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Voici près de 60 ans, un été dans le Caucase

Remarque : Cet article est disponible dans une langue uniquement. Auparavant, les bulletins annuels n'étaient pas traduits.

PAR OSKAR HUG, ZÜRICH-KILCHBERG

Juin 1910. Par pur esprit d' aventure, deux étudiants lausannois, saisis par l' ambition de monter une fois aussi haut que possible, plus haut encore que ne le permettaient les Alpes, partaient escalader des sommets dans le Caucase. Nous ne nous posions aucun problème, ou guère. Notre but: voir du pays nouveau, gravir des sommets vierges. Notre jeunesse, nos goûts naturels entraient seuls en ligne de compte. D' autres intérêts nous étaient étrangers et notre décision ne se justifiait ni par des questions scientifiques, ni par aucune autre raison. Mon ami Casimir de Rham, étudiant-ingénieur, et moi-même, futur disciple d' Esculape, étions simplement épris de mouvement. Nous avions fait connaissance pendant le premier semestre, donc quatre ans plus tôt, nous nous étions appréciés et devînmes promptement une cordée inséparable qui, dans les Alpes vaudoises au début, puis en Valais et dans le massif du Mont Blanc, escalada avec une ardeur et une persévérance insatiables des arêtes et des parois connues d' abord, puis inaugura mainte route nouvelle.

Mais pour l' expédition projetée nous n' étions pas seuls. Mon amie et camarade d' études, Tatiana Nikitine, voulait de toute façon passer ses vacances à Moscou, son lieu d' origine. Conquise par ma curiosité alpine lors de nombreuses randonnées en montagne et à ski, elle se joignait à nous pour la partie la plus facile de notre voyage. Excellente décision; grâce à sa présence et à son insistance notre voyage d' aller dans le Caucase aussi bien que notre retour se prolongèrent indûment, ce qui nous permit de connaître bien des endroits magnifiques et d' élargir notre culture. C' est à Tatiana que nous dames ce dernier point et nous louâmes sa sagesse.

Nous emportions peu de chose: une valise par tête, remplie de nos objets personnels, d' un nombre respectable de boîtes de conserves, de tabac à pipe pour Casy, de « bouts » pour moi et un sac à main pour chacun constituaient tout notre bagage. Pas beaucoup plus donc que ce qu' on prend pour un séjour de quelques semaines dans les montagnes familières. Nous n' étions encombrés ni de pitons, ni d' étriers, ni d' anneaux de rappel. Deux piolets, des crampons, une corde de 40 m, deux tentes avec sacs de couchage complétaient notre équipement sportif. Et nous comptions nous servir de la carte du Caucase de Merzbach.

Nous avions consciencieusement étudié au préalable l' ouvrage de Merzbach de manière à pouvoir nous débrouiller. Enfin, le jour venu, nous montâmes dans le train pour Gênes. Nos finances s' élevaient à 5000 fr. par personne. Ma « fortune » provenait du legs fait par une tante en vue d' un voyage en Espagne. Forte somme à l' époque qui suffit amplement et pour l' expédition projetée au Caucase et pour le voyage suivant à travers la Russie.

A Gênes, nous prîmes un grand paquebot qui devait nous amener à Odessa avec quelques escales. Celles-ci, d' une durée de plusieurs jours souvent, étaient prévues à Naples, au Pirée, à Smyrne et à Constantinople. Le voyage jusqu' à Batoum durait deux semaines et demie. L' arrêt le plus bref se fit à Naples, accessible plus tard avec facilité. Nous passâmes quatre jours au Pirée et à Athènes, dans les musées, sur l' Acropole, et les environs encore si champêtres et primitifs nous enchantèrent.

1 Les Alpes - 1967 - Die Alpen1 Chaque soir nous nous asseyions au pied du temple de la Victoire aptère et admirions le soleil qui se couchait derrière Salamine dans une lumière sidérale extraordinaire. Il n' est pas nécessaire de souligner que, par la même occasion nous rafraîchîmes les quelques connaissances dues à nos études de grec et employées avec une fantaisie rare. Quoi qu' il en soit, les impressions laissées furent tellement fortes que je fis quatre séjours plus ou moins longs en Grèce dans les années suivantes. Mes souvenirs de Smyrne sont maigres. Nous fûmes d' autant plus séduits par Constantinople et par le Bosphore.

