Une traversée du Col de Lauteraar en 1846 | Club Alpin Suisse CAS
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Une traversée du Col de Lauteraar en 1846

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Préface et commentaire par Henri Dübi.

Le récit qu' on va lire est tiré d' un carnet de 16 pages intitulé: « Notes de Voyage. Les hautes Alpes de l' Oberland. Août 1846. » Dans un « Avis au Lecteur », daté de Genève, le 15 septembre 1861 et signé F. Th., l' alpiniste bien connu, fondateur de la Section genevoise du C.A.S., F. Thioly ( 1831 à 1911 ) nous dit:

« Nous publions aujourd'hui sous le modeste titre: Notes de Voyages dans les hautes Alpes de l' Oberland, un petit travail qui nous a été communiqué par son auteur, Mr P. W. Nous avons le regret de ne pouvoir le désigner ici que par ses initiales. » D' après nos informations l' auteur de ce récit était Pierre-Etienne Wolff ( 1810—1882 ). Il fut un des premiers élèves de Liszt à Paris et fut professeur de piano au Conservatoire de musique de Genève dès le premier jour de la fondation de cette institution en 1835. Plus tard il reprit un magasin de pianos qui existe encore aujourd'hui à la place de la Fusterie. Il devint membre de la Section genevoise du C.A.S. en 1872. Wolff était très bon alpiniste et chasseur enragé. Son père Jean-Philippe Wolff était propriétaire à Pressy ( commune de Vandœuvres, canton de Genève ).

Dans son avant-propos l' auteur nous apprend que parmi les plaisirs de l' été, à savoir les promenades champêtres, la vie des eaux et les voyages alpestres, ces derniers ont toujours été pour lui d' une grande jouissance; chaque année pendant la belle saison, il va fouler la cime de ces monts où les neiges brillent comme autant de blanches constellations.

C' est pour une excursion semblable qu' il partit le jeudi 30 juillet à 4 heures de l' après par l' omnibus de Genève à Bonneville. Arrivé à 8 heures du soir, il continua, éclairé par la lune, coucha à Marigny, d' où il s' achemina avant jour le vendredi 31 juillet. Ayant traversé la montagne par de petits sentiers à lui connus, il arriva à 9 heures à Samoëns. Il repartit le soir pour son grand trajet, qui le mena en huit journées de marche par monts et par vaux jusqu' à l' hospice de la Grimsel. En route il fit connaissance avec M. Martins qui avait fait l' ascension du Mont Blanc en 1844 avec MM. Bravais et le Pileur. Quand ils se rencontrèrent, M. Martins se rendait aux glaciers de l' Aar pour y continuer les observations qu' y faisaient toutes les années MM. Agassiz, Desor et autres savants. Un de leurs compagnons, M. Dolffus, de Mulhouse, venait de faire construire un petit pavillon sur un rocher, au-dessus de la moraine latérale. C' est là que M. Martins allait s' installer pour quelques semaines, laissant sa famille à Brienz, et il engagea M. Wolff à venir l' y rejoindre. Cette invitation devait dans la suite consoler notre auteur de ce qu' il avait dû renoncer à ses projets de passer le Rawil ou la Strubeleck et de gagner la Grimsel par la vallée d' Urbach, le glacier de Gauli, l' Ewigschneehorn et le glacier de Lauteraar.

Après la traversée du Col de Lauteraar, M. Wolff regagna son foyer en quatre journées de marche forcée, passant par la Grande Scheidegg, 1e Faulhorn, le Simmental, le Pays d' Enhaut, les Ormonts et le Val d' Illiez. Donnons-lui maintenant la parole.

Onzième journée. Dimanche 9 août. Que ferai-je aujourd'hui! me de-mandais-je en me levant. Flânons! me dis-je: aussitôt dit, aussitôt fait. Je laisse mon bagage à l' hôtel, n' emporte que ma lunette et remonte la Grimsel; j' arrive à la Meienwand et me dirige vers le glacier du Rhône. Le temps était favorable; des brouillards, comme de juste, du côté de la Handeck, mais une vue assez favorable du côté du Valais. Je descends au bord du glacier du Rhône et je trouve à la petite auberge qui l' avoisine un de mes anciens élèves, M. Cellérier, petit-fils du pasteur de ce nom. Il arrivait de Münster avec un guide et voulait monter le Sidelhorn pour descendre ensuite à l' hospice de la Grimsel. Il me presse de l' accompagner et je rebrousse avec lui.

