Au Cervin avant Whymper
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Au Cervin avant Whymper

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Avec 4 illustrations.Par L Seylaz.

Les deux noms sont indissolublement liés. La victoire de l' homme sur la cime farouche est restée la plus célèbre dans les annales de l' alpinisme, et tous les grimpeurs savent que cette conquête, chèrement payée, avait été chèrement achetée par des années d' efforts et d' échecs douloureux.

Toutefois, Whymper n' avait pas été le premier à donner l' assaut au pic redoutable. C' est en 1860 qu' il s' en approche pour la première fois. Il monte à plusieurs reprises au Hörnli pour dessiner, passe au Breuil, mais ne mentionne pas le Cervin dont l' aspect doit l' avoir envoûté dès le premier regard. Ce sont d' ailleurs ses premiers pas dans les Alpes, et cette année-là il se borne à des traversées de cols faciles. Cependant sa résolution est prise; l' année suivante, après avoir gravi le Pelvoux, il va droit au Matterhornx ) qui l' attirait, dit-il, simplement par sa grandeur et parce qu' il était regardé comme la plus absolument inabordable de toutes les montagnes. Il n' était toutefois pas le seul ni le premier à mettre à l' épreuve cette réputation d' inac.

A certains hommes épris d' aventure et d' émotions profondes, il ne suffisait plus de parcourir les hautes vallées, les glaciers, de passer des cols. Une fois qu' ils eurent goûté aux joies plus fortes et plus âpres des grandes escalades, rien ne les arrêta plus2 ). L' ère des grandes conquêtes avait commencé. Dès 1857 quelques-uns s' approchent du Cervin non plus seulement pour l' admirer. Ils tournent autour de lui, étudient ses lignes, scrutent à la lunette ses flancs et ses rides, dessinent ses contours avec précision et minutie, calculent ses angles... et se lancent à l' attaque. Il y eut dès 1857 les chasseurs de Valtournanche avec le séminariste Aimé Gorret; mais ce n' était pas encore très sérieux puisqu' ils ne touchèrent pas le Cervin proprement dit. Il y eut les trois frères Parker qui à deux reprises s' avancèrent le long de l' arête du Hörnli jusqu' à 3500 mètres. Il y eut l' intrépide Kennedy. Il y eut enfin l' expédition de Hawkins et Tyndall que nous voulons rappeler ici. Les diverses tentatives de ces précurseurs sont brièvement mentionnées dans les ouvrages de Whymper et de Guido Rey, mais elles sont peu connues, soit que les documents fassent défaut, soit que les pages qui les racontent restent enfouies dans des ouvrages devenus très rares1 ). En outre la célébrité de Whymper et de son livre a rejeté dans l' ombre tout ce qui avait précédé.

La tentative Hawkins-Tyndall date de 1860. L' initiateur et l' animateur semble bien en avoir été Francis Vaughan Hawkins, un des fondateurs de l' Alpine Club et l' un des plus ardents pionniers de l' alpinisme. Dès 1856 on le rencontre sur les flancs ouest du massif du Mont Blanc essayant de découvrir de nouvelles routes vers la cime par le Col du Miage et l' arête des Bosses, encore inexplorée2 ). L' année suivante il gravit entre autres le Finsteraarhorn avec le fameux guide Bennen. En 1859 il est à Zermatt et au Breuil, d' où il fait plusieurs reconnaissances dans le but d' étudier le Cervin et les possibilités d' ascension. La saison cette année-là était très favorable; les rochers libres de neige rutilaient au chaud soleil, et il regrette vivement que son état de santé — il se remettait de maladie — ne lui permette pas de tenter l' aventure. Il doit se contenter d' étudier la position; il dessine la montagne sous divers angles avec une exactitude de topographe et dresse un plan de campagne précis et détaillé... pour l' année suivante.