A Constantinople, le Proche-Orient et le monde arabe s' ouvrirent à nous pour la première fois. Les longues heures passées dans les mosquées, le trafic intense, les allées et venues, les prières dans les cours et les sanctuaires demeurent vivants dans mon esprit. Mais ce n' étaient pas seulement des prières qui montaient vers le ciel dans ces lieux. La foule, le mouvement pouvaient s' y comparer à ceux qui animaient le Grand-Pont où semblaient se tenir un marché perpétuel.

Notre périple méditerranéen se termina à Odessa, et nous prîmes alors un paquebot russe en direction de Batoum.

Aujourd'hui encore deux souvenirs marquent mon passage à Odessa. Le premier: le grand escalier de pierre qui monte du port à la ville haute. Je l' ai revu depuis dans l' excellent film Le cuirassé Potemkine. Puis un événement absolument inconnu survint. Descendus dans le meilleur hôtel, nous nous étions couches de bonne heure quand, vers minuit, un rugissement de Casy me tira de mon sommeil De nombreuses piqûres de punaises que soudain je pus observer aussi sur ma personne en étaient la cause. Furieux nous sortîmes tous deux en chemise de nuit dans le corridor et fîmes appeler le directeur de l' hôtel. La porte d' une chambre voisine s' ouvrit prudemment alors et sur le seuil apparut, en chemise de nuit également ( les pyjamas n' étaient pas encore de mode ) un vieux monsieur qui se présenta comme le Généralet nous expliqua obligeamment:

- Ne vous excitez pas, Messieurs. On voit que vous êtes pour la première fois en Russie.Vous trouverez ces gentils petits animaux dans presque tous les hôtels de notre pays.

Notre conversation devint de plus en plus comique et pleine d' humour, et nous nous séparâmes de la manière la plus cordiale. Notre plainte du lendemain auprès du directeur de l' hôtel se solda par ces mots tragi-comiques:

- Ce sont les clients qui nous les apportent.

Afin de connaître un peu mieux la Crimée, nous abandonnâmes le paquebot à Sébastopol et, dans une auto très moderne pour l' époque, fîmes le trajet jusqu' à Yalta. Nous n' eûmes pas à le regretter: la Porte de Baidar d' abord, puis la route qui suit par Alupka, Livadia, Yalta ( avec son coup d' oeil sur les nombreux et pompeux palais et villas des tsars, des grands-ducs et de l' aristocratie russe ) peut soutenir la comparaison avec la Grande Corniche de Nice. A Yalta, nous retrouvâmes notre paquebot qui nous amena pendant la nuit à Batoum, sur la côte orientale de la Mer Noire. Malheureusement nous fûmes frustrés de la vue sur le Haut-Caucase. Batoum ressemblait alors plus à un grand village de pêcheurs qu' à une ville.

Quelques excursions dans la région à l' est de Batoum nous permirent d' admirer une série d' églises anciennes de style byzantin. Le chemin de fer nous conduisit ensuite à la petite ville de Lentechi, au pied sud des montagnes caucasiennes. Aux abords de la ville, dans un décor déjà trè s«précaucasien », nous goûtâmes pour la première fois au romantisme d' une nuit sous la tente. Cette nuit et notre deuxième bivouac se passèrent dans un entourage merveilleux. Des buissons de rhododendrons, hauts de deux à trois mètres et couverts de fleurs colorées, nous offraient leur protection, et la floraison d' ancolies alpestres d' un bleu intense nous mit déjà en pleine euphorie. Une visite dans l' idyllique demeure du chef russe de l' arrondissement nous valut le régal d' excellents « Knödel » bavarois. La raison: l' épouse du chef était une Bavaroise authentique, aux formes abondantes, que son mari, un petit homme très vif, loge dans un uniforme un peu trop ample, avait été quérir en Allemagne. Notre hôtesse prit naturellement grand plaisir à converser dans sa propre langue.