Le Sidelhorn est une des sommités les plus élevées au-dessus de la source de l' Aar et près du glacier d' Oberaar. La vue en est des plus belles et des plus étendues. Nous montons. Le guide avait laissé sous une pierre au pied de la montagne le sac de M. Cellérier, comptant le prendre au retour. Nous restons longtemps à la cime qui est peu difficile à atteindre quoique précédée de neiges rapides. Je voyais à mes pieds les glaciers de l' Oberaar, à ma gauche le glacier d' Unteraar; un peu plus loin est la petite vallée de l' Aar en face de moi depuis sa source jusque tout près de l' hospice. Connaissant les chemins de toutes les montagnes que j' ai à parcourir, par théorie si non par pratique, je ne voulus pas redescendre avec M. Cellérier par la même route à laquelle l' abandon de son sac l' obligeait. Je pris congé de lui et cherchai à gagner un autre chemin qui descend du Sidelhorn en côtoyant la rive droite de l' Aar et le glacier d' Oberaar. Soit paresse, soit esprit d' aventure, il me semblait plus court et tout aussi facile de descendre en face de moi au lieu d' aller chercher plus loin sur ma gauche les moraines du glacier d' Ober. Cela alla fort bien d' abord, plus tard je trouvai des rochers difficiles, des torrents, des pentes équivalant à des précipices; j' escaladai, je traversai, je glissai de mon mieux, enfin, et non sans de grandes peines, je me trouvai presque dans la vallée; je fais encore quelques pas et rencontre une terrasse de rochers, peu élevés, il est vrai, 50 pieds au plus, mais formant un mur qui surplombe à pic sur le cours de l' Aar. Impossible de passer plus loin, impossible de le contourner et de chercher une autre issue. J' essaie tout au monde, force est d' y renoncer; je consulte ma montre... 5 heures... et de loin je vois des brouillards qui débouchent par la vallée de la Handeck et menacent d' envahir toutes les montagnes qui m' avoisinent. Que faire?... Je suis seul et, qui plus est, sans mon sac; dans le cas où je devrais passer la nuit sous un roc, je serais parfaitement mal à mon aise et n' aurai qu' une pierre pour oreiller, ce sera à la lettre pierre sur pierre... Enfin, je n' ai pour le moment qu' un parti à prendre, je ne puis avancer, il faut donc rebrousser et, surtout, ne pas perdre de temps...

Je franchis de nouveau tous les obstacles que j' avais déjà surmontés, et bientôt je suis sur un plateau d' où je pourrai regagner le glacier d' Oberaar; là se trouve ce sentier que j' aurais dû tout de suite gagner. Mais maintenant que faire? Si je m' engage dans cette direction, qui m' assure que je ne ferai pas fausse route, surtout si le brouillard me gagne? Plus d' hésitation, il s' agit de coucher à l' hospice et non en plein air; courage et mes jambes en avant. Je remonte toute la montagne et j' arrive de nouveau à l' endroit où je m' étais séparé de M. Cellérier. Le brouillard m' enveloppe juste au même moment; je me trouve déjà dans une demi-obscurité, et encore de minute en minute elle augmente; mais je sais où je suis, je connais la direction des pentes de neige, je glisse sur mon bâton ferré et parcours en un quart d' heure ce que j' ai mis à monter deux heures auparavant. J' arrive au bout des neiges, et là, en quittant le peu de réverbération qu' elles m' apportaient, je puis à peine voir devant moi. Je savais néanmoins que le torrent qu' alimente la fonte de ces neiges aboutissait sur le Col de la Grimsel; je le suis autant que possible, cherchant à me diriger d' après son bruit, lorsque je suis obligé de m' en écarter. Enfin, je crois être sur le col ou à peu près. Je m' arrête, puis fais quelques pas à droite, à gauche, puis en cercle, agrandissant toujours mon enceinte, jusqu' à ce qu' enfin je rencontre une des perches, guide du voyageur égaré pendant les tourmentes. Alors je fus tranquille, je n' aban une perche qu' en cherchant la suivante avec la plus grande attention, et ainsi jusqu' au moment où le chemin devint parfaitement frayé et reconnaissable par les larges pierres qui le pavent. Avant 8 heures j' étais à l' hospice, en nage il est vrai, mais sans fatigue malgré cette cruelle manœuvre. L' émotion m' avait tenu en haleine. J' eus le plaisir de trouver M. Martins qui venait d' arriver, et M. Bachwitz, l' un des associés aux travaux de ces messieurs. Tous les deux se proposaient de gagner les glaciers le lendemain et m' engageaient à les suivre. M. Cellérier fut de même convié à notre excursion.

