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Une traversée non-stop des 4000 des Alpes

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

non-stop des 4000 des Alpes

Martin Moran, Strathcarron, Ecosse

Martin Moran ( à gauche ) et Simon Jenkins au sommet du Cervin, le 20 juillet 1993

Après les 4000 de la région de Zermatt, en route, à vélo, pour le groupe des Combins, prochain objectif!

Ces dernières décennies, de nombreux passionnés de montagne se sont détournés des Alpes, considérant qu' elles n' offraient plus de possibilités d' aventures qui en vaillent la peine. Surfréquentation, commercialisation, dégâts à la nature, montée insidieuse de l' escalade sportive: autant de raisons données pour expliquer le déclin du « terrain de jeu de l' Europe ». Mais surtout, le potentiel de premières à réaliser sur les hauts sommets alpins est pratiquement épuisé, ce qui a poussé maints alpinistes friands d' aventures à déserter leur patrie pour s' in aux chaînes montagneuses plus importantes.

Cependant, l' aventure, en alpinisme, ne naît pas exclusivement de l' exploration d' un terrain inconnu. Avec un peu d' imagination, il est possible, comme on dit, « de boire du vin nouveau dans de vieilles bouteilles ». C' est ainsi que, ces quinze dernières années, le parcours de plusieurs arêtes, faces ou groupes de sommets, réalisé en un seul « enchaînement », s' est avéré un bon moyen de renouveler les défis de l' alpinisme. L' un des exploits les plus impressionnants accomplis dans ce nouveau genre a été la traversée de tous les sommets des crêtes environnant Zermatt, en 20 jours de février 1986, par An- dré Georges et Erhard Loretan. Leur équipée, qui comprenait une trentaine de 4000, ouvrait la perspective d' une entreprise encore plus importante: la traversée de tous les 4000 des Alpes, dans une expédition non-stop. Il peut paraître surprenant qu' aucun alpiniste d' Europe continentale ne se soit attaqué à ce défi au cours des sept années qui ont suivi.

Avant 1993, la seule tentative de traversée non-stop des 4000 a été le fait de deux grimpeurs britanniques, Paul Mackrill et John Rowlands1. En 1988, ils se mettaient en route pour gravir les 4000 de la manière la plus aventureuse possible: entièrement à pied et sans équipes de soutien en altitude. Partis début mai, ils furent contraints plusieurs fois à la retraite en raison des chutes de neige et de l' instabilité générale du temps caractéristique du printemps alpin, et lorsque les conditions s' améliorèrent, en juillet et août, il leur manqua le soutien nécessaire pour res- 1 Voir Les Alpes, RT 1/91, p. 31: Paul Mackrill, « Une odyssée alpine: la première traversée intégrale des 4000 suisses ».

Italie 1VA Gran ParadisoÄ4061 m Grenoble

Barre des Ecrins / Arrivée * 4102 mfkj VA. Briançonl Alpes du DauphinéV

Turin L' itinéraire de la traversée des Alpes: 75 sommets en 52 jours, au Piz Bernina à la Barre des Ecrins ter sur les hauteurs et poursuivre leur route. Mackrill continua cependant, pour achever par l' ascension du Grand Combin, le 20 septembre et au terme d' une aventure de 130 jours, la traversée des cinquante 4000 de la Suisse. Ce fut là une performance admirable, ne serait-ce que par la détermination qu' elle a exigée. Mais il était clair qu' il faudrait adopter une tactique différente si l'on voulait gravir tous les 4000 des Alpes en un seul été.

Une équipe très soudée: un facteur essentiel Une entreprise de ce genre exigeait à l' évi une collaboration étroite et efficace entre deux alpinistes aussi motivés l' un que l' autre. Au cours de la fin des années 80, l' idée de ce défi des 4000 nous trottait certes dans la tête, à Simon Jenkins et moi-même, mais nous avions alors consacré notre éner- %.__,Départti. PÌz' Bernina 4049 m I1 / Milan

N

0 15 30 45 60 km gie au projet plus court, bien que techniquement plus difficile, d' un parcours non-stop des sommets entourant la Mer de Glace, depuis les Drus jusqu' aux Grands Charmoz. Deux fois en 1988 et deux en 1989, nous avons démarré du Montenvers et traversé les Drus. A chaque fois, nous avions au préalable fait des dépôts de nourriture sur quatre des cols du parcours. Notre tentative la plus réussie nous a amenés jusqu' à l' Aiguille de l' Eboulement, après cinq jours, où nous avons dû abandonner car nous souffrions tous les deux d' une infection des voies respiratoires qui allait s' aggravant. Lors de ces essais, nous avons été confrontés à une escalade mixte plus soutenue que nous ne l' avions imaginé: un indescriptible rocher pourri et des conditions de neige variables, du névé parfait à la gadoue abominable. Notre méconnaissance des zones retirées entourant les bassins de Talèfre et de Leschaux a joué lourdement contre nous.