Le dernier jour nous amena tous trois avec deux porteurs par-dessus la crête frontière, haute de 4000 m environ de l' anti du Leila. Celle-ci sépare la Grusinie de la Swanetie, ce qui nous permit d' admirer pour la première fois, et malgré le temps très nuageux et pluvieux, la chaîne des hauts sommets swanétiques, grâce à quelques courtes éclaircies. Nous aperçûmes d' abord la pyramide éblouissante du Tetnuld, analogue à notre Weisshorn valaisan, le 5000 m du massif du Dschanga-Skara, à l' est, le double sommet de l' Ushba plus loin à l' ouest. Nous pûmes ainsi nous rendre compte de ce qui nous attendait. Par une pluie persistante nous entrâmes dans la vallée de la Swanetie et, à la fin d' une journée agréable malgré le temps plutôt mauvais, atteignîmes à l' entrée d' une vallée latérale, située vers le torrent Dolra-Tschala, le village de Betscho qui devait devenir le point de départ de nos ascensions. Là, nous procédâmes à nos préparatifs et changeâmes de porteurs. Parmi les nouveaux venus se trouvaient le juge de paix de Betscho, cultivateur extrêmement aimable et complaisant, et l' Arménien Abulof, le factotum de notre camp, gardien de nos tentes, pourvoyeur magique de notre ravitaillement, cuisinier, interprète. Malgré son apparence tout orientale on ne pouvait douter de son honnêteté et de son affabilité.

Nous conformant aux récits de Merzbach, nous fîmes d' abord une visite au dénommé « prince » de la vallée ou du clan. Malgré l' occupation russe qui se bornait, Dieu merci, à une garnison très réduite, ce personnage conservait son importance, mais ne possédait plus ni sa toute-puissance, ni son droit de justice sur les habitants du pays. Il s' appelait Knias ( prince ) Dadisch Kiliani et vivait dans un édifice qu' une grosse tour distinguait seule des habitations de ses combourgeois. Comme nous entrions dans sa demeure, nous fûmes un peu surpris d' être introduits dans sa chambre à coucher, pièce plutôt grande, située dans l' axe de la tour, sommairement meublée, avec des murs non crépis mais couverts d' illustrations assez osées de la « Vie parisienne » d' un effet très amusant. Le prince était étendu sur un grand lit, fort modestement garni, une maladie déjà très ancienne l' empê de se lever. Il portait des traces visibles de lèpre. Malgré cela, il nous accueillit fort courtoisement, s' exprimant dans le français le meilleur.

Il nous raconta qu' il avait vécu longtemps à Paris comme officier de la garde russe et conservait maint souvenir excellent de cette ville magnifique, ainsi qu' en témoignaient les illustrations des murs! Il se disait heureux de pouvoir converser avec des Occidentaux, parlait de sa vie dans son pays et nous souhaita le plus grand succès pour les ascensions prévues:

Le troisième jour, notre petite colonne - Casy, Tatiana Nikitine, Abulof, deux porteurs et moi-quitta Betscho et se mit en route vers notre premier but, le camp de base, à travers la plaine la plus élevée de la vallée de Kwisch, à 2400 m environ. La marche plutôt pénible à cause de l' absence de sentier ne manquait cependant pas de pittoresque. Elle ressemblait tout à fait à nos montées de refuges dans les Alpes, mais sans refuge au bout, naturellement.

Ainsi commença notre vie de bohème. Nous trouvâmes, presque au fond de la vallée de Kwisch, un emplacement magnifique sur un pâturage, près du torrent, et y établîmes notre camp. Celui-ci consistait en deux tentes avec sacs de couchage plus un grand toit de toile imperméable abritant le lieu de repos d' Abulof et notre approvisionnement.

Après une première journée de détente confortable à l' endroit même et de petites promenades dans les alentours, Casy et moi commençâmes nos explorations. Tatiana Nikitine ne nous accompagna jamais. Elle restait au camp, faisait la cuisine, travaillait un ouvrage de chirurgie, lisait des romans et se sentait très heureuse de ce mode de vivre. Comme dans les Alpes, nous nous attaqua- mes d' abord à de petits sommets Nous escaladâmes le Dalra-Tau et le Kwisch-Tau, deux montagnes faciles de plus de 3900 m, baptisées ainsi par nous, car elles ne portaient aucun nom et n' avaient jamais été gravies. Sur les tours du Tscharinda-Murkwebi ( 3579 m environ ), vierges elles aussi, nous nous entraînâmes au rocher.