Douzième journée. Lundi 10 août à 8 heures nous partons. Nous sommes précédés par des porteurs, les uns pour les effets et instruments de ces messieurs, les autres pour l' approvisionnement journalier du Pavillon. Une heure de marche nous amène au pied du glacier; une demi-heure pour gravir la moraine et arriver à l' endroit où le glacier commence à se montrer, et enfin deux heures sur le plan peu incliné du glacier et nous arrivons au Pavillon; pour se rapprocher du rocher qui le supporte, la partie du glacier est parsemée de crevasses, mais toutes faciles à sauter ou à contourner.

Je fais la connaissance de M. Dolffus qui est le patron du Pavillon cette année, vu l' absence de MM. Agassiz et Desor. Nous dînons admirablement bien à midi; vins fins et de toutes qualités coulent à flots. Le panorama que nous avons sous les yeux est splendide; nous étions adossés au Rothorn, ayant à une heure à notre droite la division du glacier de l' Aar inférieur en deux branches, le Finsteraargletscher et le Lauteraargletscher. En face de nous, la belle chaîne qui sépare le glacier d' Oberaar d' avec notre glacier d' Unteraar.

Les cimes étaient pures, les neiges et les glaces éblouissantes, puis quelque chose dans l' air qui vous fait respirer si légèrement que l'on croirait ne plus être sur la terre, ce qui, à peu de chose près, est vrai, car la terre est des plus rare dans ces parages-là. A 3 heures, je donnai à M. Cellérier le signal du départ. Nous avions trois grandes lieues à faire et, quelques instances que l'on fit pour nous retenir, nous prîmes congé de ces messieurs. Nous retrouvâmes parfaitement notre route dans ces glaces, et avant 7 heures nous étions à l' hospice.

Treizième journée. Mardi 11 août. Cette fois-ci, il s' agit de mettre mon projet à exécution, savoir: de quitter la Grimsel et de ne point repasser la Handeck pour regagner l' Oberland. Je tombe d' accord avec deux guides que nous coucherons au Pavillon et que le lendemain nous passerons l' Ewig pour gagner le glacier de Gauli et de la vallée d' Urbach. Nous faisons les provisions et de plus je porte quelques bouteilles de champagne au Pavillon, car je sais que ce vin seul leur manque. Le ciel est radieux; à 10 heures, j' étais au Pavillon où j' assiste aux expériences de M. Bachwitz qui poursuit à l' aide du microscope la recherche des protococus dans la glace. Effectivement, je vois des algues parfaitement distinctes et de petits animaux qui ont leur vie particulière dans le moindre morceau de glace. Ces autres messieurs étaient à leurs travaux sur un glacier voisin. Nous causons avec M. Bachwitz, je lui parle de mon projet de traversée pour le lendemain, il m' en dissuade comme étant peu intéressant et de beaucoup inférieur à la traversée en droite ligne sur Grindelwald par la Sträleck, arête qui sépare le glacier de Finsteraar des glaces inférieures de Grindelwald; je me récrie sur la difficulté de ce trajet dont j' ai lu quelques descriptions peu encourageantes pour le commun des touristes. M. Bachwitz me dit qu' une dame a fait cette course récemment; je consulte mes guides qui m' affirment que je puis aisément me risquer et ma détermination est prise. Je communique mon plan à MM. Martins et Dolffus à leur retour; ce dernier me dit qu' il ne me permet pas cet itinéraire. Il est donc trop dangereux, MonsieurBien au contraire, ce n' est pas une excursion suffisamment classique; tout le monde peut la faire puisque une dame a pu l' entreprendre; vous ne passerez pas la Sträleck, mais le col de Lauteraar, et alors vous saurez ce que c' est qu' une course de première classe dans les plus hautes Alpes.

