il faut repartir.

A partir de ce moment, je ne vis plus grand' chose; rochers, dalles, blocs, pentes de neige, arêtes, tout passe inaperçu sous les denses mousselines de bruine qui pendent du ciel et s' abaissent avec nous. Le grésil, une pluie fine, le vent soufflant d' une haleine chaude, brouillent en mon souvenir les incidents de cette fin de traversée qui ne présente aucune difficulté et pendant laquelle j' avance machinalement. Vers 18 heures, non sans avoir erré un peu et cherchant un endroit propice pour y sauter, nous remettons le pied sur le glacier uni.

L' ascension est finie. Il ne nous reste plus pour rentrer qu' à suivre, comme des bêtes de somme, les traces qui se dessinent sur la neige. La fatigue, le sommeil, la nécessité d' en finir excitent, retardent, soutiennent tour à tour, dans un état inerte, incapable même de toute sensation, la machine humaine, qui marche automatiquement, parce que s' arrêter serait périr. L' obscurité tombe lorsque nous passons, à 20 heures, sans y monter, sous la cabane de Neuchâtel, au col de Bertol. Et je ne sais plus rien de la descente en pleine nuit dans l' entonnoir de la vallée; elle nous laisse l' impression du plongeon dans un gouffre où tourbillonne avec une violence, qui par moment va nous jeter à terre, un ouragan sec et brûlant.

Deux heures plus tard ( 22 heures 40 ) nous franchissions le seuil hospitalier de l' hôtel.

Colmar, le 5 octobre A. Eugène Kühlmann.

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