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Ces eaux qui quittent clandestinement la Suisse. Recherches en hydrogéologie

Ces eaux qui quittent clandestinement la Suisse

Bas-Valais: des barrages ont été pris sous la loupe par une équipe d' hy. Des recherches minutieuses et l' utilisation de colorants – heureusement inoffensifs pour la nature – ont permis de percer les secrets de ces eaux qui s' échappent avant d' atteindre les barrages. Comment? Réponse dans le texte ci-après.

Durant plusieurs années, des recherches en hydrogéologie – la science qui s' occupe des eaux souterraines – ont été menées en Bas-Valais où trois barrages ont été édifiés: celui de Salanfe, celui du Vieux-Emosson et celui de Barberine, noyé depuis une trentaine d' années dans la retenue d' Emosson. Dès le départ, les barra-gistes ont toujours été conscients du fait qu' une partie de l' eau tombant sur les bassins versants de ces ouvrages, voire dans des vallées voisines reliées par des galeries d' adduction, n' atteignait pas les barrages. D' une part, il s' agit évidemment de l' eau qui s' évapore et retourne directement dans l' atmosphère. D' autre part, il y a les eaux qui s' infiltrent dans le sol, en proportion variable selon le type de roches.

Types de roches fréquentes en Bas-Valais

Dans les roches de nature cristalline comme les granites ou les gneiss, les fissures sont en général bouchées et il n' y a que peu ou pas de fuites. Dans des roches sédimentaires telles que les argiles, on n' a généralement pas de fissures, elles sont donc imperméables. Par contre, dans les calcaires, il y a des fissures que l' eau est capable de nettoyer et surtout, à la longue, d' élargir par dissolution ( corrosion ). Les calcaires peuvent être plus ou moins purs, plus ou moins argileux, donc plus ou moins perméables. C' est en grande partie ces divers types de roches que l'on trouve en Bas-Valais.

Un lac sans fuite

Pour ce qui est du barrage du Vieux-Emosson, le mur de la retenue est édifié sur des gneiss, alors que la plus grande partie du lac est contenue dans des calcaires argileux qui, eux, sont imperméables. Sur la rive droite du lac, on rencontre des grès, ceux-là même sur lesquels on peut observer, un peu plus haut dans le vallon, les fameuses empreintes laissées par les dinosaures. Ce lac ne perd donc en principe pas d' eau.

En ce qui concerne le barrage d' Emos, la situation est différente. Alors que le lac lui-même se loge dans un type de roches identique à celui du lac précédent, Le lac du barrage d' Emosson vu de la Pointe des Rosses ( 2965 m ), sur la chaîne frontière entre la vallée de Barberine et celle du Fer-à-Cheval, en France. A l' arrière, la région du glacier du Trient et du Tour, ainsi que l' Aiguille Verte Photo: Jean Sesiano une partie des apports d' eau provient et circule sur des roches plus jeunes.

Ces roches qui laissent passer l' eau

Les roches plus jeunes du barrage d' Emosson sont formées de calcaires très purs, donc très solubles dans l' eau contenant un peu de gaz carbonique. Ce gaz est acquis par les précipitations traversant l' atmosphère, puis lors de l' infiltra de l' eau dans le sol, au contact des racines du couvert végétal. Cette eau, maintenant légèrement acide, pourra corroder en surface la roche en créant des lapiaz ( ou lapiés ), puis descendre en profondeur grâce à l' élargissement des fissures. En se rassemblant, ces eaux souterraines pourront donner naissance à de véritables rivières.

La disposition et la nature des couches rocheuses ainsi que la direction des fractures vont déterminer la destinée des eaux infiltrées. Dans le cas présent, l' in des strates en direction de l' ouest va conduire les eaux vers la France. Au lieu donc de s' écouler vers le barrage, elles passeront sous la frontière franco-suisse et reverront le jour dans la vallée du Fer-à-Cheval, en amont de Sixt. Infil-trées à une altitude d' environ 2500 m, elles réapparaissent vers 1950 m, au contact d' une couche argileuse imperméable, avant de cascader sur près de 1000 m pour rejoindre le fond de la vallée. Elles donneront naissance au Giffre, affluent de l' Arve, qui se jette dans le Rhône à Genève. Ces nombreuses cascades sont du reste l' atout touristique du cirque du Fer-à-Cheval.