Bref, de conseils en conseils, il fut résolu que je remonterais tout le plan du glacier de Lauteraar, passerais le col et, au lieu de me diriger sur le glacier inférieur de Grindelwald, je gagnerais par le Wetterhorn les plans supérieurs du glacier de Rosenlaui: cette dernière partie de l' itinéraire n' avait encore été entreprise par personne avant moi.

Le reste de ma journée s' accomplit en société de ces messieurs dont la conversation gaie et instructive ne me laissa pas un instant de vide. La vue des glaciers et de leurs aiguilles était aussi splendide que la veille; puis arriva le coucher du soleil, avec ces teintes chaudes qu' il projette à l' orient; et enfin, pour compléter toutes ces magnificences, la lune à son tour vint me faire jouir d' un spectacle inconnu dans des régions moins élevées; la pureté et la transparence de l' air, la clarté que renvoient les neiges, tout concourt à une illumination particulière qui permet de distinguer les moindres détails et qui produit une impression que je n' oublierai de ma vie. Le thermomètre Réaumur descendit à 3 degrés environ au-dessous de zéro.

M. Dolffus s' occupa du matériel qui m' était nécessaire et remit à mes guides une large ceinture ( ressemblant assez à un surfaix de cheval ) que je devais boucler autour de mon corps et à laquelle se trouvent ajustés deux anneaux; plus une corde de 25 à 30 pieds de long que l'on passe dans ces anneaux et dont chaque extrémité est attachée au corps des guides; l' un d' eux marche en avant et l' autre en arrière du voyageur; cette corde ayant un jeu libre dans les anneaux, le voyageur se trouve avoir sa marche complètement indépendante et peut presser ou ralentir le pas à son gré; mais par contre, il faut assujettir la corde à la ceinture dans les ascensions ou les descentes périlleuses. En dernier lieu, M. Dolffus nous remit une hache dont la trempe était excellente et supérieure à celle de la hache que nous avions déjà; puis je souhaitai une bonne nuit à tous ces messieurs que je ne pouvais revoir le lendemain matin.

Je dormis parfaitement, quoique, pour ainsi dire, en plein air, car, sauf le toit et les pans de mur qui me protégeaient, les portes et les fenêtres n' avaient que leurs montants et rien pour les fermer; mais j' étais blotti sous une espèce de large duvet composé de foin en guise de plume et qui me tenait fort au chaud.

Quatorzième fournée. Mercredi 12 août. Avant 2 heures j' étais debout, et à 3 heures, après un ample déjeûner à la fourchette suivi de café brûlant, nous partîmes éclairés par la lune. Je ne pourrais dire comment je descendis les 200 ou 300 pieds qui séparent du glacier la plateforme qui supporte le Pavillon; je ne voyais guère où mettre le pied; je faisais un chemin différent de celui par lequel j' étais monté et d' une pente épouvantable, toujours sur des rochers.