Après ces échecs cuisants, nous avons été heureux de voir quelqu'un d' autre remporter la palme. En 1992, François Damilano, en effet, a réalisé le parcours d' une bonne partie des sommets autour de la Mer de Glace, Les Alpes, terrain develés. Vue sur la partie E défis sans cesse renou- de l' arc alpin mais en négligeant inexplicablement de commencer par les Drus et en finissant par la descente des arêtes de Miage du Mont Blanc plutôt que par le parcours des Aiguilles de Chamonix.

Quoi qu' il en soit, Simon et moi sommes sortis de cette expérience plus soudés que jamais et beaucoup plus avisés quant aux conditions de l' escalade alpine. Et entre-temps, chacun de notre côté, nous accumulions un considérable butin de 4000 par notre travail en tant que guides, de sorte que notre connaissance des itinéraires approchait du niveau requis pour une traversée rapide sans éliminer la nouveauté de l' entreprise.

Choix tactiques La réalisation de ce projet des 4000 impliquait pour nous de renoncer à un tiers de nos revenus annuels de guides et d' assumer des frais personnels d' environ 22 000 francs suisses en équipement et assistance. La morosité économique excluait toute forme de parrainage, bien que notre expédition fût consacrée à récolter des fonds pour Blyths-wood Relief Aid, une institution de bienfaisance écossaise travaillant en Europe de l' Est.

Notre première décision tactique fut d' éta notre liste de sommets. Ni la liste de Karl Blodig, ni celle de Richard Goedeke n' appli des critères objectifs pour déterminer les différents sommets2. Simon et moi devions trouver une règle simple qui inclurait tous les sommets le méritant mais élimine-rait les innombrables « bosses » insignifiantes. Nous avons ainsi décidé de gravir tout sommet de plus de 4000 mètres séparé par au moins 35 mètres de dénivellation de son plus proche voisin le plus élevé. Le chiffre peut paraître arbitraire, mais il nous forçait à escalader tous les sommets d' impor historique, tels l' Aiguille du Jardin et les pics techniques du massif du Mont Blanc, comme les Aiguilles du Diable, au Mont Blanc du Tacul. Nous sommes ainsi arrivés à un total de 75 sommets. Cependant, les différences d' altitudes entre certains sommets n' ont pas encore été mesurées avec précision et nous projetions d' en contrôler encore quelques autres en cours de route.

En second lieu, nous avons mis sur pied des équipes de soutien en altitude pour permettre notre progression dans les secteurs les plus importants de l' Oberland bernois, des environs de Zermatt et du massif du Mont Blanc, tandis que l' assistance en vallée et le contact radio devaient être assurés par nos épouses.

Nous avons choisi de commencer notre expédition le 22 juin au Piz Bernina, prévoyant d' utiliser ensuite les skis dans l' Ober et espérant réussir notre rendez-vous avec le traditionnel anticyclone de juillet durant la traversée de la région de Zermatt. Nous avons établi un horaire de base de 48 jours, de la Bernina à la Barre des Ecrins, non compris les retards dus aux conditions météorologiques. Une durée totale de 55 jours ou moins semblait donc réaliste. En examinant attentivement les itinéraires de liaison entre les principaux massifs, nous sommes rapidement arrivés à la conclusion que l' em de bicyclettes nous économiserait une quinzaine de jours de laborieuse marche à pied.

A pied, à ski, à vélo: notre traversée serait donc assurée par notre seule énergie musculaire.

2 Voir note 3, p. 15.

Premiers succès Après six mois de minutieuse préparation, nous sommes arrivés le 21 juin dans la jolie vallée de Morteratsch. Tout au long des sept semaines suivantes, des conditions météo peu réjouissantes allaient entraver notre progression et notre départ au Piz Bernina n' a pas fait exception. C' est dans un véritable blizzard que nous avons parcouru la voie normale, par les terrasses de Bellavista et l' arête sud, parvenant au sommet à 20 h 30, le 23 juin.

