Une traversée hivernale du Mont Blanc
Avec 2 illustrations ( 84 et 85Par f Emile Meier
Le 13 août 1950, au cours d' une ascension de VArête du Brouillard ( versant italien du Mont Blanc ), un bloc se détacha et, coupant la corde, entraîna Emile Meier dans une chute mortelle. La victime était Vun des plus remarquables alpinistes de cette génération. Ses camarades ont fait reproduire le contenu des agendas où il a noté les itinéraires, dates et circonstances de toutes ses courses depuis 1926. Nous avons traduit et donnons ci-après les notes très concises de la première traversée hivernale du Mont Blanc par Varête de Peuterey en mars 1948. Les Alpes ont publié dans le numéro de mars 1954 un récit de cette course par Hannes Huss, un des compagnons d' Emile Meier. Le troisième de cordée était Otto Gerecht.L. S.
Après une détérioration passagère, le temps s' est remis au beau fixe, et jeudi après-midi Hannes Huss et moi partons en train pour Martigny et Orsières où nous sommes rejoints par Otto, qui nous transporte l' un après l' autre à Pradefor sur sa moto.
26 mars. Départ à 3 h. 45. Malgré des sacs très lourds, nous allons bon train. Tout à coup, dans la nuit, un garde-frontière braque sur nous le faisceau lumineux de sa lampe électrique. La carte du CAS le rassure sur nos intentions. Avant la forêt de La Fouly, nous pouvons chausser nos skis pliants et, sur la neige dure, montons par la Combe au Col du Petit Ferret ( 8 heures ). Tantôt « rutschant », tantôt marchant, nous descendons rapidement. Très peu de neige: une chaussée de « rondins », où l' an dernier il y avait un mètre de neige, est aujourd'hui complètement à nu. Utilisant les plaques neigeuses, et portant 1 Sur l' ascension de Forneret et Doorthesen, voir le journal du Dr Paccard, Dabi: Paccard wider Balmat, p. 269/270.
les lattes dans la forêt, nous pouvons cependant arriver à ski jusque près d' Entrèves. Au téléférique, un douanier nous réclame les passeports; mais comme il les examine en les tenant à l' envers, il ne nous retient pas longtemps. Col du Géant, 15 h. 45 à 17 h. Nous cuisons une soupe dans la vieille cabane Margherita au sommet du col. Par le Col des Flambeaux, nous gagnons à ski le pied du Col de la Fourche, où nous déposons les lattes, et Hannes commence à tailler la pente de glace vive. Parvenus enfin sur l' arête, nous sommes fort embarrassés de trouver le bivouac-fixe. Après maintes allées et venues, nous le découvrons enfin, grâce au reflet de la lune sur le faîte du toit de tôle ( 22 h. 30 ). Très fatigués; sacs trop lourds.
Samedi 27 mars. L' après, nous allons jusqu' au Col et à la Pointe Moore reconnaître le bassin occidental du Glacier de la Brenva. Au retour, nous pataugeons copieusement, ce qui laisse une bonne trace pour le lendemain, particulièrement dans le couloir qui conduit au bivouac. Le soir, nous ficelons tout le superflu dans un ballot que nous lançons sur la pente de glace du Col de la Fourche; il attendra notre retour près des skis.
Dimanche 28 mars. A la faveur d' un croissant de lune, et grâce à la piste ouverte la veille, nous gagnons rapidement en crampons le Col Moore. Descente raide jusqu' à la rimaye, puis traversée du glacier, naviguant entre les grosses crevasses, pour gagner, dans une aube spectrale, le pied du couloir repéré la veille comme point d' attaque. Piaffant dans la neige poudreuse, nous montons tout droit pendant 300 mètres. Lorsque la glace apparaît, nous prenons à gauche dans les rochers dégarnis, et par une escalade directe de difficulté moyenne, nous atteignons l' arête vers 10 h. 30. Halte-cuisine. Suivant la crête de neige, parfois taillant des marches dans la glace, nous arrivons au sommet ( 11 h. 30 à 12 h. ). Temps doux. Vue magnifique.
