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Si proche et si peu connu Le Val d’Aoste, un bijou à l’écart de l’effervescence

Les coteaux ensoleillés dominant la rive gauche du Val d' Aoste sont exactement ce qu' il faut à des gens du Nord avides de culture, mais quel passant sait ce qui lui échappe? Les panoramas du Val d' Aoste n' ont rien à envier à ceux des Dolomites. Pourtant, on peut s' y balader des jours durant sans rencontrer âme qui vive.

Nous progressons pas à pas vers les hauteurs. L' itinéraire suit un chemin muletier envahi d' herbe, séparé des vertes prairies environnantes par des murs de pierres sèches, des plaques de pierre dressées et d' antiques barrières de bois. La pente modérée et régulière n' exige pas d' effort violent: le chemin, tracé pour le transport de charges par les mulets, suit une logique d' économie d' énergie et serpente lorsque le terrain devient plus escarpé.

On est surpris de découvrir ce chemin non balisé, mais parfaitement entretenu, et plus encore de le parcourir dans le silence d' une autre époque. Pourtant, nous sommes au cœur d' un pays agricole dont les hameaux et villages sont habités, au milieu du gigantesque parc d' attractions que sont devenues les Alpes. L' œil et l' oreille sont sevrés de circulation automobile, aucun engin ne vole dans le ciel, aucun vététiste ne dévale les pentes: le temps semble s' être arrêté.

 

Commencée au pied du coteau, la montée se termine à Sommarèse, dernier village sous la forêt de protection. D' ici, on voit de nouveau la large plaine du Val d' Aoste, dominée à l' ouest par la silhouette caractéristique du Mont-Blanc, roi des Alpes et borne frontière géante entre la France et la plus petite des régions de l' Italie.

Sommarèse se trouve à 1500 mètres d' altitude, juste au-dessus de l' endroit où la Doire Baltée, nourrice du Val d' Aoste, fait un virage prononcé vers le sud. On se trouve ici dans le prolongement direct du haut de la vallée principale, et c' est l' endroit d' où l'on a la meilleure vue sur le plus haut massif montagneux d' Europe. Aucune localité dans la vallée, ni dans toute l' Italie, n' offre au regard un tel tableau.

Les vieilles maisons de pierre de Sommarèse sont agglutinées autour de l' église comme un troupeau craintif entourant son berger. Nombre d' entre elles sont vides, certaines déjà délabrées, d' autres encore closes et barricadées dans l' attente de quelque occupation de fin de semaine. Trente personnes vivent encore à l' année dans l' isolement de ce bout du monde. A la fin des années 1990, elles étaient une douzaine de plus. L' émigration avait commencé au début du 20e siècle, elle se poursuit insidieusement: les vieux meurent, les naissances sont rares. Il n' y a plus de travail sur place, et il faut compter presque une demi-heure pour gagner la plaine, 1000 mètres plus bas, par une vertigineuse route en lacets. Les enfants qui manquent le bus scolaire partant de St-Vincent au début de l' après ont perdu la dernière possibilité de rentrer au village avec un transport public. Mercredi et vendredi font exception, car le retour est un peu plus tardif. En fin de semaine, comme presque partout en Italie, on ne peut compter que sur sa propre voiture. Les jeunes encore dépourvus de permis de conduire rêvent d' Aoste, le chef-lieu animé de la vallée. Un tiers des Valdôtains y réside, et cette proportion est en constante augmentation.

 

Le village compte encore quinze vaches. Le dernier paysan à plein temps est mort voici quelques années, et personne n' a voulu reprendre son exploitation. La nature reprend possession des vastes prairies qui, par le passé, nourrissaient des centaines de bovins. Eglantiers et noisetiers ont maintenant colonisé ces espaces abandonnés où s' ébat en toute quiétude un peuple furtif de chevreuils, cerfs, sangliers, chamois et blaireaux.

L' agriculture n' a jamais suffi à faire vivre la population de l' endroit, en dépit de la situation idéale de ses pentes orientées au sud et malgré un système d' irrigation très élaboré. Les hommes partaient en été pour Turin ou Milan, les femmes et les enfants restaient pour s' occuper du bétail. Dès 1915, tous les hommes travaillèrent à la mine d' amiante devant laquelle on passe en montant. Son entrée est à demi effondrée. Elle semble avoir été l' une des plus grandes d' Italie. Sa production était destinée principalement à l' industrie de guerre, et elle fut fermée dans les années 1960.