Un premier point culminant de nos ascensions fut atteint au Zalmiag-Tau ( 4000 m environ ), cime ressemblant à notre Aiguille Verte de Chamonix. Du nord, des pentes de neige raides et une superbe arête neigeuse nous conduisirent au sommet qui certainement n' avait pas encore été vaincu. D' autres s' y ajoutèrent ensuite, généralement sans difficultés, mais fort beaux. Considérant notre séjour comme de vraies vacances et non comme une entreprise sportive, nous nous accordions une journée de repos - pas du tout nécessaire mais d' autant plus agréable - presque après chaque ascension. Abulof veillait à nos repas. Il réussissait à les varier beaucoup, car nous consommions surtout des produits locaux fournis par le village voisin. Un jour c' était un cochon de lait, une autre fois des œufs ( omelettes ), oui même une fois des truites de torrent qu' Abulof attrapa avec une torche et un trident. Nous menions joyeuse vie et étanchions notre soif avec de l' eau de source fort abondante.

Au bout de deux semaines, nous nous mîmes en route pour la conquête du plus haut sommet du fond de la vallée. Casy et moi établîmes un camp d' altitude et passâmes la nuit sur un sol rocheux, sans tente ni sacs de couchage, car nous voulions entreprendre une traversée d' ouest en est. Le lendemain, à 8 heures déjà, nous abordions le sommet vierge du Nakra-Tau ( 4266 m ) et continuâmes l' ascension par la traversée intégrale des trois cimes du Dongusorum-Jusenghy ( 4500 m environ ). Temps splendide pour cette randonnée, et joie incomparable. Les difficultés étaient de l' ordre d' une traversée du Mont Rose.

Vers la fin de cette journée mémorable, nous arrivâmes à l' issue de la vallée du Dolra. Là, nous avions donné rendez-vous aux autres participants. Dans l' intervalle, notre juge de paix avait acheté un cheval pour la suite de l' expédition et nous l' avait amené. Donnant congé à Abulof ainsi qu' à notre porteur, nous ne restâmes donc plus que trois avec une partie du ravitaillement. Le jour suivant nous traversâmes le col de Betscho ( 3372 m ), qui nous amena sur le versant nord de la crête caucasienne, dans la vallée du Kabardin. Tatiana se servit du cheval acheté pour ce passage: il trottait sur le glacier découvert aussi sûrement que Casy et moi avec nos chaussures cloutées de tricounis. Nous passâmes la nuit à la sortie du village d' Urushbievo, visible seulement de tout près, et habité par des Ossètes. Le paysage avait beaucoup changé. Presque complètement déboisé, sans la bienfaisante verdure des prairies et des pâturages, il se composait de pentes sèches et pierreuses descendant jusqu' au torrent de Baskan. Les habitants se révélèrent accueillants et serviables.

Le jour suivant Tatiana nous quitta et descendit avec un Ossète vers la station thermale de Pjäti-gorsk. Elle en avait assez de la vie montagnarde et aspirait aux agréments de la civilisation. Elle retrouva ses parents dans cette ville et y resta jusqu' à ce que nous-mêmes apparûmes de nouveau dans les plaines de la Russie méridionale. Elle dut évidemment attendre assez longtemps, car nos aspirations montagnardes étaient loin d' être épuisées.