Enfin, me voici sur le glacier. Au bout d' une heure, j' étais au point de jonction du glacier de Finsteraar et du glacier de Lauteraar, lesquels dans tout l' espace que je venais de parcourir se confondent en une seule mer de glace portant le nom de glacier d' Unteraar; le jour commençait à paraître et la marche était facile; peu ou presque point de crevasses; petit à petit, le plan du glacier devint plus rapide, mais, par contre, il était revêtu de neige dans laquelle le pied armé de crampons s' incrustait suffisamment pour faciliter la marche; les crevasses commençaient à se transformer en rimayes ( nom consacré à ces épouvantables crevasses qui ceignent comme d' un cordon à plusieurs rangs toutes les sommités alpines ); j' avais laissé derrière moi l' Ewigschneehorn, à ma droite le Berglistock et à ma gauche le Schreckhorn; puis en face de moi le col de Lauteraar. Figurez-vous un cirque magnifique de neiges et de glaces disposées en gradins plus ou moins accidentés, mais dont la pente toujours plus raide aboutit à une véritable muraille de glace environ cent pieds presque perpendiculaire; cette muraille est couronnée de blocs énormes de glace qui continuellement s' éboulent à une place ou à une autre. C' est là qu' il fallait gravir; or, j' avoue que si je n' avais pas eu la certitude que d' autres avant moi avaient passé par là, je l' aurais jugé de toute impossibilité; enfin, je voyais mes guides s' avançant avec une sécurité imperturbable, il fallait bien faire de même; nous marchions aussi vite que possible, soit pour éviter de rester exposés comme nous l' étions, soit pour ne pas perdre une minute dans le cas où nous serions menacés d' un changement de temps; malgré cela, à force de contourner ou d' enjamber les crevasses béantes, nous avancions peu. Enfin, bientôt je suis content; nous pouvions désormais aller directement quoiqu' en montant toujours davantage; je ne voyais devant moi qu' une neige d' un plan uni; tout à coup, en portant ma pique à l' endroit où j' allais mettre le pied, je m' aperçois qu' elle ne rencontre point d' appui et qu' elle a percé une couche de neige de quelques pouces d' épaisseur reposant sur le vide; je veux m' arrêter et passer ailleurs, mais les guides m' expliquent ( par pantomime, car ils ne parlaient qu' alle ) qu' il en est partout de même; hélas! j' étais dans cette cruelle région des ponts de neige où continuellement vous marchez sur des crevasses couvertes d' une faible croûte de neige. La résignation est une belle chose quand, bon gré mal gré, il faut s' en armer. Je me résignai donc, c' était le seul parti qui me restât; mais, par exemple, je ne voulus plus sonder avec ma pique; je marchais exactement dans les pas du guide qui me précédait, et au moins je n' avais pas la triste certitude des gouffres sur lesquels je passais à chaque instant. D' un autre côté, rendons justice à l' incroyable sagacité et expérience des guides que j' avais; ils reconnaissaient le danger à des indices qui échappent à celui-là même auquel on les signale; une légère ondulation de la neige, telle ou telle direction dans la pente, une teinte quelquefois un peu modifiée, enfin, je ne sais quoi, les avertit de ce qu' ils ont à faire.

Nous arrivons enfin au pied de cette arête qui nous sépare du glacier supérieur de Grindelwald ( lequel n' est point indiqué sur la carte d' Andriveau et se trouve suivre la même direction que le glacier de Lauteraar, mais sur le versant opposé ), un des guides se met à tailler des escaliers dans la glace vive, pendant que je m' abrite près d' un roc contre le danger d' être mitraillé par des chutes de glaçons; or, savez-vous ce que l'on appelle des escaliers dans la glace? C' est une espèce d' entaille fort irrégulière, dans laquelle le manque de profondeur ne vous permet de placer que la pointe du pied, tout en vous accrochant d' une main à l' entaille supérieure et appuyant votre pique avec l' autre main sur l' entaille inférieure, si l' inclinaison n' est pas trop forte et ne l' empêche pas.

Le travail du guide dura près d' une heure et j' admirais le courage de cet homme accroché à cette paroi presque verticale pour tailler chaque nouvel échelon dont les éclats de glace brisée en mille morceaux lui sautaient au visage.

L' opération terminée, il redescendit pour faire alors l' escalade à trois; le premier guide restait fortement cramponné à dix ou douze échelons au-dessus de moi et tenait toujours tendue, pendant que je montais, la corde à laquelle j' étais attaché; arrivé près du premier guide, je me cramponnais à mon tour, et tous les deux nous rendions le même service au guide de derrière. Nous arrivâmes sains et saufs de cette manière au sommet du col; il était 7 heures et demie; une première victoire était remportée. La hauteur de ce col doit être de 10,500 pieds. Je dominais une immense étendue de mer de glace, cinq à six lieues derrière moi et autant devant moi; en face, je distinguais les maisons éparses sur la Grande Scheidegg au-dessus du village de Grindelwald, et plus loin, en avant, les sommités du Faulhorn et un vaste panorama de cimes agglomérées les unes sur les autres.