S' ensuivit un interlude cycliste de deux jours, durant lequel nous avons pu contempler quelques-uns des paysages suisses les plus enchanteurs, en Engadine et dans les vallées du Rhin antérieur, mais où nous avons aussi enduré l' effort exténuant que représente le passage de hauts cols. Faire l' Oberalp, la Furka et le Grimsel en un jour nous a demandé un effort physique aussi considérable que tous ceux que les montagnes nous ont réservés! Nos vélos étaient des modèles de tourisme équipés de rapports permettant de franchir des pentes jusqu' à 25%.

Désormais en meilleure forme et quelque peu acclimatés, nous nous sommes embarqués dans l' Oberland bernois, le plus vaste des massifs comprenant des 4000 et celui que nous connaissions le moins. Notre entrée par le glacier d' Unteraar s' est réalisée dans une ambiance himalayenne. Nous étions entourés de tous côtés par de vastes et sauvages cirques glaciaires et, derrière, le Finsteraarhorn dominait, splendeur inexpugnable. Dans cet environnement si austère, le bivouac de l' Aar s' est avéré l' abri le plus douillet et certainement le mieux entretenu que nous ayons utilisé de tout l' été.

Le Finsteraarhorn lui-même a été une ascension ardue. C' est vraiment le monarque du massif et nous nous sommes battus contre des vents de tempête dans la longue montée depuis l' Agassizjoch. Le jour suivant, nous étions aux prises avec la célèbre traversée Schreckhorn—Lauteraarhorn, plus connue sous le nom de Lauteraargrat. Cependant, les conditions de neige sur le Schreckfirn étaient excellentes et l' arête de liaison, tronçon le plus délicat, suffisamment débarrassée de neige pour que nous puissions la franchir sans crampons. Le Lauter- aargrat compte deux sommets bien marqués, les Points 4011 et 4015, pourtant ignorés de toutes les listes. Les inclure dans une odyssée des 4000 offre la garantie d' une des plus belles « marches dans l' espace » des Alpes.

Après cette journée exaltante, ce fut une véritable corvée que de nous échapper du bassin de l' Obers Ischmeer par le Fiescherhorn, dans la chaleur et le brouillard, exposés à la menace objective de rangées serrées de séracs et, ensuite, d' une neige se réchauffant rapidement. Dans la descente du Fiescherhorn, nos skis taillèrent une tranchée mouillée continue qui déclencha une avalanche de dimension inquiétante. Parvenus à la Mönchsjochhütte dans un état proche de l' épuisement, nous avons été ragaillardis par l' arrivée de notre équipe de soutien qui nous apportait une montagne de nourriture. J' ai dévoré six œufs au plat en autant de minutes, chacun avec une épaisse tranche de pain, suivis par une grande boîte de pêches, et trois heures plus tard j' étais de nouveau prêt pour un autre repas!

L' Aletschhorn convenait parfaitement comme obstacle final dans l' Oberland: une grande montagne solitaire, offrant une vue magnifique sur nos défis à venir dans les Alpes pennines. Nous avons enfoncé dans la neige croûtée en montant la Haslerrippe, puis nous sommes descendus à ski le glacier de Mittelaletsch, sur une neige aussi lisse et dure que de la glace et qui ne laissait aucune illusion quant aux conséquences d' une chute. Nos skis étaient des Kästle Firn Extrem de 130 cm de longueur, avec des fixations Silvretta 404. Ils étaient commodes à porter dans des voies telles que la Haslerrippe, et ce que nous perdions avec eux en vitesse et en style était largement compensé par leur grande maniabilité, compte tenu de nos chaussures de montagne ordinaires.

Délabrement de la météo Le temps avait généralement été clément dans les Alpes bernoises et, jusque-là, nous n' avions perdu qu' un jour par rapport à notre calendrier le plus ambitieux. Maintenant nous nous réjouissions de l' arrivée de l' anti des Açores qui, durant cette dernière décennie, est devenu une caractéristique fidèle de la météo alpine estivale. Après trois jours de soleil splendide à Saas Fee, nous étions convaincus que la longue série de beau temps s' était installée.