Toutes les chroniques et relations de voyage s' accordent à déclarer que l' été 1860 fut détestable. Les vents d' ouest persistants amenaient des pluies continuelles qui dégénérèrent en épouvantables orages. Au début de septembre des inondations dévastèrent la vallée du Rhône; les routes des Alpes furent coupées ou bloquées. Lorsque Hawkins et Tyndall, en compagnie de Bennen, passèrent le Théodule pour se rendre au Breuil3 ), ils ne reconnaissaient plus leur Cervin complètement enrobé de neige. Le télescope montrait les rochers hérissés de stalactites de glace. La confiance de Bennen baissait à vue d' œil: nur der Schnee furcht mich, répétait-il. C' était le samedi 18 août. Le dimanche fut consacré au repos et aux préparatifs et à caresser l' espoir illusoire que le soleil allait faire merveille là-haut sur les flancs du pic et faire disparaître la neige. Ils engagent comme second guide le chasseur J. J. Carrel, qui passait pour le meilleur montagnard du Val Tournanche 4 ). Le 20 août, à 3 h. du matin, ils quittent le Breuil, conduits par Carrel portant une lanterne. La sombre silhouette du Cervin est juste visible contre le ciel; la distance à parcourir paraît si courte qu' il leur semble que le succès doive être possible, tant il est difficile d' imaginer tous les accidents, les hauts et les bas compris dans cette courte ligne à vol d' oiseau. A 5 h. ils rencontrent les premières plaques de neige; Bennen prend alors la tête et mènera la caravane le reste de la journée, accueillant d' un dédaigneux « er weiss gar nichts » les suggestions de Carrel quant à la route à suivre. Déjà avant d' arriver AU CERVIN AVANT WHYMPER.

au Col du Lion — encore vierge et anonyme à ce moment — des difficultés se présentent: névés très durs, rochers verglacés1 ). Ils y parviennent cependant et à 8 h. 30 touchent enfin les rochers du Cervin.

« Nous sommes sur une large dalle de granit rougeâtre, le premier gradin du pic proprement dit; personne n' a été ici avant nous... Au-dessus se dressent les tours et bastions du Cervin, un formidable bataillon en vérité. Si imposante que soit cette cime vue à distance, le contact direct accentue considérablement l' aspect redoutable de ses murailles crénelées; nulle part je n' ai vu maçonnerie plus stupéfiante.

Au moment de quitter notre plate-forme, Bennen, comme les généraux dans Thucydide, se retourne vers nous pour nous adresser quelques paroles d' exhortation. Il nous connaît suffisamment pour savoir que nous n' aurons pas peur; mais chaque pas doit être fait avec les plus grandes précautions: pas de crainte, mais bien une attention toujours soutenue. Bientôt commencent les difficultés, mais je désespère de raconter les incidents de cette partie de la grimpée, si nombreux et si ahurissants étaient les obstacles qui s' y succédaient, et les détails particuliers se sont déjà quelque peu effacés de ma mémoire. Nous sommes au milieu d' un chaos de blocs, caparaçonnés et festonnés d' immenses plaques, et de stalactites de glace si grands qu' on a presque envie de les saisir entre ses bras pour y grimper. Nous les tournons, passons par dessus ou par dessous. Souvent il semble impossible d' aller plus loin, mais Bennen, toujours en avant, perché comme un oiseau sur quelque bec de rocher, réussit à trouver un passage. Maintenant nous rampons un à un le long d' une étroite vire, entre un mur à pic et le vide. La vire est inclinée; il n' y a pas de prises pour les mains, pas d' appui pour le bâton ferré, de sorte que si les clous de nos souliers lâchent, c' est la chute. Au milieu de ce passage un roc fait saillie; il faut se mettre à plat ventre pour passer dessous, et nous émergeons juste sous une averse d' eau qu' il est impossible d' éviter. Voici maintenant un endroit encore plus extraordinaire: une vraie cheminée 2 ) de roc revêtue de haut en bas d' une couche d' environ trois centimètres de glace noire et dure; il n' y a absolument rien à quoi s' agripper, et aujourd'hui encore je ne comprends pas comment un être humain ait pu la gravir et la descendre sans aide. Bennen toutefois réussit à s' y hisser, pareil à un chat. Le voilà en haut, et il fait signe à Tyndall d' avancer. A mon tour je m' efforce de monter en prenant appui contre les flancs, mais vers le haut l' adhérence lâche soudain et je retombe de tout mon poids sur la corde. Une vigoureuse traction d' en haut, j' arrive à placer un genou sur le bord supérieur, m' y voilà sain et sauf. Carrel est hissé après moi. Au bout d' un moment nous quittons les rochers pour gravir une pente de glace qui se recourbe en une corniche d' environ trois mètres sur notre gauche avant de plonger vers le glacier de Zmutt. Nous en suivons le faîte jusqu' à une sorte de pinacle d' où nous pouvons observer la ligne des tours et des dentelures jusqu' au pointsitué juste au-dessous du sommet proprement dit. Bennen va en avant pour voir s' il est possible de traverser vers l' autre arête qui semble être plus facile. Seul, il avance légèrement et presque nonchalamment: ,Faites attention, Bennen! ' mais c' est inutile. Il avance, s' arrête, repart, sondant le terrain d' un œil averti, exactement comme un chamois.

