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Val Bavona

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

Avec 2 illustrations ( 122, 123Par E. Studer-de Siebenthal

Que de richesses au Tessin pour l' amateur de vieux sites, de paysages pittoresques et sauvages! Que de charme dans ses vallons peuplés de petits hameaux et de nombreuses chapelles! Il est un val à la portée de tous les marcheurs, le val Bavona, si aride et retiré qu' on pourrait le croire séparé du reste du monde, où les indispensables cultures sont péniblement prises au sol. Pas de train, pas de route. L' étroit chemin ne permet que sur un petit parcours le passage d' un véhicule à moteur. Assez vaste est l' entrée du val à Bignasco, mais bien vite les sombres parois de rocher se resserrent et la fougueuse Bavona s' impose en grande maîtresse des lieux. Son eau tumultueuse, d' une surprenante limpidité, azur ou émeraude suivant l' éclairage, heurte avec fracas et contourne des énormes blocs de granit. Ces blocs que nous retrouverons toujours dans son lit, sont aussi blancs et polis que du marbre. Le chemin longe le torrent pour autant que les innombrables rochers le lui permettent. Sous les châtaigniers touffus, des chevrettes gambadent d' une pousse d' arbre à un brin d' herbe. A part cela, c' est la solitude. Nous sommes à fin mars et les montagnards n' ont pas encore quitté leurs quartiers d' hiver de la Valle Maggia. Seuls quatre ou cinq vieux couples ont regagné les hameaux du val avec les chèvres.

La montée est une vraie promenade, heureusement, car il y a tant à voir. Voici le premier hameau, Mondada, complètement désert, étageant ses vignes et ses petites maisons. Malgré la raideur de la pente, les prés que le montagnard a créés à force de patience et de labeur sont d' une propreté parfaite. Il a fallu ramasser les cailloux, les grosses pierres pour en faire des murets en choisissant judicieusement la place de chacun d' eux. Et pour ne pas perdre inutilement le plus petit espace, les abris pour les chèvres ont été aménagés sous les gros blocs de pierre. Ces derniers prennent-ils trop de place? une échelle, un escalier vous conduit là-haut; le montagnard y a construit un mur tout autour, porté de la terre, et c' est un pâturage en miniature. Mais le châtaignier est roi sur la moitié du val. Partout des troncs tordus ou évidés, des branches maltraitées par les vents, et malgré cela d' une vitalité indomptable. On les voit partout, jusqu' au pied des parois de granit, dans les couloirs et coupures de la montagne.

Entre Mondada et Fontana, un chemin part sur la gauche et traverse la Bavona qui forme à cet endroit deux torrents. Il faut admirer l' originalité des ponts. Premièrement le chemin est adossé au rocher et forme une arche, puis à angle droit une seconde arche qui repose, de l' autre côté de l' eau, sur un bloc de granit de dimensions respectables, baigné par la Bavona; un peu plus loin un nouveau bloc-pilier d' où part la troisième arche, appuyée sur un pilier naturel de la rive droite. Continuons notre chemin. Voici Fontana sur la pente, plus loin Alnedo et sa petite chapelle au bord du sentier. Le val s' élargit. Et ce sont encore des chapelles. L' une d' elles, à Sabione, s' orne d' une fresque représentant Moïse, le bâton à la main, car il vient de frapper la roche d' où jaillit une eau claire; et en fait, à deux pas, une source vient au jour entre les pierres et les fleurs. Petit endroit béni; la végétation y est d' un beau vert. Dominant les prés, c' est le hameau aux jolies maisons de pierres, toujours ces mêmes pierres pareilles à celles des murets. Plus loin, c' est Ritorto. Quelques maisons, mais surtout des blocs protégeant de petits greniers et encore les mêmes murets. Plus haut, sous les arbres, de vieilles bâtisses en ruines. Sur la gauche, une échancrure s' ouvre au haut d' une immense et sombre paroi, le val Calneggia. Une belle cascade donne un peu de douceur à l' austère paysage et laisse emporter par le vent une fine nuée d' argent. Mais la Bavona est toujours là. Elle fait un coude et gronde en passant sous le solide pont de Foroglio. Une chapelle domine le torrent semblant lui conseiller plus de prudence. Sur les hauteurs, par delà des forêts, des pâturages, des abris. Le sentier borde la Bavona, parmi les pierres et les arbres. Le val se resserre toujours davantage; mais les sombres parois rebelles ne peuvent empêcher l' eau de s' échapper au-dessus de l' abîme et ce sont encore de fraîches cascades. Sur la rive gauche, voici Roseto relié au sentier par un pont aux piliers de fer. Puis Faedo, Fontanellate; ce dernier compte cinq ou six maisons. Son sanctuaire rappelle Notre-Dame-des-Neiges sur Zermatt. Le chemin est horizontal et la Bavona fait de même en jouant aux ruisselets et aux marais. Plus loin, le terrain se modifie, un village apparaît, Sonlerto. Une trentaine de maisonnettes serrées autour d' une toute vieille église. Il faut être acrobate pour monter l' antique escalier de bois conduisant au clocher! Il est constitué par de grosses branches entaillées, coincées de biais entre les parois, les unes sur les autres. Il faut dire que la tour n' a qu' un mètre et demi de côté. C' est un plaisir de parcourir le hameau. En face de l' église un semblant de place avec une fontaine, d' où partent d' étroites ruelles en pente, pavées de petits cailloux ronds. Les blocs de pierre sont toujours là, servant de base aux maisons. Tout y est coquet, propre.Voici un habitant, assez âgé. Il est là depuis quelque temps avec sa femme pour s' occuper d' un troupeau de chèvres dont on entend les bêlements plaintifs, car c' est l' heure de la traite. Elles ne viennent pas salir les ruelles et restent cantonnées dans leur parc à l' extérieur.