Nous mangeâmes un morceau à la hâte, pour deux raisons majeures. Il ne fallait point perdre de temps; le vent s' élevait et l'on voyait déjà quelques brouillards montant des vallées environnantes; puis nous étions sur une véritable arête, de un ou deux pieds de large tout au plus; on ne pouvait rester exposé à être précipité par un coup de vent, et la station était généralement peu commode.

Nous repartons et, au bout de cinq ou six pas, nous nous trouvons au bord d' une crevasse qui s' étend dans toute la longueur du col et dont on ne peut voir le fond, douze ou quinze pieds de largeur la rendent infranchissable; je commençai à comprendre qu' une échelle est tout à fait nécessaire dans de pareilles excursions. Mes guides ne furent pas longtemps embarrassés; ils avisèrent un endroit où un fort éboulement de neige et de glace avait formé comme un pont dans l' intérieur de la crevasse à une dizaine de pieds de profondeur, mais il n' y avait pas moyen de tailler des échelons pour descendre, car le bord de la crevasse s' avançait en surplombant cette espèce de pont. On attacha le premier guide et nous le descendîmes suspendu à la corde dans la crevasse où il vint s' assurer de la solidité de l' éboulement; il me fit une place à ses côtés, puis le deuxième guide me descendit; ensuite, il nous rejeta la corde. Je ne savais comment ce dernier descendrait à son tour. Il se suspendit au bord de la crevasse, vint poser ses pieds sur la pique que nous avions fixée tant bien que mal en travers de la crevasse et que nous tenions ferme de l' autre bout, puis il s' élança et vint tomber sans encombre à côté de nous. Nous remontâmes facilement la paroi de glace d' un beau bleu clair, au moyen de nouvelles entailles et nous nous trouvâmes au bord d' une pente beaucoup moins rapide que nous descendîmes avec le secours de la hache. Nous étions alors au pied de l' arête; dans la même situation à peu près où nous nous étions trouvés de l' autre côté.

Le Wetterhorn s' élevait majestueux à moins d' une heure de marche en avant sur notre droite et nous présentait une croupe de neige, seul côté par lequel il soit accessible. Cette sommité est celle que l'on aperçoit depuis Meiringen; deux autres cimes se prolongent en avant, du côté de la Grande Scheidegg, et portent le nom de Rosenhorn et Mittelhorn. C' est M. Dolffus qui a le premier fait l' ascension du Wetterhorn en compagnie de M. Desor; mais ils y arrivèrent par le glacier de Gauli.

Nous changeâmes de direction, abandonnant la route du glacier de Grindelwald bien plus courte et déjà expérimentée à plusieurs reprises; marchant sur la droite, nous arrivâmes assez promptement au point culminant de toute la vaste enceinte de mer de glaces qui nous environnait. Les cartes indiquent généralement et bien à tort une arête à cet endroit qui n' est qu' une vaste plateforme, d' un plan fort peu incliné et d' où prennent naissance les glaciers de Grindelwald supérieur, de Gauli, de Renfen, Grünberg et Rosenlaui.

Les brouillards s' étendaient au fond des vallées et remontaient déjà aux glaciers inférieurs, nous n' avions pas une minute à perdre. Le premier guide alors, et je ne sais par quelle raison, car je le suivais aveuglément, nous fit remonter le long des flancs du Wetterhorn. Nous étions dans le névé, le névé est cette portion de neige fine et sans consistance aucune qui se trouve dans les régions trop élevées pour permettre la formation de glaciers proprement dits. Nous enfoncions jusqu' au du genou, parfois jusqu' à la ceinture; la neige était trop menue pour se tasser sous le pied: je ne connais rien d' aussi pénible que ces efforts continuels à se sortir d' un trou pour retomber dans un autre.

