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Des jeans coupés aux matières techniques Trente ans de mode et d'escalade

Du pantalon de peintre aux baggys en passant par les leggings, les vêtements portés par les grimpeurs ont connu, tout comme la grimpe elle-même, une évolution impressionnante au cours des trente dernières années. Survol

Années 1970: les habits de travail remplacent le jeans

Peu après la première des Pumprisse, on rencontre Reinhard Karl en Californie, dans le Yosemite, la Mecque des grimpeurs d' alors. Il n' y est pas seul: toute l' élite internationale – dont des cracks comme Wolfgang Güllich, Jerry Moffat, Ron Kauk, Jim Bridwell et John Bachar – s' y retrouve comme une grande famille, discutant d' éthique, de méthodes d' en, mais aussi de mode; les tendances vestimentaires issues de ce groupe trouveront leur chemin jusque sur les falaises de Suisse. Berti von Känel raconte, à propos de son mari Jürg, auteur des topos bien connus et pionnier de l' escalade sportive en Suisse: « Avant 1977, Jürg portait des jeans coupés en-dessous du genou pour grimper. Moi-même, j' ai longtemps grimpé en jeans ordinaires; ils étaient serrés, ce qui ne m' aidait évidemment pas à progresser! Après notre séjour aux Etats-Unis en 1977, Jürg ne portait plus que des pantalons de peintre en bâtiment, souvent avec une chemise rayée. » C' est donc vers la fin des années 1970 que le jeans – coupé ou non – et les shorts ultracourts cèdent leur place aux habits de travail. Les frères Claude et Yves Remy, deux des grimpeurs les plus actifs en Suisse, suivent eux aussi ce mouvement, comme le relate Claude Remy: « Sur la couverture des Alpes, 3/1978, y a mon frangin au Verdon, en pantalon orange de cantonnier, oui! » Ces pantalons, ex-plique-t-il, étaient préférés aux bas de training et aux habits d' alpinistes, parce qu' ils étaient plus solides et meilleur marché.

Années 1980: l' escalade devient philosophie

Dans les années 1980, l' évolution de l' escalade sportive s' accélère encore. Des Un Suisse aux USA: Jürg von Känel, le « père de l' escalade plaisir », en pèlerinage au Yose mite en 1977. Les bas de training rouges ou les pantalons de peintre blancs et des ge-nouillères faisaient alors partie de sa garde-robe quotidienne Photo: Ber ti v on Känel premières comme Weg durch den Fisch ( 1981, Igor Koller et Indrich Sustr ) ou Moderne Zeiten ( 1982, Heinz Mariacher et Luisa Iovane ) à la Marmolada illustrent la créativité des stars de l' époque qui, bien souvent, accordent plus d' im à leur vie d' araignées suspendues aux lignes verticales qu' aux symboles d' une vie bien rangée. « Push it up to your limits », tel est le mot d' ordre dans le Yosemite et ailleurs. De part et d' autre de l' Atlantique, les meilleurs grimpeurs du monde s' aiguillonnent les uns les autres, provoquant une véritable explosion des performances. Ils sont vêtus de débardeurs échancrés et de pantalons redevenus courts, voire très courts. Ceux de Catherine Destivelle, par exemple, tiennent plus des sous-vêtements... Sous les chaussons, les obligatoires chaussettes blanches. Le look d' ouvrier a cédé sa place à des coupes qui mettent en valeur le corps.