La quantité d' eau perdue ainsi par la retenue d' Emosson peut sembler importante en termes de litres: quelques milliards par année, mais cela ne représente guère que deux jours de turbinage par la centrale de La Bâtiaz, près de Martigny, lorsqu' elle tourne à son régime maximum. C' est pourtant une somme importante qui manquera à l' appel...

Eaux qui s' échappent vers la France

Venons-en maintenant au troisième barrage, celui de Salanfe, à 1920 m d' alti, sur le versant sud-est des Dents du Midi. Il est dominé par la Tour Sallière. Son cas est plus complexe. Le mur du barrage et une partie de la cuvette sont situés sur les mêmes roches que les autres barrages. Cependant, l' amont du lac s' appuie sur un vaste delta issu du glacier Noir, lui-même glacier régénéré du glacier suspendu de la Tour Sallière. Ce delta est formé de sédiments et de moraines lessivées, dont les éléments Dominant le lac d' Emosson, la paroi orientale de la Pointe de la Finive ( 2838 m ) après une chute de neige automnale Photo: Jean Sesiano sont de taille variable. Ces dépôts, qui combleront du reste progressivement toute la cuvette lacustre, sont gorgés d' eau et représentent une véritable éponge. Ils sont en contact aérien, mais surtout souterrain, avec une roche va-cuolaire à base de calcaire, les cornieules, assez solubles dans l' eau. Au cours des milliers d' années, l' eau s' y est creusé un chemin en suivant l' inclinaison des couches. Passant sous les Dents du Midi, elle revoit maintenant le jour, mélangée à des eaux plus froides, aux bains thermaux de Val d' Illiez, environ 1000 m plus bas que la zone d' infiltration. Comme la température croît en général de 1° C par palier de 30 m en profondeur, c' est son passage à près de 2500 m sous les Dents du Midi qui lui vaut d' atteindre une température d' environ 30° C aux sources thermales. Une perte d' eau qui n' est pourtant pas le seul déboire du lac de Salanfe. En effet, une partie des eaux du bassin versant du vallon voisin de Susanfe est captée pour être dirigée par une galerie dans le vallon de Salanfe. Or, les eaux de ruissellement, issues du Ruan entre autres, circulent sur les mêmes calcaires très purs, donc très solubles, observés dans le vallon d' Emosson. Infiltrées dans des fissures, elles vont suivre la direction principale de fracturation et la pente des couches pour revoir le jour, après passage sous la frontière, au... Fer-à-ChevalQui pourra prétendre après cela que le Giffre est une rivière typiquement haut-savoyarde? Presque toutes ses eaux sont d' origine helvétique!

L' origine d' une source

Pour être complet, il faudrait encore relever qu' une autre partie de l' eau circu- Atlas géologique de la Suisse, extrait de la feuille 24 Barberine © Office fédéral des eaux et de la géologie, 3003 Berne-Ittigen © 1951, Atlas géologique de la Suisse, Service hydrologique et géologique national, base de la carte: Office fédéral de la topographie ( BA056814 ) Extrait de l' Atlas géologique de la Suisse, feuille 24, Barberine. Les flèches indiquent la direction de l' écoulement des eaux souterraines vers la France.

lant dans le vallon de Susanfe s' infiltre avant d' être captée. Cependant, celle-ci ne fera pas d' escapade en France voisine: elle reverra le jour au fond de la gorge d' Encel, sous le Pas homonyme. On y observe en effet deux grosses sources qui se font face: Source verte, à cause des algues et autres mousses qui la tapissent, et Source blanche, dénuée de végétaux. Alors que la seconde draine plutôt les pentes sud des Dents du Midi, la première évacue les eaux usées du vallon de Susanfe, où se trouvent une cabane et un refuge, d' où des eaux riches en nutriments et un important développement d' algues.