Ayant confié notre petit cheval à la garde de l' Ossète, Casy et moi gravîmes le lendemain les pentes sud de l' Elbrouz, le sommet le plus élevé du Caucase. Nous établîmes notre bivouac sur les pentes supérieures d' un avant-mont, appelé Terskol. Le sol était sablonneux et protégé par des blocs de rochers. Le premier jour se passa à ne rien faire et inspecter les alentours et le bord du glacier de Terskol. Couchés dans nos sacs, nous vécûmes une soirée inoubliable et une nuit non moins merveilleuse sous la clarté de la pleine lune. Le lendemain, nous partîmes de bonne heure pour l' ascen de l' Elbrouz. Celui-ci se révéla parfaitement anodin et, sans grands efforts, nous atteignîmes à 10 heures le sommet est de ce volcan éteint et bifide, haut de 5533 m. Journée chaude, absolument sans nuages, qui nous permit de contempler le panorama fantastique en toute quiétude. Nous fîmes halte jusqu' à midi, prenant notre repas 300 mètres plus bas dans la selle abritée entre les deux sommets. Le début de l' après fut consacré à la conquête du sommet ouest, haut de 5623 m. Nous y passâmes plus d' une heure dans une euphorie indicible. La vue sur les lointains était incroyablement étendue. Nous pouvions apercevoir la plus grande partie du massif caucasien orienté d' ouest en est, contemplions les innombrables quatre et cinq mille mètres, admirions le Mont Ararat, à 500 km environ, en Arménie. Les immenses plaines de la Russie méridionale s' étendaient jusqu' à l' horizon le plus perdu, vers les petites montagnes de Géorgie au sud, dans une clarté extraordinaire Oui, il nous semblait même apercevoir la Mer Noire, tout au moins la zone nébuleuse qui dominait cette mer. Jamais nous n' avions vécu quelque chose de pareil. Il n' est donc pas surprenant qu' aujourd encore ce panorama incommensurable demeure dans ma mémoire.

Afin de compléter cette première traversée de l' Elbrouz, nous descendîmes sur le flanc ouest du sommet occidental et atteignîmes après une longue randonnée dans les pentes occidentales et méridionales de l' Elbrouz les flancs nord de l' Asau ( 3858 m ) où nous passâmes la nuit. De bonne heure le lendemain, nous nous dirigeâmes vers la vallée, suivant le torrent de Baksan jusqu' au confluent du torrent de Dongusorum. Là, nous obliquâmes vers le sud-ouest et arrivâmes bientôt à un plateau et un petit lac au pied nord du massif du Dongusorum. Ainsi qu' il avait été entendu au préalable, l' Ossète nous remit notre petit cheval, et le lendemain sans sacs ( nous les avions charges sur notre monture ) et, l' âme légère, nous pûmes terminer notre expédition par le col du Dongusorum, la vallée de Nakra et atteindre la Swanétie ouest par un col.

Arrivés à Betscho, nous commençâmes immédiatement nos préparatifs en vue de l' ascension de l' Ushba qui devait représenter le point culminant de nos efforts. Nous n' étions plus que deux. Notre camp de toile suivant fut monte au pied du glacier de l' Ushba. De là, nous réussîmes d' abord la première ascension du sommet ouest du Schechildi-Tau ( 4320 m ), aventure non dépourvue de risques, car cette montagne toute rocheuse s' élève, très raide et striée de couloirs de glace, un peu à la manière de la paroi ouest du Schreckhorn, à 1600 m environ du bord nord du glacier de l' Ushba. ( Voir illustration dans Les Alpes 1966, fascicule II. ) Nos désirs d' escalade furent pleinement satisfaits, comblés parfois même. La forte perte de temps due à ces conditions nous obligea à un bivouac plus que désagréable, très haut dans un couloir de glace de ce sommet, alors que notre bivouac sur le Terskol à l' Elbrouz avait été plein d' agrément, voire de charme. Mais cette expérience ne mit pas un terme à nos vœux d' alpinistes.

Deux jours après, nous bivouaquions sur un balcon rocheux et délité au bord et à l' altitude du plateau supérieur du Tschatuin-Tau, d' où nous voulions forcer la voie vers le sommet nord de l' Ushba. Après une nuit presque tragique - notre bivouac installé sur un petit mur rocheux s' eflbn vers les deux heures du matin et nous ne dames notre salut qu' à la corde ancrée sur un rocher solide - nous partîmes pour l' Ushba. A ce moment déjà, le temps laissait beaucoup à désirer. Après la traversée du plateau de Tschatuin et une montée dans le flanc nord, nous atteignîmes l' arête neigeuse se dirigeant vers le sommet nord. Mais arrivés à 200 m environ sous ce sommet, des nuages et une tourmente de neige glaciale nous arrêtèrent, et il fallut renoncer à grimper plus haut. Par un temps empirant sans cesse, nous regagnâmes - nous ne nous étions pas fourvoyés heureusement -notre tente au pied du glacier de l' Ushba. Nous y restâmes deux jours, prisonniers de la pluie et de la tempête, et pûmes constater, lorsque le temps se leva, que nous avions été sages d' interrompre notre ascension, car la neige fraîche couvrait les montagnes très bas. Nous descendîmes donc la vallée vers Betscho où nous trouvâmes à nous restaurer.