La conquête d' un nouveau marché

C' est à la même époque, dans la seconde moitié des années 1980, que les fabricants de matériel commencent à découvrir le marché de l' escalade sportive. Thomas Steiner, grimpeur et gestionnaire de produit chez Salewa, s' en souvient bien: Durant longtemps, on prenait d' assaut le rocher avec tout un arsenal de matériel, en harnachement d' alpiniste. Ici, l' école d' escalade de Mettmenalp/GL ) Photo: Alber t Schmid, Les Alpes, bulletins trimestriels 1980, p. 85 Adieu aux chaussettes rouges, aux grosses chaussures et aux étriers: inspirés par la mouvance de l' escalade libre aux USA, les frères Rémy se convertis-sent vite au nouveau look, pantalons de cantonnier orange et chaussons d' escalade Photo: Claude Rémy, L es Alpes, bulletins trimestriels 1978, p. 137 Photo: Reinhard Karl Fin des années 1970: le look de cantonnier dans l' extrême. Le toit de Separate Reality ( 7b ) dans la vallée du Yosemite ( USA ) présente une avancée de 6 mètres, à 200 mètres du sol. Sa première ascension en libre date de 1978 Une révolution libératrice: au milieu des années 1970, les chaussons d' escalade modernes à semelle en gomme, comme les EB, ouvrent de nouvelles dimensions en matière d' adhérence et de précision Photo: tirée de Klettern lernen, de Kevin W alker « En fait, le look des grimpeurs était un joyeux mélange d' habits de ski, de montagne et autres. Mais certains éléments étaient caractéristiques de l' escalade, comme les vestes polaires, les leggings, les débardeurs, les couleurs fluo de la marque Elho et les pantalons en toile Think Pink avec des patchs de tissu à carreaux sur les genoux. » A la fin des années 1980, c' est encore Wolfgang Güllich qui mène le bal. C' est la phase leggings et lycra, et on ne le voit jamais sans son pantalon serré rouge et blanc ou ses leggings blancs mi-longs à motif étoilé. Les photos de sa première L' escalade libre des années 1980 prenait souvent l' aspect d' un défilé de corps musclés et de shorts bien courts: ici, la sixième édition des « Great Western Bouldering Championships » en 1981 à Joshua Tree ( USA ) Separate Reality en 1986: équipé de ses chaussons, d' un petit short au motif tigré et d' un sac à magnésie, Wolfgang Güllich franchit le fameux toit en solo – une réalisation marquante et une inspiration pour des générations de grimpeurs Une montagne comme le Capitan au Yosemite ne peut pas manquer de fasciner le grimpeur, comme l' écrivait Reinhard Karl en 1982 dans son livre Yosemite. La célèbre vallée californienne était le point névralgique du développement de l' escalade et des codes vestimentaires qui allaient avec Photo: Heinz Zak Photo: Heinz Zak Photo: R einhar d Karl d' Action Directe dans le Frankenjura en 1991 ont également marqué l' histoireil y porte des pantalons en lycra bleu-vert courts et un haut assorti. « La mode était aux canaris », se souvient Berti von Känel. Pour le haut, les hommes restent fidèles aux marcels qui font ressortir les muscles des bras et des épaules. Les couleurs sont vives, mais on ne les combine pas n' importe comment...

Les femmes et l' escalade

Dans toute cette évolution, les femmes ne sont pas en reste: on voit de plus en plus de photos de grimpeuses – Robyn Erbesfield, Catherine Destivelle, Isabelle Patissier et bien sûr Lynn Hill – portant des hauts échancrés, très féminins, et des collants de couleurs vives. La femme, en montagne, n' est plus un oiseau rare, elle y a trouvé sa place: il est donc grand temps de repenser sa tenue. Pas étonnant qu' à partir de 1995, les fabricants d' équipement aient découvert l' habillement féminin comme la plus grande source de croissance pour leurs ventes. Rares sont les marques qui, aujourd'hui, ne proposent pas de collection destinée aux femmes: dans l' assorti, jazz-pants et corsaires en tissu stretch, soutien-gorge de sport, hauts colorés et chaussons d' escalade aux tiges spécialement conçues pour les pieds féminins.