Sauf à la Pointe Güssfeldt que nous devons tourner au nord, et où Hannes doit tailler pendant une demi-heure, nous avançons rapidement le long de la crête jusqu' à la Pointe Jones. Descendons les rochers brisés de l' arête ouest, passons la rimaye en rappel et gagnons sous un soleil brûlant le Col de Peuterey ( 15 h. 15 ). Nous pouvons recueillir un peu d' eau de fonte sur les rochers du Pilier d' Angle, mais bientôt nous entrons dans l' ombre. La paroi est encore bien enneigée, et nous ne trouvons pas du premier coup les passages de l' itiné normal. Péniblement, nous atteignons les rochers supérieurs du Pilier d' Angle à 18 heures et décidons de bivouaquer. Nous sommes serrés dans une faille étroite; la cuisine marche mal; le froid nous saisit bientôt. Mes genoux glacés me font horriblement souffrir, et je grelotte toute la nuit. Belle vue sur Courmayeur, où nous voyons s' éteindre les lumières.
29 mars. Les premiers rayons du soleil viennent nous réchauffer à 8 heures du matin. L' arête, d' abord horizontale, se redresse et devient en glace. La suivre jusqu' au sommet du Mont Blanc de Courmayeur nous coûterait trop de travail et trop de temps; nous taillons à travers le flanc gauche jusqu' aux rochers, où nous grimpons sans crampons et sans gants sur le granit attiédi, parfois peu solide, en direction de l' arête sommitale. Ici Hannes reprend la tête pour tailler un bel escalier jusqu' à la crête que nous trouvons en bonnes conditions, sans corniches. A 13 h. 30 nous nous serrons la main au sommet du Mont Blanc de Courmayeur: cette course marque le point culminant de notre carrière d' alpinistes. Promenade jusqu' au sommet du Mont Blanc, où nous sommes seuls ( 14 h. 40 ). Brève halte-photo, puis descente par les Bosses vers le nouveau refuge Vallot, tout en métal, dans lequel on pénètre en gravissant un escalier de poules. Caisson d' une soupe, puis nous prenons une des nombreuses pistes qui descendent vers le Grand et le Petit Plateau. Passons sous les Grands Mulets et pataugeons à travers la Jonction jusqu' à la station du Plan de l' Aiguille ( 19 h. 30 ) où nous trouvons un accueil empressé et même des lits.
30 mars. De loin déjà nous avons vu que la benne du téléférique est bloquée en l' air, et que nous ne pourrons pas l' utiliser. La grimpée au Col du Midi ne nous sera donc pas épargnée; mais vu les conditions et le peu de neige, elle sera facile. Départ 8 heures, montée directe par l' arête. Le temps se gâte à vue d' oeil. Arrêt dans la baraque ( 12 heures à 13 h. 30 ) pour le repas de midi. Des rafales de vent et des paquets de brouillards nous chassent rapidement vers notre dépôt de skis sous le Col de la Fourche ( 15 h. 30 ). Dans le brouillard, nous avons quelque difficulté à retrouver notre colis, puis, lourdement chargés, nous nous hâtons vers le Col du Géant où nous arrivons à 17 heures, juste à temps pour la dernière cabine de descente.
De la station inférieure, nous allons à l' albergo et faisons un bon repas de nos vivres, distribuant le surplus en cadeau. Entre temps, nous avons commandé un taxi qui nous emmène à 20 h. 30 dans le Val Ferret. Il neige en bourrasques. Nous voudrions passer le Col Ferret avant qu' il soit bloqué par la neige fraîche. A Planpincieux nous chaussons les skis. D' énormes congères ralentissent l' allure. La visibilité devient toujours plus mauvaise. Nous nous fourvoyons sous le refuge Eléna; aussi, à 24 h. 30, nous faisons demi-tour et rebroussons chemin jusqu' au chalet de Ferret dont, sans grand dommage, le piolet nous livre l' entrée. Nous y trouvons des lits et des draps, ce qui nous vaut un sommeil délicieux.
31 mars. En route à 8 h. 30; il continue à neiger par brouillard épais. Le Col Ferret nous coûte la lutte la plus dure; ce n' est que grâce à la boussole que nous trouvons le passage. Dans la Combe, il y a des éclaircies, et nous effectuons une magnifique descente jusque dans les prairies de La Fouly, tout étoilées de crocus ( 14 heures ). A pied à Pradefor, où nous nous restaurons; puis la moto d' Otto m' emmène à Martigny où j' attrape le direct de justesse.Journal de course d' Emile Meier )