Le village de Sommarèse appartient politiquement à la commune d' Emarèse, qui se prononce « Imareiza » dans le franco-provençal de la vallée. Répartis dans ses sept hameaux, les 200 résidents permanents ne représentent plus que le cinquième de la population ancienne. La moitié environ des actifs sont pendulaires. Tous les matins, ils prennent le chemin de St-Vincent, Verrès ou Châtillon, ou même d' Ivrea, la ville d' Olivetti qui se trouve déjà dans le Piémont.

 

On se trompe si l'on s' attend à un trafic touristique à la mesure de la beauté du paysage. Nulle part ailleurs dans les Alpes ne se manifeste une asymétrie plus frappante entre l' attractivité spectaculaire d' un paysage de montagne et l' importance de sa fréquentation. L' immense panorama pourrait même se passer de la présence du Mont-Blanc qui, vu d' ici, est digne d' une carte postale. A contre-jour se dessinent les sommets innombrables des Alpes graies, dont on connaît ici surtout le Gran Paradiso et la Grivola. De tous côtés, crêtes et sommets se succèdent à l' infini.

Aucun visiteur ne passe au village durant les jours ouvrables, même pas les Italiens, qui sont friands de téléskis et autres équipements de loisirs. Mais ce qui manque le plus est la foule, la cohue qui exerce une attraction magique sur nos voisins du Sud. Les rares touristes qui trouvent le chemin d' Emarèse se cantonnent dans l' Albergo Lo Saros à Sommarèse, un établissement au confort sommaire: deux chambres seulement sont équipées de douche et toilettes. Mais on y reçoit un accueil chaleureux comme on n' en trouve plus guère ailleurs, et on y mange divinement bien. Ne manquez pas la zuppa, une spécialité valdôtaine ressemblant à des lasagnes, mais faite de pâte à pain, de chou et d' une couche de fontina, un fromage local. Un petit hôtel financé par la commune s' est ouvert récemment dans le hameau d' Erèse, 400 mètres plus bas. On aurait pu attendre longtemps encore qu' un investisseur privé se manifeste.

Emarèse est un bon exemple de l' irrationalité du tourisme. On peine à concevoir que dans cette situation bénie, une commune soit presque totalement privée de trafic touristique. On n' y voit quasiment pas de promeneurs du nord des Alpes, à qui le calme et l' ensoleillement de ce paysage chargé d' histoire conviendraient idéalement. Le Val d' Aoste ne semble guère connu au nord des Alpes. Ceux qui en ont longé le fond en route vers la Ligurie, les Langhe ou le Monferrato se souviennent tout au plus d' une plaine mitée de constructions éparpillées, où trône sur ses multiples échasses l' autoroute menant au tristement célèbre tunnel du Mont-Blanc. Cette image négative d' un couloir de passage dégradé par les routes est peut-être la cause du sommeil de la Belle au bois dormant dans lequel est plongée cette superbe vallée.

 

Il ne manque pas autour d' Emarèse de sentiers de randonnée merveilleusement panoramiques, parfois confortables et parfois aventureux, remarquablement balisés pour les conditions habituelles de l' Italie. L' un des plus beaux commence au centre d' Erèse et passe d' abord à travers un mélancolique plateau de prés abandonnés, avant de plonger dans une forêt de mélèzes ensorcelée. Sans guère changer d' altitude, il côtoie ensuite des rochers moussus, puis l' étendue de pierres polies du « gran liapey ». Le silence est impressionnant. Le sentier est bordé de cristaux détachés des veines de quartz visibles de loin dans la paroi rocheuse.

Un autre chemin dévide ses lacets de Sommarèse au Colle Zuccore, pour gagner de là une ancienne mine d' or à laquelle on accède par une courte escalade. Qui veut en explorer les galeries sait qu' il risque sa vie, à l' instar des cristalliers qui régulièrement perdent la leur dans l' aventure. De la vire proche de la mine, on jouit d' une vue fantastique sur le Monte Nery encore couvert de neige, un 3000 dominant de sa puissante étrave l' autre côté du Val d' Ayas. Plus bas, on distingue la ruine de Graine sur sa verte colline stratégiquement située. C' est l' un des très rares châteaux médiévaux préservés dans leur état d' origine. Ses occupants contrôlaient le passage vers Zermatt par le Theodulpass, si important à l' époque.

Les châteaux, dont le Val d' Aoste est incomparablement riche, font supposer un système féodal impitoyable, comme celui qui a prévalu durant des siècles dans le Tyrol du Sud. Pourtant, les Valdôtains connaissaient un régime plus clément. La Maison de Savoie, qui avait pris le pouvoir voici mille ans, tenait à garder des relations correctes avec une population gardienne des passages vitaux du Grand et du Petit Saint-Bernard. Les Savoie se contentèrent de limiter les pouvoirs des potentats locaux. En 1185, les habitants se virent accorder une charte inhabituellement libérale, la « Carta delle franchezze »: aucun droit de douane n' était prélevé sur les marchandises destinées aux indigènes, le duc devait être présent en personne pour la promulgation des lois, et les impôts eux-mêmes devaient être approuvés par la communauté valdôtaine.

