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Les Alpes dans nos têtes

Histoire des représentations mentales des Alpes

Les Alpes dans nos têtes

Les Alpes sont un but d' excursion apprécié. Ce paysage naturel et culturel au cœur de l' Europe exerce sur nous une force d' attraction toute particulière. Comment cette fascination pour les Alpes a-t-elle émergé? Comment les Alpes sont-elles perçues aujourd'hui? 1 Car si l' image

d' un monde alpin idyllique est encore vivante, elle se transforme progressivement sous l' action de groupes aux intérêts divergents: sportifs, défenseurs de l' environnement ou professionnels du tourisme.

Les Alpes: un paysage archaïque, une idylle montagnarde, un écosystème menacé ou encore un espace vital et économique de plus de 10 millions de personnes? Quelques diverses que soient ces définitions, elles engagent une vision des Alpes et le jugement de valeur qui s' y rattache. En effet, nous nous construisons tous des représentations mentales des Alpes, qui influencent – inconsciemment – nos décisions. Ces images ne varient pas beaucoup d' un individu à l' autre: transmises par la culture, elles appartiennent à l' imaginaire collectif. Ainsi, la conception idyllique des Alpes, avec ses ruisseaux bondissants, ses vaches qui paissent et ses vachers heureux, est profondément enracinée dans notre société.

1 Cet article se base sur une étude de germanis-tique publiée aux éditions Haupt en 1998 et intitulée Die Alpen aus der Untersicht. Von der Verheissung der nahen Fremde zur Sportarena ( Les Alpes vues d' en bas. De la promesse d' exotisme au stade sportif ). L' auteur y décrit l' histoire de la représentation mentale des Alpes dans l' espace germanophone non alpin, de 1700 à nos jours. Les sources vont de poèmes jusqu' aux récits de voyage, en passant par des albums d' images populaires, des journaux et des magazines spécialisés dans la protection des Alpes et dans différents sports de montagne.

Attardons-nous un moment sur ces représentations alpestres idylliques, véhiculées encore de nos jours par les prospectus de voyage, vraisemblablement en raison de leur impact publicitaire. Peut-être ces images d' un monde préservé – comme celles que Trenker com-pile dans Wunderwelt der Berge – nous dérangent-elles par leur côté un peu « kitsch » et dépassé en ce début de XXI e

siècle. Mais sans doute évoquent-elles aussi de beaux souvenirs d' enfance ou des vacances reposantes. Quoi qu' il en soit, cette conception des Alpes comme un espace culturel traditionnel avec des montagnes enneigées en toile de fond s' est forgée sous l' influence d' histoires comme Heidi, de films patriotiques, d' albums illustrés ou de cartes postales. La force de ce cliché est telle que les Alpes sont un environnement familier, même pour qui n' en a jamais foulé le sol. Mais il est relativement nouveau, dans l' histoire de la culture européenne, qu' une image positive s' attache aux Alpes. Ces montagnes, pourtant colonisées et cultivées depuis plusieurs siècles, passaient encore au début du XX e siècle comme des contrées étrangères et inquiétantes aux yeux de la grande majorité des habitants de la plaine. Les voyageurs et les écrivains ont d' abord dû surmonter leurs préjugés négatifs avant de considérer les Alpes comme un but d' excursion ou comme un lieu d' inspiration et de créer de nouvelles représentations dans la conscience collective.

De l' affreux au sublime La perception des Alpes a évolué de « l' affreux » au « sublime », comme le brouillard se dissiperait: pendant longtemps, de petites fenêtres de lumière sont apparues ça et là, pour disparaître et réapparaître ailleurs jusqu' à ce que,

Pratiquer en sécurité certains sports alpins, pleinement intégrés dans leur environnement, nécessite une connaissance profonde de la nature et de la montagne. Mais il faut quand même rappeler que la nécessité sportive ne prime pas toujours Pho to s: ar chi ve s J ür g M ey er