Nous projetions une traversée de 14 jours sur les crêtes entourant Zermatt, en suivant l' itinéraire de Georges et Loretan et en nous reposant sur nos équipes de soutien pour les tentes et la nourriture. Après le parcours du Nadelgrat, notre confiance dans le beau temps nous incita à bivouaquer sans sacs de couchage au-dessous du Lenzjoch, à 4050 m d' altitude. Du Dom, une liaison brève mais difficile par le Domgrat et le Täschhorn nous aurait conduits à une équipe de soutien au bivouac du Mischabeljoch, mais cette nuit-là il y eut une tempête de neige. Le matin suivant, nous nous sommes battus dans le jour blanc jusqu' au sommet du Dom, mais il était impossible de continuer. Il nous a fallu attendre trois jours pour pouvoir enfin franchir la distance d' un kilomètre qui sépare le Dom de son frère siamois, le Täschhorn. Avec, entretemps, un détour qui nous a poussés à descendre jusqu' à Randa, 3000 mètres plus bas, puis à remonter au Mischabeljoch, via Täschalp et le glacier de Weingarten. Une neige épaisse était tombée jusqu' à 2400 mètres et l' arête sud-est du Täschhorn, d' habi facile, s' est révélée un monstre corniche plus typique des Andes que des Alpes!

Selon notre calendrier, le groupe Allalin-Rimpfischhorn-Strahlhorn devait être parcouru en une journée de marche facile, mais le temps ne nous a fait aucune concession et en fin de compte ce tronçon nous a pris trois jours. Notre moral a atteint le fond lors de la montée au Strahlhorn, alors que, à 5 heures de l' après, nous tracions péniblement notre route dans la neige épaisse, par jour blanc et violent grésil. Seule une magnifique opération de soutien nous a permis de poursuivre et de traverser le Mont-Rose.

Au Liskamm, par un beau dimanche matin, nous pensions que nous étions enfin libérés de l' étau du mauvais temps, mais quatre heures plus tard nous échappions de justesse à la foudre, au Gendarme 4106 du Breithorn, ce qui nous a forcés à une retraite jusqu' au refuge des guides du Val d' Ayas.

Les géants de Zermatt Le 19 juillet, nous arrivions au Schwarzsee, au-dessous d' un Cervin plâtré de neige et avec six bonnes journées de retard sur l' ho prévu.

« Cette fois, ce n' est pas de la plaisanterie, nous informa avec enthousiasme notre groupe de soutien, les guides de Zermatt nous promettent cinq jour de temps impeccable! » En réalité, il s' agissait d' un anticyclone frais et humide, avec une inversion de nuages à 4200 mètres, mais ces conditions étaient assez bonnes pour nous permettre de progresser rapidement et de traverser les géants de la partie ouest des crêtes de Zermatt. L' arête du Hörnli, au Cervin, a été magnifique, absolument déserte, la face WNW Au crépuscule, montée de l' Ewigschneefeld en direction du Mönch de la Dent d' Hérens ( en partant de la cabane Schönbiel ) une superbe partie de plaisir, et l' arête sud de la Dent Blanche un spectacle de beauté hivernale éthérée. Cependant, nos cinq jours de grâce se sont terminés brutalement juste à l' endroit que nous craignions, au Schalijoch. Nous y avons passé une journée d' abandon au bivouac, sans nourriture. Le lendemain, le temps s' est éclairci mais avec la neige qui était tombée il était impensable d' affronter les complexités du Schaligrat. Sachant que nous devions absolument atteindre le sommet du Weisshorn ce jour-là, à moins de nous trouver à nouveau contraints à une retraite démoralisante jusque dans la vallée, nous nous sommes aventurés dans des couloirs de neige non répertoriés de la face est de la montagne. Et de fait, l' ascension a été rapide et simple. Cette recherche d' itinéraire intuitive nous a économisé des heures précieuses que nous avons immédiatement mises à profit pour descendre l' arête nord. Au Grand Gendarme et sur l' arête qui fait suite, il y avait des amoncellements de neige pendus à des inclinaisons invraisemblables. Mais Dieu merci, il existe quelques 4000 faciles, comme ce bon vieux Bishorn, au sommet duquel nous nous sommes étendus de tout notre long pour nous soulager de cette vertigineuse descente.

Jusque-là, nos genoux avaient supporté l' aventure de cet été sans protester, mais nous avons ressenti les premières douleurs dans la descente de 2500 mètres sur Zinal. Pourtant, la boucle de Zermatt maintenant derrière nous, nous étions requinqués moralement et pour la première fois nous avons osé songer à la réussite de l' intégralité de notre projet. Le Mont Blanc se montrerait sûrement aimable à notre égard.