Lorsque le temps fut rétabli, nous partîmes pour une seconde tentative à l' Ushba. Cette fois, nous nous attaquâmes au sommet sud. Nous montâmes au glacier de Gul, bivouaquâmes à la frontière nord-ouest au pied de la selle située entre l' Ushba et le Mavesi-Tau au sud-ouest.

Comme nous savions par un récit de la première ascension du sommet sud de l' Ushba que nous nous trouvions devant une entreprise difficile, nous nous décidâmes d' abord en faveur de l' ascen du Mavesi-Tau ( 4000 m environ ), d' où nous pourrions au mieux examiner notre route1. Nous atteignîmes ce sommet par une belle escalade de difficulté moyenne. Cette ascension devait être notre dernière dans le Caucase. Lors de la descente, pendant une halte dans les rochers, mon bel et unique appareil de photographie glissa de mon sac et s' abîma dans la vallée. Cette mésaventure nous valut un état d' esprit tout à fait inattendu: soudain, et presque aussi nettement l' un que l' autre, nous en eûmes assez des montagnes, fûmes pris du désir d' errances et de voyages dans les régions inférieures. Au moment même et maintes reprises dès lors, je me suis demandé ce qui avait pu déterminer ce changement d' attitude et nous amener à cette décision. La raison m' en demeure inconnue d' hui encore. La perte de mon appareil fut certainement le « coup final ». Mais j' avais déjà été sujet à une brusque modification ou à un abandon de projets dans les Alpes. Cela survenait toujours après un séjour prolongé en altitude et s' expliquait par un besoin irrésistible de descendre des nobles hauteurs vers les contrées prosaïques d' en bas. Ce besoin émanait sans doute d' une sorte de saturation de la vie alpine. Sans aucun regret et malgré le beau temps et les conditions excellentes, nous dîmes donc adieu au bel Ushba non encore conquis, laissâmes tomber aussi l' ascension prévue du magnifique Tetnuld et de l' intéressant Dych-Tau et prîmes la voie du retour.

A Betscho, nous achetâmes un second cheval pour la somme infime de cent roubles et, chargés du reste de notre équipement, commençâmes seuls le voyage vers l' est, en direction de la Swanétie orientale. En route, nous visitâmes le lieu principal de la vallée, la grande agglomération de Mestia. Avec ses nombreuses tours, hautes parfois de 25 m, et ses maisons primitives, elle faisait penser de loin à quelque Carcassonne dans le Midi de la France ou à San Gimignano en Italie. Après le passage d' un nouveau col, nous arrivâmes à la route postale qui, de Kutais par le col de Mamison, se dirige vers Wladikawkaz, sur le versant nord de la chaîne du Caucase. Passage très agréable grâce à nos montures et à l' absence totale de difficultés de temps ou de logement. Nos chevaux caucasiens étaient habitués à un trot rapide, voire à un galop confortable. Les selles du pays offraient un siège sûr, pas désagréable du tout, ce qui n' était pas sans importance pour nous, forts de quelques rudiments d' équitation seulement. Quand nous en avions assez de cavalcader, nous montions la seule tente qui nous restait et passions de nouveau la nuit à la belle étoile. ( Nous avions donne l' autre tente à notre juge de paix de Betscho. Il nous avait remis en échange deux véritables poignards caucasiens, incrustés d' argent, appelés « kinjals » et qui, Dieu merci, ne portaient pas le sempiternel « Made in Germany ». ) Nous circulions tout à loisir et n' atteignîmes notre but qu' au bout de plusieurs jours. Pas grand-chose à voir à Wladikawkaz, sauf un combat de boxe, tard dans la soirée. Ce sport ne parvint pas à nous enthousiasmer, quoique mené de manière très loyale d' après notre jugement de profanes, si bien que le spectacle de cette joute fut pour nous une expérience unique, sans renouvellement dans notre vie future. Après une halte de 24 heures, une chevauchée de deux jours sur la route militaire nous amena à Tiflis, la grande ville de Géorgie. En route, nous pûmes jeter un coup d' œil sur le beau Kasbek, le deuxième sommet du Caucase.