Protection de la montagne

La difesa dell' ambiente

Schutz der Gebirgswelt

LES ALPES 3/2001

tout d' un coup, le bleu ne s' étende d' un bout à l' autre du ciel. Ce passage s' est opéré dans la seconde moitié du XVIII e

siècle. Les Alpes suisses sont alors devenues un but de voyage réservé à de rares privilégiés, célébrant et décrivant le noble spectacle de la nature par toute une gamme de sentiments. Les tableaux représentant les travaux des champs dans un décor de haute montagne remplissaient parfaitement les attentes de l' époque: le spectacle d' une nature préservée et inviolée. Le poème « Les Alpes » de l' humaniste bernois Albert de Haller ( 1708–1777 ) est particulièrement représentatif de l' image que l'on se faisait de ces montagnes. Pour les poètes, qui haïs-saient leur environnement quotidien – la cour, puis, plus tard, la ville – les Alpes représentaient l' idéal par opposition au réel: elles symbolisaient le mythe d' un monde intact et d' une nature inviolée, à l' abri des corruptions de la civilisation. A l' atmosphère viciée de la ville répondait l' air pur et parfumé des montagnes. De la même manière, le montagnard n' était jamais aussi fort et vertueux que par contraste avec le citadin, faible et corrompu. Aujourd'hui encore, certains textes publicitaires jouent de cette même valorisation par antithèse.

Au XIX e siècle, l' industrialisation et l' ouverture des Alpes à l' alpinisme et au tourisme ont contribué à modifier quelque peu la représentation dominante. Ainsi, l' accent s' est déplacé sur le côté sain des montagnes, dont le climat libère non seulement des tracas quotidiens mais guérit aussi des maladies. « Après comme avant, chaque année, des milliers de gens se rendront vers lui ( le monde alpin ) en pèlerinage, comme vers un lieu de guérison et iront chercher là une médecine pour guérir ce que la vie moderne a brisé et brisera encore en eux » ( Noë, in; Die Gartenlaube, 1887, p. 696 ). Les Alpes avaient pour tâche, pendant une courte période de l' année, de combler les déficits d' une société toujours plus industrialisée. « En haut plutôt qu' en bas », tel était le mot d' ordre de l' époque.

Images des Alpes actuelles Films patriotiques, albums illustrés, romans de montagne, cartes postales ou prospectus touristiques ont réussi à populariser l' image d' un monde alpin encore pur – et souvent aussi lié à la patrie. Parallèlement à cette image romantique qui persiste encore de nos jours, les bouleversements sociaux, la modification du rapport de l' homme au paysage et la prise de conscience de problèmes nouveaux ont, dès les années cinquante, profondément influencé la conception des Alpes. Ainsi, l' imaginaire alpin a per-

Idylle alpestre du XVIII/XIX e siècles – encore véhiculée de nos jours par la publicité; « burin et eau-forte », de Johann Heinrich Lips ( 1758–1817 ) Dans les sports de plein air, les sportifs ont développé une nouvelle image des Alpes; les Alpes comme engin de sport, comme espace de liberté pour la réalisation de soi

du de son uniformité. En effet, selon le contexte et les intérêts en jeu, plusieurs nouvelles représentations mentales des Alpes ont émergé: les Alpes comme terrain de sport, comme écosystème fragile, comme région modèle de l' Europe ou comme espace vital et économique, telles sont les images qui coexistent, sans lien les unes avec les autres. Ainsi, il est frappant de voir le peu d' importance que les magazines spécialisés dans les sports nouveaux – parapente, vélo de montagne et snowboard – accordent, dans leurs articles, au paysage où ces activités se déroulent. Si les Alpes y sont décrites, ce n' est jamais en détails et le cadre est invariablement « à couper le souffle », « majestueux », « sublime », « pittoresque » ou « idyllique ». En outre, on ne trouve pas non plus d' informations sur les habitants des montagnes ou sur les valeurs culturelles.

Les textes et les photos des magazines sportifs étudiés placent au centre, non pas le paysage, mais l' individu et la compétition sportive. Ce déplacement permet de tirer une première conclusion sur la signification des sports modernes dans la formation de l' identité individuelle et des groupes sociaux. La nature et le paysage représentent souvent un espace de liberté, un espace non réglementé, dans lequel les sportifs trouvent la possibilité de se définir eux-mêmes. a

Matthias Stremlow, Berne ( trad. ) So ur ce :Z en tra lb ib lio thek Zur ic h, Gr aphi sc he Sa mml ung

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