« L' évolution des dix dernières années a bouleversé le marché. Il y a énormément de marques, les technologies sont très raffinées et les coupes, bien réfléchies, si bien que chaque consommateur peut trouver ce qui lui convient », fait remarquer Thomas Steiner. « La fonctionnalité et l' esthétique ne s' excluent plus l' une l' autre: les habits d' escalade, tout en étant pratiques, sont mettables dans d' autres contextes et ce n' est pas parce qu' un vêtement est à la mode qu' il ne peut pas être agréable à porter », précise Thomas Hodel, gestionnaire de produit chez Mammut, dans une discussion en ligne sur les évolutions récentes. Par ailleurs, le porte-monnaie des grimpeurs est souvent mieux garni aujourd'hui et il devient normal de posséder plusieurs tenues, et d' en changer selon la situation. Berti von Känel ajoute: « A l' époque, nous trouvions normal de porter des vêtements usés et rafistolés. C' était aussi un moyen de nous distinguer des alpinistes bien-pensants, qu' on reconnaissait de loin à leurs chaussettes rouges... »

La boucle est bouclée

Thomas Steiner distingue deux tendances dans la mode actuelle de l' escalade sportive: d' une part, les tenues des grimpeurs orientés vers la compétition et la difficulté maximale, qui doivent offrir à Un moment marquant de l' escalade sportive en Suisse, pour la technique et pour le style: avec la couverture de son premier topo Schweiz Extrem, Jürg von Känel a pris une influence durable sur le milieu suisse de l' escalade. La voie Fusion ( 8a/8a+ ) à Ueschenen/BE allait aux limites du possible en 1988 Au milieu des années 1980, les fabricants commencent à s' intéresser au marché spécifique de l' escalade. Il en résulte des pantalons moulants en lycra et Photo: R ober t Bösch Du fluo aux couleurs sobres des vêtements techniques: Lynn Hill a marqué l' escalade des années 1990, entre autres par la première ascension en libre du Nose à El Capitan en 1994 tendances et touche un large public. Dans les années 1970, le pantalon de peintre, le bandana et les cheveux longs des grimpeurs du Yosemite étaient l' ex de leur philosophie, teintée de liberté, d' indépendance et de révolte contre les conventions des « autres », des petit-bourgeois non-grimpeurs. Les vête ments larges, visiblement ou volontairement usés que portent les grimpeurs d' aujourd se veulent le reflet du même état d' esprit. « L' habillement, même quand il est dicté par la mode, est souvent une manière personnelle d' exprimer sa perception de la vie, son état d' esprit du moment, ses désirs, ses rêves, ses es- la fois une parfaite liberté de mouvement et un maximum de fonctionnalité. D' autre part, le style des grimpeurs des quatre coins du monde, qui s' oriente d' après les tendances urbaines: « On les voit souvent torse nu, en pantalon baggy. L' escalade est un mode de vie, elle est le fondement de ces communautés qui partagent un langage, une musique, des rituels et des lois propres, ainsi qu' un style vestimentaire qui y correspond. » La boucle est bouclée alors même que l' escalade, autrefois réservée à une communauté fermée, a développé différentes Photo: Ber ti v on Känel des débardeurs aux couleurs vives, comme le rose ou le jaune. Martin Scheel dans Vuelo a ciegas ( 8a/8a+ ) à Montserrat ( E ) Le Suisse Fred Nicole, un des meilleurs spécialistes mondiaux du bloc, en Norvège en 2006. Aujourd'hui, l' élite mondiale repousse les limites de la difficulté dans des habits rappelant l' esprit décontracté et contestataire des années 1970 Photo: Mary Gabrieli poirs. En ce sens, les vêtements sont un jeu de rôle quotidien. Par l' habillement, on s' approprie des rôles dont on rêve. » 1 Et qu' en est-il de l' avenir? Laissons le mot de la fin à Berti von Känel: « Je pense que les tendances du passé vont ressurgir, comme partout ailleurs. » a Christine Kopp, Muri/B E ( trad. ) 1 Traduction libre d' un passage de Mode, obtenu sur wikipedia.org, novembre 2007 Photo: Heinz Zak

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