Aletschhorn, Haslerrippe, 4 juillet 1993 En terrain familier Nous sommes parvenus à concentrer sur deux jours 130 kilomètres à vélo et l' ascen du Grand Combin et au moment de quitter la Suisse, nous avions cinq jours de retard sur notre horaire. L' arrivée dans les zones du massif du Mont Blanc où nous exerçons d' habitude notre profession de guides a coïncidé avec le passage aux canicules plus typiques de ces derniers étés et pour la première fois, nous avons emporté nos casques. Une traversée nocturne du col d' Argentière et du col des Cristaux nous a ramenés face à face avec nos vieux adversaires: les Droites et l' Aiguille Verte. Nous ne connaissions que trop bien les difficultés de l' arête reliant ces deux montagnes; nous avons donc suivi, au clair de lune, le parcours tortueux de la voie normale des Droites, puis traversé le glacier et gravi le couloir menant au col Armand Charlet, d' où les sommets de la Verte étaient faciles d' accès.

Le jour suivant, nous peinions pour nous extraire du bassin de Leschaux et pour monter au bivouac du col des Grandes Jorasses, en passant sous les Périades. A un moment donné, le sérac sommital du versant sud de la montagne s' est effondré, engloutissant huit alpinistes. La vision de l' opération de secours, ajoutée à un temps menaçant, a fait de notre ascension de l' arête ouest des Grandes Jorasses l' itinéraire le plus éprouvant nerveusement que nous ayons vécu jusquelà. G. W. Young, Jones et Knubel ont-ils vraiment fait en 1911 ces traversées avec de minces fissures pour les doigts, sous la Pointe Marguerite? Nous étions de retour au bivouac vers minuit et nous avons fêté cette victoire par de savoureux spaghetti.

Les longueurs à franchir pour atteindre la calotte de Rochefort, le matin suivant, nous ont également impressionnés. Lorsque nous eûmes traversé les deux sommets du groupe de Rochefort et atteint la Dent du Géant, le tonnerre grondait sur le Mont Blanc et des volées de grêle s' abattaient. Saisis par la panique, nous avons escaladé comme des fous les cordes fixes, croisant des hordes de grimpeurs italiens qui battaient en retraite, touché la madone qui se dresse au sommet et nous nous sommes enfuis en direction du col du Géant, où un camp de soutien nous attendait.

Traversée des délicates fissures au-dessous de la Pointe Marguerite, sur l' arête W des Grandes Jorasses ( 2 août ) 33 heures en route Le décor était monté pour le « finale » au Mont Blanc, mais un temps instable nous a cloués à nos tentes pour deux jours. Finalement, un orage furieux a éclaté et notre tente a été sérieusement malmenée par le vent de tempête qui s' est ensuivi. Cependant, le service météo de Chamonix annonçait une lucarne de 36 heures de beau temps avant l' arrivée des prochains orages. Après avoir mis au point un itinéraire compliqué, nous avons estimé qu' il devrait nous être juste possible de faire les 12 sommets du Mont Blanc durant ce bref intervalle, pour autant que nous grimpions non-stop durant la nuit suivante. Dès que le vent tomba, le 6 août à 10 heures du matin, nous nous mîmes en route pour les Aiguilles du Diable. Itinéraire incomparable d' acrobatie aérienne exécutée sans souci, en contraste absolu avec l' ambiance austère de l' arête ouest des Jorasses.

A 7 heures du soir, nous nous reposions dans une tente au col Maudit et, entre une cuillerée de soupe et un morceau de fromage, jouissions du plus beau coucher de soleil de notre voyage. Le Mont Maudit, digestion oblige, a été gravi lentement, mais à minuit nous traversions rapidement le Corridor et le Grand Plateau, en direction de l' Aiguille de Bionnassay, dont l' arête sommitale s' est avérée une véritable lame de rasoir. Quelle idée avais-je bien pu avoir de proposer de laisser la corde au Dôme du Goûter?