Un détail intéressant au sujet des habitants du Tessin. Si vous ne parlez pas l' italien, vous pouvez utiliser le français, l' allemand, l' anglais, voire le hollandais, vous serez toujours compris. Dans ces vallées au sol trop ingrat, les possibilités restreintes de travail obligeaient le Tessinois, avant la guerre, d' aller gagner sa vie dans les autres cantons ou à l' étranger. C' étaient, et ce sont encore les femmes qui travaillent le coin de terre, ratissent les prés pour en ôter les feuilles, bêchent, plantent pommes de terre et maïs, soignent les vignes, le gros et le menu bétail, et souvent vous les rencontrez le long des chemins une hotte immense au dos, bourrée de fourrage ou de feuilles sèches ou encore chargées de grosses branches qu' elles ont coupées. Vraiment, nous devons respect et admiration à ceux et celles qui se penchent journellement vers cette terre si dure. Je pense surtout à ces femmes si âgées, souvent près de huitante ans, portant encore de lourdes hottes ou de gros outils, et qui répondent à votre salut par un sourire illuminant tout leur vieux visage ridé.

Mais tous comprennent la beauté de leur vallée, comme cet habitant de San Carlo parlant avec fierté, avec une lueur émue dans le regard, d' une vieille chapelle abandonnée.

A la sortie de Sonlerto, l' inséparable Bavona roule ses eaux vertes entre les blocs blancs et polis sous un pont romain à l' arc élégant. Puis c' est à nouveau une nature aride, sauvage. Seuls les rochers-pâturages rappellent la main de l' homme. Quelques châtaigniers encore, les derniers, aux troncs, aux branches tourmentés, semblant sans vie. Et à un détour du sentier, une chapelle, Gannariente. La vision est inattendue, d' une simple beauté, comme un défi à la désolation et à l' hostilité qui l' entourent. Le chemin continue sagement. Un village approche, plus important; San Carlo, le dernier lieu habité du val. Nous le laissons à notre droite, car la cabane Basodino est encore loin, et traversons la Bavona sur un petit pont de bois haut perché sur de gros blocs. A quelques pas nous apercevons trois ou quatre maisons: le Vieux San Carlo, abandonné depuis des centaines d' années. Le regard est attiré par une merveilleuse chapelle au clocher terminé par un toit élancé, arrondi en pointe, recouvert de plaques de granit taillé, surmonté d' une boule et d' une croix dorées. Les murs du sanctuaire furent jadis blanchis à la chaux, mais à présent les pierres sont apparentes. Son toit aussi est de granit taillé. Du côté ouest, largement ouvert, un simple porche aux grosses poutres. Tout autour, des pierres, des murs croulants, des arbustes. Que de beauté se dégage de ce vieil édifice! Mais aucune cloche ne tintera. L' antique clocher est vide, les larges baies cintrées laissent entrer le soleil et la pluie. Son âge? Début du 14e siècle. Bientôt sept cent ans et elle est toujours là, bravant paisiblement toutes les tempêtes, celles du ciel comme celles venant des hommes. Quittons-la et reprenons le sentier caillouteux. Quelques bâtisses dont quatre encore fièrement debout. Portes et fenêtres ne sont que de noires ouvertures. L' une des maisons a toutes ses baies cintrées comme celles de l' église. Plus haut, des murs d' une épaisseur exceptionnelle font penser à une vieille tour de garde; des vestiges de meurtrières confirment cette hypothèse. Mais la nature a envahi ce bastion: quelques graines ont germé dans le sol de terre battue et maintenant de beaux chênes occupent la place.