Nous n' étions qu' à une faible distance de la cime du Wetterhorn et je pensais vraiment que mes guides songeaient à en achever l' ascension. Mais nous tournâmes encore davantage sur la droite et nous nous trouvâmes au bord d' un précipice de 1000 pieds environ, au bas duquel s' étendait la grande mer de glace qui longe d' un côté les bases des trois pics appelés les Wetterhörner et qui, de l' autre, donne naissance aux glaciers de Rosenlaui et de Renfen. S' élever davantage était inutile, car ce précipice continuant indéfiniment, il fallait au contraire rebrousser et venir gagner l' arête qui sépare les Wetterhörner du glacier de Gauli. Enfin, après une marche longue et pénible, nous atteignîmes cette arête pour y chercher un abri contre le vent qui devenait violent, et réparer un peu nos forces. Il était midi.

L' immense masse du glacier de Gauli s' étendait à nos pieds, et nous nous trouvions à la place même où passèrent en 1844 MM. Dolffus et Desor en allant explorer ces régions où nul avant eux n' avait posé le pied; ils sont les premiers qui aient gravi le Wetterhorn, et ils avaient dû traverser l' Ewig à moitié route du Pavillon et du col de Lauteraar, descendre sur le glacier de Gauli et le traverser pour passer la nuit dans les chalets au pied du Hängendhorn au fond de la vallée d' Urbach.

Le second jour ils avaient remonté le glacier de Gauli, passé l' arête sur laquelle nous nous trouvions, fait l' ascension et regagné la vallée d' Imgrund par le glacier de Renfen. Ils n' avaient point osé tenter le Col de Lauteraar qui, jusqu' à cette époque avait passé pour inaccessible; ce fut seulement plusieurs semaines plus tard que des guides franchirent heureusement ce passage, mais sans voyageur avec eux.

Nous restâmes un quart d' heure environ pour restaurer nos estomacs et tournant le dos au glacier de Gauli nous quittâmes promptement le névé. Nous nous trouvions au milieu d' un glacier recouvert de neige qui avait au moins une ou deux lieues d' étendue sur ma droite et sur ma gauche; c' était ce bassin que nous dominions du bord du précipice du Wetterhorn.

Nous marchions à plat, enfonçant fort peu, ne rencontrant pas une crevasse. Je me croyais déjà au bout de mes peines et n' ayant qu' à descendre tout doucement à Rosenlaui. Hélas! ce que j' avais fait était le moins difficile de ma route.

Après une grande heure de marche, nous quittons l' immense plaine où nous nous trouvions pour arriver au plan supérieur du glacier de Rosenlaui, nous avons à notre droite le Tosenhorn, montagne qui surgit du glacier comme un immense roc revêtu de quelques aspérités, et, en face de nous, légèrement sur la gauche, le Wellhorn dont les bases côtoient le glacier de Rosenlaui; ici commencèrent les plus grandes difficultés de notre route; effectivement, après maint et maint détour pour éviter les crevasses larges parfois de près de 50 pieds et longues de quelque cent pieds, nous arrivâmes après en avoir franchi de bien difficiles que l'on ne pouvait contourner, nous arrivâmes, dis-je, aux pentes du glacier de Rosenlaui. Ici, le glacier ne se composait plus que d' aiguilles aboutissant à des crevasses; aucun passage praticable, et force était de se rejeter sur le Tosenhorn qui me paraissait comme une muraille de rocs inabordable. Il fallut bien, néanmoins, s' attacher des pieds et des ongles aux rocs du Tosenhorn et le longer en suivant autant que possible la pente rapide du glacier.

Impossible à la plume de décrire les dangers de ce trajet pendant lequel la sûreté du pied et le sang-froid pouvaient seuls permettre d' avancer lentement de quelques pas; aussi ces souvenirs présents à ma mémoire ne peuvent être décrits; je ne parlerai que d' un seul.