Ragaillardis par un fort café pris au refuge Vallot, nous nous sommes joints à la cohorte de 200 personnes qui montait au sommet du Mont Blanc. Difficile d' imaginer un contraste plus grand entre la chaude convivialité du sommet, bourré de monde, et la descente de l' arête du Brouillard. A midi, nous étions assis sur un nid d' aigle rocheux loin au-dessus du col Emile Rey, songeant au conseil du guide ( pour la montée ), selon lequel « il est essentiel de se trouver bien au-dessus du col avant le lever du jour », et observant les

I

Arrivée au sommet de l' Aiguille du Jardin, à l' aube du ter août pierres et les coulées de neige qui dévalaient ce couloir que nous devions emprunter. Comme des orages étaient annoncés pour la soirée, nous ne pouvions nous permettre de rester assis là pour attendre un regel qui diminuerait les risques. Nous nous sommes donc engagés dans une série de rappels hasardeux dans les raides faces granitiques du versant Miage de l' arête, afin de gagner le col. La plupart des vieilles sangles trouvées en route et fourrées dans notre sac durant les semaines précédentes ont trouvé là leur utilisation et nous avons été très reconnaissants de les avoir sous la main.

C' est en trébuchant comme deux zombies que nous avons traversé le Mont Brouillard et la Punta Baretti, et après 33 heures de route nous gagnions le sanctuaire du bivouac Eccles. Nous y avons rencontré un guide français et son client qui ont été tellement stupéfaits en apprenant notre itinéraire qu' ils se sont empressés de nous donner toute leur nourriture de réserve et de quitter les lieux pour le refuge Monzino, nous laissant toute la place pour un sommeil bienheureux!

Au sommet de l' Aiguille Blanche de Peuterey, 8 août, 8 h 30: la dernière montagne difficile de toute la traversée est ainsi vaincue Seule l' Aiguille Blanche de Peuterey nous séparait maintenant d' une victoire presque certaine, à la condition de ne pas nous faire renverser ensuite, à vélo, par quelque camion italien. L' orage a attendu juste assez pour nous permettre, le matin suivant, de traverser le plateau de Freney, monter au sommet et redescendre. Après quoi, nous avons plongé joyeusement dans la descente de la bordure du glacier du Brouillard pour atteindre le Val Veni en un peu moins de deux heures et demie et retrouver nos épouses.

Tenir bon jusqu' au bout Les cinq derniers jours ont été plus détendus mentalement mais encore pénibles. Nous avons traversé sains et saufs l' auto d' Aoste, évité de justesse un orage au sommet du Gran Paradiso et nous avons fait ensuite une marche magnifique par les cols du Nivolet et du Carro, pour atteindre la Vanoise. Une journée comme celle-là, passée à marcher dans un paysage splendide et peu fréquenté, compte parmi les grands moments de notre voyage.

La montée de 1800 mètres de la vallée de l' Arc jusqu' au col du Galibier, sur les traces du Tour de France, nous a offert un autre moment de grande émotion: une vue fantastique, à notre arrivée au sommet, sur la Meije et la Barre des Ecrins. Instant de bonheur aussi grand que celui que nous avons ressenti au sommet de n' importe lequel de nos 75 quatre-mille.

L' ascension de la Barre des Ecrins elle-même a été moins grandiose. Nous étions désormais trop éreintés pour apprécier vraiment cette dernière ligne droite. A partir d' un bivouac dans les blocs du col d' Arsine, nous avons fait une ascension de 1300 mètres par le Pic de Neige Cordier pour atteindre seulement le départ de la Barre. La voie normale était encombrée de grands groupes Depuis le Hohbergjoch, au lever du jour, vue sur la partie supérieure du Riedgletscher guidés, la trace était jonchée d' excréments et des nuages cachaient la vue. Heureusement, ces foules s' arrêtaient toutes à l' avant, le Dôme de Neige, et une subite percée de soleil sur l' arête sommitale nous a rappelé les splendeurs alpines désertes et immaculées que nous avions savourées durant les sept semaines précédentes.

A 10 heures du matin, le 13 août, nous posions la main sur la croix dressée au sommet de la Barre des Ecrins, mettant ainsi un terme à notre quête. Depuis le Piz Bernina, nous avions été en route pendant 51 jours et 13 heures et demie, nous avions marché ou grimpé un total de 520 km, avec 60 000 mètres de dénivellation à la montée, plus 570 km et 10 500 mètres de montée à vélo. Songeant au fait que nous avions écopé le plus mauvais temps estival de ces six dernières années, nous étions heureux d' avoir réussi un horaire qui ne représentait que trois jours de retard par rapport à notre calendrier le plus ambitieux. Il ne fait pas de doute que notre horaire pourrait être amélioré durant un été au temps plus stable, mais rétrospectivement je suis heureux que nous ayons eu à nous battre. A chaque tempête les montagnes gagnaient en stature, notre aventure nous a rendus humbles et elle a renforcé notre respect pour les pionniers de jadis.