Le chemin se faufile parmi les buissons et les arbres. Ce ne sont plus des châtaigniers, mais des chênes, des hêtres, des bouleaux aux troncs gainés d' écorce blanche. Leurs premières feuilles tremblent au vent devenu subitement frais et qui descend, nul besoin de chercher, des glaciers qui s' approchent. Voici des éboulis, des coulées de neige, restes d' avalanches qui ont emporté dans leur chute des arbres entiers. Ceux-ci, déracinés, ne se découragent pas et des bourgeons éclatent. Que fait la Bavona? Elle est cachée mais non muette. Son eau gronde dans une gorge. Plus haut, vers les pâturages de Campo, quelques petites maisons de pierres pour les bergers, et, sur un monticule tout proche, une dernière chapelle près d' une grande croix de bois. Que l'on monte, que l'on descende, de bien loin elles s' aperçoivent.

Tout de suite c' est la vraie montagne qui commence. Les parois resserrées forment une gorge au fond de laquelle la Bavona bondit sauvagement, enfin libérée. Car brusquement la neige est là, très profonde, cachant tout, et c' est le silence; son épaisseur assourdit le tumulte de l' eau. Là-haut, vers le nord, une échancrure, où dans le crépuscule, on ne sait pas où s' arrête le ciel et où commence la neige.

La montée se poursuit, monotone. Enfin, dans la nuit complète, des rumeurs de cascades nous disent que nous approchons du but. Dans la grisaille de la neige et les ombres noires des rochers se détache une teinte neutre qui pourrait bien être la cabane. Une cascade encore, puis quelques pas, et c' est le refuge Robiei. A la lueur des lampes de poche, l' entrée nous paraît belle: une terrasse recouverte d' un toit soutenu par des colonnes de granit.

Le lendemain, nous découvrons les lieux. Quel magnifique belvédère que cet emplacement! Au fond du gouffre ouvert en face de la cabane, la Bavona naît de la réunion de trois torrents qui, pour l' instant, sont des cascades et des coulées de neige. Puis l'on cherche naturellement le Basodino, à l' ouest, beau sommet de 3277 m. à la frontière italienne. Il paraît plus élevé tant le paysage est hivernal. Malgré la neige son glacier ouvre de larges crevasses et ses moraines latérales sont bien visibles; à ses côtés les pointes Cavergno et de la Medola. Deux jours plus tard, de son sommet, nous pourrons faire le tour d' horizon. Que de montagnes, que de vallées! Longtemps nous avions cru que le Tessin au climat méridional était plus ou moins plat. Et il n' est que monts et vaux! Et lacs aussi. Tous les hauts vallons de 2000 m. en cachent jalousement. Doublement cachés à cette époque de l' année, tous vêtus de blanc. Un coup d' œil sur la carte livrera quantité de noms: lacs Nero, Bianco, Sfundau, Matorgni, della Froda, Lajozza, Naret, Laghetti; ces trois derniers derrière la magnifique Cristallina qui a donné son nom aux beaux marbres de six teintes différentes qui se cachent à ses pieds. D' autres noms se placent sur les cols, les vallons, les pointes. Noms chantants, légers, ou sombres et barbares! Fiorina, Fiorena, Valleggia, Cavagnolo, Randinasca, Grandinaggia, Pioda, Cavallo del Torro, Poncione de Braga. Presque sous nos pieds, du côté italien, les noms allemands voisinent avec ceux aux consonances latines. Nous apercevons deux lacs retenus par des barrages et une large route s' arrêtant à la frontière, au col San Giacomo, car la Suisse a gardé son chemin muletier. Tout autour, fermant l' horizon, les Valaisannes, les Bernoises, les Uranaises, les Grisonnes, puis au sud, au premier plan, les innombrables pointes tessinoises; plus loin, voilées de brume, les Italiennes.

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