Trois heures ne s' étaient pas écoulées depuis que nous avions quitté l' échancrure ( Col du Lion ). De l' endroit où nous étions nous pouvions examiner la route jusqu' au point C2 ) et pouvions nous rendre compte que les difficultés que nous avions devant nous n' étaient pas plus grandes que celles que nous avions déjà surmontées, et de telle nature qu' avec de la persévérance on en viendrait sûrement à bout. Toutefois, il y a un sort dans des expéditions de ce genre, et depuis un moment s' affirmait peu à peu en moi l' impression qu' au la marée était contre nous et que le temps dont nous pouvions disposer en toute prudence ne suffirait pas pour atteindre le sommet. Avant de m' y attaquer, j' avais pensé que l' entreprise s' avérerait peut-être impossible ou relativement facile; il était maintenant évident qu' elle n' était ni l' une ni l' autre, mais une tâche excessivement longue et pénible, rendue encore plus longue et plus pénible par la quantité exceptionnelle de glace. Je demandai à Bennen s' il croyait que nous aurions le temps d' arriver au sommet. Il était visiblement peu disposé à abandonner la partie; quant à Tyndall, il refusa d' exprimer une opinion dans un sens ou dans l' autre; nous nous remîmes donc en route.

Nous avions finalement atteint la base d' un puissant bastion3 ), plus colossal et plus rébarbatif que ses voisins, vers lequel conduisait, comme une sorte de pont-levis, une mince arête de neige. Je commençais à craindre que l' ardeur de la lutte ne nous entraînât trop loin et que Bennen risquât d' oublier la question primordiale d' assurer notre retraite. Je lui criai que je me proposais de m' arrêter ici; qu' il pouvait, s' il le désirait, continuer seul plus rapidement, mais qu' il devait retourner à temps. Lui cependant grimpait déjà avec une énergie désespérée sur les flancs de la tour; Tyndall ne voulut pas rester en arrière; je détachai donc la corde et les laissai aller. Carrel retourna sur ses pas le long de la crête neigeuse, s' assit et se mit à fumer. Je demeurai quelque temps seul, debout, appuyé contre la tour, à contempler la scène qui m' entourait.

Tandis que mon sang se calmait et que le bruit des pas et des voix allait s' affaiblissant, je me rendais compte peu à peu de la hauteur où nous étions parvenus et de la merveilleuse solitude de notre situation. L' air était d' une tranquillité surnaturelle. De temps à autre, quelque bouffée vagabonde venait tournoyer contre l' angle de la montagne, mais tout le reste semblait étrangement rigide et figé, en contraste saisissant avec les battements du cœur, les mouvements de nos membres, avec la vie même et l' activité de l' homme. Ces pierres et ces glaces sont sans pitié; elles n' ont aucune sympathie avec les aventures humaines. Elles se soumettent passivement aux entreprises de l' homme; mais qu' il fasse un pas de trop, que le cœur ou la main lui manquent, que le brouillard surgisse ou que le soleil disparaisse, elles exigeront leur rançon inexorablement. Le sentiment du sublime, en ces circonstances, dépend beaucoup, me semble-t-il, d' un certain équilibre entre les forces de la nature et de la capacité de l' homme à les affronter. Si elles sont trop faibles, la scène ne parvient pas à faire im- AU CERVIN AVANT WHYMPER.