De temps en temps, mon premier guide, véritable chamois, s' aventurait seul pour chercher un moyen praticable d' avancer et de descendre en même temps; après maint et maint passages heureusement franchis, nous arrivâmes à un couloir en forme de pente rapide comme un précipice et tout revêtu de glace vive; il s' agissait de traverser ce couloir large de 30 pieds au plus, mais où la hache pouvait à peine tracer un passage et le long duquel d' énormes cailloux rebondissaient sans cesse, précipités de deux ou trois cents pieds de haut, allant aboutir, comme le couloir lui-même, à des abîmes de glaces qui se trouvaient à peu de distance au-dessous.

Mon premier guide est parvenu je ne sais comment au bord du couloir; il faut le rejoindre et se laisser glisser le long d' une paroi à nu de 12 à 15 pieds pour parvenir à lui; point d' autre route à suivre, il faut se décider.

Du reste, je suis attaché à la corde et le deuxième guide derrière moi la tient avec fermeté; je lui recommande de me tenir toujours solidement et je me hasarde. Le pied me glisse sur la pente du rocher et, en même temps, je sens la corde qui m' abandonne et je tombe dans les bras du premier guide; la secousse de ma chute lui fait perdre son équilibre, et nous roulons près de trente pas le long de cet épouvantable couloir; 50 pieds plus bas, et nous étions tous deux précipités dans un gouffre insondable; cet accident fut trop rapide pour que j' eusse la conscience du danger; mon premier guide s' arrêta je ne sais comment et me tenant toujours dans ses bras, me dit d' un ton bref et impératif de ne pas faire le moindre mouvement; je me gardai bien de bouger et suivis l' exemple de mon guide qui assurait ses mains et ses pieds aux aspérités des rocs qui bordaient le couloir; nous étions miraculeusement sauvés et, après quelques instants de répit pour juger du moyen de sortir d' embarras, le guide tailla tant bien que mal des pas dans la glace au travers du couloir, traversa le premier et me tendit sa pique pour m' aider à le suivre dans cette voie périlleuse.

Enfin, nous abordâmes les rochers de l' autre côté; une fois solidement appuyés, nous aidâmes le dernier guide à nous rejoindre; il avait glissé lui-même et déterminé ma chute par l' abandon de la corde; enfin nous voilà réunis; tour à tour, nous dûmes aborder le glacier dans les endroits praticables et nous rejeter contre les rochers du Tosenhorn quand nous ne pouvions continuer; enfin, à 5 heures du soir, il ne nous restait plus qu' à descendre un nouveau couloir, peu difficile, il est vrai, pour celui qui allait prudemment, mais surplombé par une arête de glace, au fin bord de laquelle se trouvait un bloc de rochers de quelque cent kilos. Un peu plus tôt, un peu plus tard, ce roc devait être précipité; c' est sous la menace continuelle de cet éboulement que nous descendîmes, et non sans peine, jusqu' aux limites des moraines.

Avec quelle joie je trouvai alors le commencement des pâturages et j' entendis avant de les voir le bêlement des moutons que l'on avait amenés dans ces hautes régions; je me sentais à peu près sur terre ferme, ayant fait une traversée dont la dernière partie n' avait encore été tentée par personne avant moi. Somme toute, j' avais mis plus de six heures à franchir un espace de deux lieues au plus en ligne droite. Parti à 3 heures du matin, j' arrivai un peu avant 7 heures du soir aux bains de Rosenlaui, ayant eu seulement une heure de repos après quinze heures de marche active dont quatorze environ sur les glaciers. Je n' étais point fatigué, car, les émotions de la journée avaient soutenu mes forces; je trouvai avec un vif plaisir aux bains notre grand peintre Calarne qui depuis plusieurs semaines s' y était installé pour travailler; nous prîmes le thé ensemble et je gagnai mon lit de bonne heure; ce fut avec effusion que je serrai la main de mes guides en prenant congé d' eux; ils ne parlaient français ni l' un ni l' autre et, ne sachant pas l' alle, je n' avais pu causer avec eux, mais je les avais jugés à l' épreuve; quand on a partagé les mêmes dangers, comment ne pas s' attacher de cœur à ces braves guides qui, au péril de leur vie, ont veillé sur la vôtre?

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