 

A l' égal de Sommarèse, le Col de Joux offre un panorama étendu. On y accède en moins d' une heure par un sentier splendide, et on y découvre les premières traces de la société de loisirs à l' italienne: une cabane généreusement sonorisée, entourée d' un parterre de chaises longues et flanquée d' un télésiège moderne qui emmène skieurs et snowboarders vers les pentes occidentales de la Tête de Comagne. La route du col est proche. Là, des jeunes en provenance de Milan et de Vérone ont pris la gestion d' un petit établissement public dont la survie n' est pas assurée: comme les revenus ne suffisaient pas à nourrir les trois exploitants, l' un d' entre eux a déjà plié bagages. En effet, c' est seulement durant les week-ends de beau temps que le trafic est vraiment intense, et la terrasse idéalement placée n' en est plus tant une mine d' or. Nombreux sont les excursionnistes qui pique-niquent au bord de la route et se contentent de commander un espresso. Les politiciens du lointain chef-lieu ne semblent pas conscients du capital touristique représenté par cet ancien paysage agricole et culturel. Aucune trace dans leurs projets de concepts de développement alliant les activités agricoles et touristiques. Le Val d' Aoste vit surtout des péages autoroutiers et tunneliers, dépendant pour ses investissements des sommes énormes que l' Etat italien déverse dans ses caisses. La région autonome, dont 90 % des impôts sont rétrocédés par Rome, est assez riche pour pouvoir renoncer à une politique de développement durable de ses régions de montagne. Il s' ensuit que les soutiens accordés sont réservés pour l' essentiel aux stations de tourisme de masse comme La Thuile, Breuil-Cervinia et Courmayeur, qui ont établi un puissant lobby.

 

On aura fait le tour de la politique valdôtaine d' aménagement du territoire si l'on mentionne la canalisation des torrents de montagne et la construction de somptueux bâtiments administratifs, de palais omnisports et surtout de routes. De plus, on investit par millions d' euros depuis des années, des fonds destinés à une variété locale de remembrement territorial: les anciens aménagements agricoles avec leurs limites de murs de pierres sèches bordées d' arbres et d' arbustes sont aplanis en surfaces herbagères homogènes, au désespoir des randonneurs, qui apprécient justement les paysages très morcelés du sud des Alpes. Le Val d' Aoste est ainsi menacé de perdre peu à peu ce qui fait son charme caractéristique.

Pourtant, les sentiers de randonnée sont réaménagés après les opérations de remembrement, mais leur largeur est portée à 3 mètres, et leurs murs de soutènement sont si hauts qu' il a fallu à de nombreux endroits installer des balustrades de bois pour éviter que les passants n' en dégringolent. Visiblement, on n' a pas encore réalisé au Val d' Aoste ce qui paraît évident au nord des Alpes: personne ne veut plus d' autoroutes de randonnée, la mode est aux sentiers de petit gabarit dans un environnement aussi naturel que possible. Des chemins à dimension humaine, qui permettent aussi de voir les traces de l' histoire indigène.

En même temps, la région autonome se distingue par des exemples d' aménagements très réussis: au débouché du Val d' Ayas, près du château de Verrès, on a dégagé l' ancien chemin muletier menant au Theodulpass et on l' a remis en état. Nous sommes aussi enchantés de ce que nous découvrons au Col de Joux: suivant le balisage no 12, nous nous retrouvons après un moment sur un raidillon qui traverse le flanc méridional du Mont Dzerbion. Dans les pierriers escarpés, on a empilé soigneusement pierre sur pierre pour assurer aux randonneurs une traversée confortable. On a même pensé aux pauses, en aménageant dans le mur de pierres sèches parfaitement construit des sièges individuels semblables à des trônes, et même des bancs à plusieurs places. Tout semble avoir été construit pour l' éternité. Nous faisons une longue halte sur l' un d' entre eux pour jouir de la vue et du calme. Lorsque nous tournons nos regards vers les hauteurs, nous remarquons un groupe de jeunes bouquetins qui nous observent avec une insolente curiosité. Ils paraissent étonnés, n' ayant certainement pas eu fréquemment l' occasion de voir des bipèdes chargés de sacs. Les places de pique-nique sont finalement éloignées de plus d' une heure de marche, et le touriste italien du week-end, motorisé, consent sûrement rarement à un tel effort!

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