pression; si elles sont trop fortes pour lui, ce qui était sublime n' est plus que terrible. C' est à quoi j' ai pensé parfois en contemplant le Dôme du Goûter ou la cime du Mont Rose au coucher du soleil, lorsqu' ils resplendissent d' une beauté absolument éthérée, semblables à une cité céleste. Mais placez le spectateur, à ce moment, sur l' une de ces soumîtes radieuses, seul et dans la quasi impossibilité de s' échapper avant la nuit: le site lui apparaîtra tout que glorieux. Il ne verra plus que l' œil hostile du soleil couchant dardant un regard courroucé sur des roches sombres et des neiges livides.Je m' avançai le long de la petite crête de neige et m' assis. Tournant les yeux vers Tyndall et Bennen, je ne pus m' empêcher de rire en voyant ce qu' avait été notre allure sur ces rochers difficiles. Ils semblaient n' avoir progressé que de quelques mètres: ,Vous en êtes encore là? ' m' écriai, car nous étions pendant tout ce temps à portée de voix. Ils paraissaient faire des efforts prodigieux. On aurait dit, à les voir grimper et ramper parmi ces énormes masses de rocher, qu' ils ne soulevaient pas seulement le poids de leur propre corps, mais qu' ils traînaient après eux quelque lourd et invisible ballot de marchandises. Tandis que je les observais, un fragment de roc de la grosseur du corps d' un homme apparut dans le del et, passant devant moi, vint frapper le couloir, faisant jaillir des éclaboussures de neige. Je crus d' abord que c' était eux qui l' avaient délogé, mais en réalité il venait de plus haut et il avait passé par-dessus leurs têtes. Je surveillai anxieusement la montagne, mais il n' en vint pas d' autres. C' est le seul boulet qui fut tire contre notre nef, mais déjà le navire était sur le point de virer de bord.

Persuadé qu' ils n' iraient plus très loin, j' appelai Tyndall pour lui demander quand il pensait être de retour: ,Dans une heure et demie' répondit, sans que je puisse savoir s' il plaisantait ou s' il parlait sérieusement, car à ce moment ils disparurent derrière un angle de la montagne. Une angoisse soudaine me saisit. Et si l' ascension devenait tout à coup plus facile! Et s' ils réussissaient à atteindre le sommet sans moi! Je songeai un instant à appeler Carrel et à les suivre; mais le digne homme semblait en avoir assez. Mon anxiété toutefois fut de courte durée; au bout de quelques minutes le bruit de leurs pas et de leurs voix se rapprocha; bientôt ils réapparurent: ils redescendaient. Ils avaient trouvé ce passage le pire de tous, et Bennen s' était à la fin retourné vers Tyndall en disant: Ich denke die Zeit ist zu kurz. Mais la voie est désormais ouverte jusqu' à l' extrême point visible, lequel ne peut pas être bien éloigné du vrai sommet.« Il était près de midi; ils avaient mis un peu plus de trois heures pour gravir 400 mètres depuis le Col du Lion. Toutefois, comme il arrive presque toujours, ils s' illusionnaient singulièrement sur ce qui restait à accomplir. Le Cervin résistera encore cinq ans à des efforts répétés et opiniâtres. Whymper, puis le même Tyndall viendront dresser leur tente au pied de cette Grande Tour qui marqua la limite de l' expédition dont nous venons de transcrire le récit. Deux ans plus tard seulement, dans des conditions infiniment meilleures, Tyndall et Bennen réussiront à toucher cet extrême point visible dénommé depuis Pic Tyndall, mais se laisseront arrêter par l' Enjambée et par l' aspect redoutable des falaises de la Tête du Cervin. Whymper lui-même, le plus obstiné, ne parviendra jamais si haut de ce côté, et il devra aller chercher sa victoire sur le versant suisse.

Mais pour l' instant, cette honorable défaite n' avait fait que renforcer leur espoir * ). Hawkins surtout était plein de confiance. En redescendant vers le Breuil, une fois hors du terrain difficile, il laisse Tyndall filer en avant et discute avec Bennen les résultats de la journée... et les plans pour de futures tentatives. Le lendemain, des bourrasques de neige s' abattent de nouveau sur la montagne; le temps est trop mauvais pour permettre un autre essai en cette saison. Hawkins repasse le Théodule, se promettant bien de revenir une autre année, sûr de rencontrer des conditions moins défavorables. Il éprouve une grande satisfaction d' avoir été le premier à poser le pied sur le plus imposant et le plus formidable des géants des Alpes, « l' inaccessible » Cervin; mais il se réjouit encore bien davantage à la perspective de revenir reprendre et achever l' aventure.

Cette joie ne lui fut jamais accordée; il ne revint jamais au Cervin. Sa carrière alpine, si brillamment commencée, s' arrêta brusquement là. Pourquoi? Seuls ceux qui l' ont connu pourraient éclaircir le mystère. Il donna en 1861 sa démission de membre de l' Alpine Club, mais nous ne pouvons trouver aucune raison de cette démarche. Près d' un demi-siècle plus tard, en 1907, il assista au banquet du jubilé du club, et mourut célibataire le 22 avril 19082 ).

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