Nous consacrâmes trois jours à Tiflis. Nous y vendîmes nos deux chevaux avec un bénéfice de vingt roubles par tête, car ces chevaux si maigres à l' achat et souffrant de plaies dues à la selle avaient été amenés à un état digne de cette plus-value grâce à nos soins et une bonne nourriture.

1 Sur ce sommet fut trouvé par un alpiniste russe le billet publié dans le Bulletin 1965, pages 260/261.

Mais pendant ces transactions nous nous faisions l' effet de deux Arméniens, ces derniers étant bien connus pour leur habileté en la matière.

Tiflis se révéla une ville intéressante, étendue sur les deux rives du fleuve Koura. Comme ses habitants se composent de Géorgiens, d' Arméniens, de Tartares, de Russes et d' émigrés allemands, il y règne une grande animation. La partie la plus ancienne et la plus intéressante de la ville se trouve au sud. Une promenade à la pseudo-citadelle nous valut une belle vue sur la cité et ses environs. Une autre promenade au jardin botanique fut très payante. Le commerce principal évolue autour des tapis d' Orient. La manière par laquelle on donne un air ancien à des tapis neufs nous fut révélée dans le quartier habité par les autochtones. Des tapis neufs sont tout simplement étalés sur la route et subissent les allées et venues non seulement des piétons mais de toute espèce de véhicules. Que de cette façon un tapis prenne rapidement un aspect vénérable est aisément compréhensible. Or, les tapis anciens se vendent plus cher que les neufs.

Nous nous étions crus obligés de poser notre carte de visite chez le gouverneur. Ce haut fonctionnaire se trouvant justement en Europe occidentale, nous fûmes accueillis par son adjoint en uniforme russe. Il nous invita tout de suite à une partie de tennis et se chargea de nous procurer vêtements et raquettes. La chance me favorisa, moi, joueur pourtant très moyen, ce qui enchanta tellement mon partenaire qu' il nous pria à un opulent souper dans un restaurant très fréquenté. Nous y gagnâmes un regard plus approfondi sur les conditions mondaines de Tiflis. Notre Russe nous donna aussi les meilleurs conseils pour notre voyage dans son pays. Ce voyage nous conduisit d' abord à Bakou par chemin de fer ce qui, en guise de souvenir, laissa des taches d' huile sur nos habits. Puis, toujours par chemin de fer, nous gagnâmes Tsaritsin, aujourd'hui Stalin- ou Wolgograd, au coude sud de la Volga. Là, conformément à nos arrangements écrits, nous retrouvâmes notre compagne, Tatiana Niki tine.

La suite du voyage vers Moscou se fit donc à trois. Excellente idée que de remonter le cours de la Volga. Nous prîmes place sur un bateau de plaisance connu - le Samoliet - et fîmes un très agréable périple. Une halte d' une demi-journée était prévue dans chaque ville importante, ce qui nous permit de voir des endroits d' aspect déjà très oriental comme Saratow, Samara et Kazan. La vie mondaine à bord se révéla aussi fort plaisante. Grâce aux efforts de Tatiana, nous entrâmes en rapport avec une société cultivée et joyeuse. Ses membres ne voulaient pas croire que nous avions parcouru le Caucase pour faire des ascensions et nous assimilaient à tout prix à un petit groupe d' artistes parcourant les villes russes. Chose pas du tout préjudiciable pour nous, car les artistes comptaient en Russie parmi les privilégiés.

Nous vécûmes donc des jours charmants. De tous les lieux visités, c' est Kazan qui m' est restée surtout dans la mémoire, sans doute parce que cette ville importante, seuil de la Russie vers la Sibérie, nous permit de voir de nombreux Sibériens aux yeux brides et même de nous entretenir avec eux. Impossible de savoir s' il s' agissait de Kalmouks, de Tartares ou de Burjates chez ces Sibériens, mais cela ne jouait pas de rôle. De toute manière on se rendait compte qu' une vie intense animait la ville. Nous fûmes frappés par le grand nombre d' églises orthodoxes et par plusieurs mosquées. Dans l' ensemble Kazan offrait l' image d' une ville provinciale russe caractéristique.