Finalement, comment peut-on mettre en évidence de tels transits? D' abord, une observation attentive du terrain pour y détecter les zones d' infiltration et les points potentiels d' émergences. Ensuite, l' utilisation de puissants colorants, inoffensifs pour l' environnement, comme la fluorescéine, d' autres méthodes existant, qui sont en général plus coûteuses. Ce colorant teinte l' eau en jaune-vert, et la solution est fluorescente sous le rayonnement ultraviolet. Il est clair que les quantités utilisées sont telles que, dans la plupart des cas, cette coloration est invisible à l' œil nu. Grâce à des instruments de terrain ou de laboratoire, le passage du traceur est mis en évidence. Celui-ci nécessite de quelques heures à quelques jours pour réapparaître, selon la distance A l' arrière, l' arête sud du Ruan ( 3057 m ) sous laquelle les eaux transitent avant de revoir le jour en France Le glacier des Fonds, dans le haut du vallon de Barberine. La rareté des émissaires de surface montre bien qu' un important drainage souterrain, jeune et donc exigu, s' est mis en place. Sur le sentier menant à la cabane de Susanfe, vers 1960 m, l' injection du traceur dans un point d' absorption de l' eau: une perte. Le colorant réapparaît au fond de la gorge d' Encel, sous le Pas homonyme Sur la vire de Prazon ( altitude 1900 m ) dominée par le glacier homonyme, au fond du cirque du Fer-à-Cheval, d' abondantes précipitations s' ajoutent aux eaux de fonte glaciaire pour mettre en crue les nombreuses résurgences. La majeure partie de ces eaux provient du versant suisse de la chaîne frontière. On remarque en haut les impressionnantes falaises de calcaire ju- rassique qui sont perméables à l' eau par leurs fissures. Elles reposent sur une formation d' âge jurassique également, mais argileuse et donc imperméable au passage de l' eau ( vire herbeuse ). D' où les sources à ce niveau Le versant français des lapiés du glacier de Prazon. Très fissu-rés à l' origine, ces calcaires ont été disloqués par les alternances gel-dégel. Ils ne sont pas propices à des opérations de traçage, les infiltrations s' y faisant d' une manière diffuse à parcourir et le débit des eaux souterraines. Ces traçages représentent donc une technique intéressante pour préciser l' origine d' une source à l' heure où les ressources en eau deviennent de plus en plus précieuses.

Relevons enfin que ce phénomène est fréquent dans les endroits où une chaîne calcaire forme la frontière entre deux pays. Et c' est le célèbre spéléologue français Norbert Casteret qui, dans les années 1930, avait démontré pour la première fois un tel passage, avec la réapparition d' eaux espagnoles sur le versant français des Pyrénées donnant ainsi naissance à la Garonne. a Jean Sesiano, Genève

Bibliographie

Sesiano J., Dix ans de recherches sur l' hydrogéo de la région d' Emosson ( Valais ) et du Fer-à-Cheval ( Haute-Savoie, France ), 2002. Rapport interne pour le Comité scientifique des Réserves naturelles de Haute-Savoie, 28 p. Sesiano J., Traçage entre le lac de barrage de Salanfe et les sources thermales de Val d' Illiez ( Valais, Suisse ): tectonique, lithologie et géothermie, 2003. Karstologia N o 41, pp. 49–54.

Collet, L. W. et al. ( 1951 ), feuille 1324 Barberine. Atlas géologique de la Suisse 1: 25 000, carte 24 Photos: Jean Sesiano Après une opération de traçage à la fluorescéine sur le versant suisse, le Giffre, rivière haute-savoyarde draine le Fer-à-Cheval Le guide M. Vaucher jette un coup d' œil sur une des résurgences de la vire de Prazon, au Fer-à-Cheval. Les eaux proviennent du vallon de Barberine. Les dimensions exiguës de ces conduits souterrains laissent supposer qu' ils sont jeunes, l' eau n' ayant pas encore eu le temps de les élargir par corrosion Le lac de barrage de Salanfe, sur le versant sud-est des Dents du Midi. A l' arrière, la Tour Sallière ( 3220 m ). A gauche, le col d' Emaney et, vers la droite, celui de Susanfe. Des eaux perdues par infiltrations à ce barrage revoient le jour, entre autres, aux sources thermales de Val d' Illiez

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