Pour tous les deux, ce voyage a ravivé le feu de l' alpinisme classique tel qu' il se pratiquait peut-être du temps de Young et Knubel, de Ryan et des Lochmatter. En suivant leurs traces par tous les temps et n' importe quelles conditions, nous avons en général échappé aux foules et revécu les moments passionnants de leur époque pionnière. Si notre traversée des 4000 ne devait prouver qu' une chose, ce serait que dans les Alpes, la véritable aventure est toujours là et qu' elle est bonne à prendre.

Traduit de l' anglais par François Bonnet 3 Les 75 quatre-mille alpins gravis entre le 23 juin et le 13 août 1993 se répartissent de la façon suivante:

50 montagnes principales: Mont Blanc 4807 m, Dufourspitze 4634, Nordend 4609, Signalkuppe 4556, Dom 4545, Liskamm 4527, Weisshorn 4505, Täschhorn 4490, Matterhorn 4478, Mont Maudit 4465, Dent Blanche 4356, Nadelhorn 4327, Grand Combin 4314, Lenzspitze 4294, Finsteraarhorn 4273, Mt Blanc du Tacul 4248, Castor 4228, Zinalrothorn 4221, Höhberghorn 4219, Piramide Vincent 4215, Grandes Jorasses 4208, Alphubel 4206, Rimpfischhorn 4199, Aletschhorn 4195, Strahlhorn 4190, Dent d' Hérens 4171, Breithorn 4164, Jungfrau 4158, Bishorn 4153, Aiguille Verte 4122, Aig. Blanche de Peuterey 4112, Barre des Ecrins 4101, Mönch 4099, Pollux 4092, Schreckhorn 4078, Obergabelhorn 4063, Gran Paradiso 4061, Aig. de Bionnassay 4052, Gr. Fiescherhorn 4049, Piz Bernina 4049, Gr. Grünhorn 4044, Lauteraarhorn 4042, Dürrenhorn 4035, Allalinhorn 4027, Weissmies 4023, Dôme de Rochefort 4015, Dent du Géant 4013, Lagginhorn 4010, Aig. de Rochefort 4001, Les Droites 4000; 25 sommets secondaires ( dénivellation de 35 m ou plus par rapport à un sommet adjacent plus élevé ): Zumsteinspitze 4563 m, Liskamm sommet W 4479, Picco Luigi Amedeo 4469 ( à contrôler ), Parrotspitze 4436, Ludwigshöhe 4341, Weisshorn Grand Gendarme 4331, Corno Nero 4321 ( exactement 35 m de déniv ., mesurée à l' alti ), Dôme du Goûter 4304, Liskamm II Naso 4273, Gr. Jorasses Pointe Whymper 4184, Gr. Combin de Valsorey 4184, Breithorn sommet central 4159, Gr. Combin de la Tsessette 4141, Breithorn E 4139, Mt Blanc du Tacul L' Isolée 4114, Mt Blanc du Tacul Pointe Carmen 4109, Breithorn Gendarme 4106 ( 40 m de déniv ., mesurée à l' al ), Grande Rocheuse 4102, Mt Blanc du Tacul Pointe Chaubert 4074, Mont Brouillard 4069, Gr. Jorasses Pointe Marguerite 4065 ( au moins 45 m de déniv. ), Aiguille du Jardin 4035, Hinter Fiescherhorn 4025, Dôme de Neige des Ecrins 4015, Punta Baretti 4013.

- D' autres sommets souvent inclus dans les listes des 4000, tels le Balmenhorn, la Punta Giordani, le Mont Blanc de Courmayeur et II Roc, présentent une dénivellation de 20 m ou moins et n' ont donc pas été pris en considération. Les inclure obligerait de donner le titre de 4000 à des dizaines d' autres bosses mi-neures.(Voir à ce propos LES ALPES, BM 1/94, p. 14, Gino Buscaini: « Première liste officielle des 4000 des Alpes ». Red.Nous avons pu constater que la liste des différences d' altitude donnée par le guide des 4000 de Richard Goedeke contenait plusieurs erreurs. Une mesure exacte de quelques-uns des sommets de moindre importance reste à faire.

Etna,

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