A Nijny-Novgorod, nous quittâmes le vapeur et continuâmes le voyage sur Moscou par le train. Nous atteignîmes ainsi le but principal de notre exploration dans les plaines russes et trouvâmes dans la famille Nikitine un accueil chaleureux, très représentatif d' un milieu de classe russe moyenne. Sous la conduite avertie de Tatiana, nous visitâmes les principales curiosités de la ville, particulièrement les vieux quartiers vers la Place Rouge, les cathédrales, la galerie Tretjakow et naturellement le Kremlin. Un monde nouveau et très sympathique s' ouvrait à nous. Comme j' avais quelques no- tions de russe je pouvais me faire comprendre des différentes classes de la population que je rencontrais. La conversation constitue toujours la meilleure base de compréhension avec autrui. Nous passâmes dix jours à Moscou, y compris une excursion de deux jours à St-Petersbourg. Nous ne faisions que « goûter légèrement à des assiettes pleines », mais malgré cela les deux principales villes de Russie m' ont valu une expérience d' un genre tout particulier. Ici, suprématie du passé et des coutumes locales; là, éclosion de l' international et du moderne. Quand je me demande ce qui prédomine dans mon esprit de ma visite à St-Petersbourg, trois souvenirs se précisent: le coup d' œil du jardin Strielka en amont de la Neva sur les palais et les édifices du temps de Pierre le Grand, le trafic sur la perspective Newski, et la visite de l' incomparable musée de l' Hermitage.

Après notre retour à Moscou, le jour du départ arriva rapidement et nous rentrâmes sur Bale par un long voyage ininterrompu par Varsovie et Berlin. Quand nous entendîmes l' appel familier « Verzollen » ( douane ), nous sûmes que nous étions rentrés chez nous.

Si je considère aujourd'hui notre voyage, je dois avouer qu' il représente vraiment le sommet de mon existence extérieure. Du point de vue strictement « montagne » une exploration des massifs caucasiens n' en vaut guère la peine pour un bon connaisseur des Alpes. Cette chaîne, beaucoup plus simplement structurée que les Alpes, n' a pas les grandes et nombreuses beautés si variées de nos massifs. Aucun lac d' altitude, aucune trace de gibier. En fait de technique alpine, les Alpes offrent aussi bien davantage. Faisons exception pourtant pour l' ascension de l' Elbrouz. Celle-ci est facile, certes, mais présente un panorama tellement immense et inattendu qu' aucune cime des Alpes n' en possède de semblable. A cette époque ( 1910 ), la simplicité de vie des populations caucasiennes représentait un grand attrait. Tel ne doit plus être le cas aujourd'hui. Les expéditions en montagne par grandes collectives, la réglementation de ces organisations de masse suppriment ce que l' alpi possède de plus précieux: la solitude, le dialogue intérieur. Le meilleur de la montagne en est absent.

En tant que contact avec un pays étranger, le voyage de Russie avec son ensemble de peuples, ses mœurs tellement différentes des nôtres, fut pour nous un événement remarquable, unique. Je n' ai jamais éprouvé les mêmes sentiments lors de mes nombreux voyages en Italie, en Espagne, voire dans les Balkans. La Russie m' offrit alors une image humaine nouvelle. Qu' en 1917 ce peuple ait bouleversé toutes ses formes de vie se justifie. Mon expédition dans le Caucase déjà et plus encore un séjour d' hiver à Moscou qui le suivit de près m' avaient ouvert les yeux sur la « vermoulure » des classes supérieures. Seule une transformation radicale pouvait y porter remède. Mais les conséquences de cette transformation sont une autre histoire. La dictature ou un régime analogue s' avèrent chose nécessaire sans doute comme suite immédiate à la révolution, mais ne devraient jamais constituer un état durable. Cela s' appelle tomber de Charybde en Scylla. Cependant il semble que ce phénomène appartient au déroulement historique de l' évolution des peuples. Félicitons-nous, nous autres Suisses, d' avoir connu cette évolution voici des siècles et sans remous profonds.

Adapté de V allemand par E.A.C.

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