Aux temps d'avant le ski
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Aux temps d'avant le ski

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Avec 3 illustrations ( 11—13Par G. A. Hasler

Quelques ascensions avec Christian Jossi L' auteur et le rédacteur de l' Alpine Journal nous ont très gracieusement autorisé à traduire, en l' abrégeant un peu, l' article ci-après, ce dont nous les remercions bien vivement.

Répondant à un appel du rédacteur de l' Alpine Journal, je vais essayer d' évoquer le passé, de ramener le temps en arrière en parlant de mon vieil ami Christian Jossi. La vie était rude en ces temps lointains; on faisait maigre chère par plaisir; on passait des nuits d' hiver dans des cabanes glaciales; en été, c' étaient de froids bivouacs en plein air; on gelait, on suait tout au long de pénibles journées, et tout cela nous semblait magnifique.

Lorsque je le rencontrai pour la première fois à l' hôtel Bären en 1898, je le regardai comme un vieux, bien qu' il n' eût que 51 ans. ( Comme nos idées sur la vieillesse changent vite !) Mais il me fit bientôt voir qu' il était dans la prime fleur de l' âge. La journée n' était jamais trop longue pour lui. En fait, il n' aimait rien tant que de marcher tout le jour, toute la nuit, et encore tout le jour suivant. Je n' ai jamais fait avec lui des ascensions en plein été, car il était généralement retenu par ses clients habituels; mais quels beaux moments nous avons passés ensemble en hiver, au printemps et en automne. C' est avec d' autres guides que j' ai fait mes escalades les plus difficiles 1; mais je n' ai jamais eu autant de plaisir que durant ces randonnées avec Jossi.

En janvier 1902 nous avions gravi ensemble l' Eiger, une vraie « tralée » à cette époque où cela représentait une profonde pataugée de Grindelwald jusqu' au sommet. La Scheidegg, sa gare et son hôtel étant bien cachés dans la neige pour le reste de l' hiver, le seul abri disponible était dans les baraquements des ouvriers qui travaillaient au chemin de fer de la Jungfrau. Je crois qu' un des contremaîtres m' offrit son lit, mais je ne me rappelle pas y avoir trouvé paix et repos; autre chose peut-être. Cette expédition nous ayant mis en appétit, nous voulûmes pénétrer dans les vraies solitudes de la montagne et projetâmes une randonnée de plusieurs jours. La vieille cabane Bergli fut choisie comme base des opérations. Jossi prit alors le commandement, établit un plan de campagne, et donna l' ordre à ses deux gendres, Peter Bernet et Rudolf Burgener, d' aller ouvrir la trace avec une charge de bois et des vivres. Les porteurs se mirent en route le 17 janvier au petit matin. La piste était ouverte jusqu' à la Bäregg, et de là au Kalli cela alla assez facilement, mais sur le Fiescherfirn il y avait d' énormes masses de neige et l' avance était pénible. Nous les suivîmes vers midi, lourdement chargés nous aussi. J' avais essayé une fois d' intéresser Jossi au ski; nous avions même passé plusieurs jours au Faulhorn, dont l' auberge était alors ouverte en hiver, pendant lesquels j' avais tenté de lui enseigner l' usage des 1 M. G. A. Hasler a fait notamment l' ascension du Finsteraarhorn par la face NE; voir Alpine Journal, May 1922.

lattes traîtresses, bien que j' eusse moi-même fort peu d' expérience à ce jeu. Ce dut être un joyeux spectacle pour la bonne Madame Bohren et sa famille, qui y assistaient en premières loges du balcon de l' hôtel. Mais je n' oserais pas répéter ce que Jossi pensait des skis et de celui qui avait inventé ces engins diaboliques. Cela amena même un froid entre nous, aussi ne parla-t-on plus jamais de ce moyen de locomotion. Dans toutes les courses que nous fîmes ensemble en hiver, c' était toujours les raquettes.

Malgré la trace vaillamment ouverte par notre avant-garde, plus nous montions plus mauvaise était la neige, et plus lourds devenaient nos sacs. Nous arrivâmes au Bergli vers 1 h. 30 du matin, peu après les deux porteurs qui avaient eu juste le temps d' allumer le feu et de mettre cuire la soupe. Ce fut l' occasion pour Jossi d' appliquer son slogan favori: « On aura tout le temps de dormir quand on sera morti » A 4 h. 30 nous avions entassé le bois, rangé les provisions, cuisiné, déjeuné, sur quoi il renvoya illico ses deux infortunés beaux-fils chercher encore du bois et des vivres. Nous quittâmes le refuge en même temps qu' eux pour gravir les roches verglassées du Bergli, la lanterne entre les dents, l' odeur familière du suif nous montant aux narines, tandis que le petit vent frais qui descend toujours du col nous soufflait au visage.

Une aurore radieuse et sereine se levait lorsque nous parvînmes à 1' Ober. Et ce fut la féerie bien connue et toujours nouvelle de la lumière glorieuse qui s' épand, le ciel doré à l' orient, le soudain embrasement des cimes à l' ouest, et devant nous les champs de neige immaculés dormant dans l' ombre bleutée. Solitude compiète, absolue, du grand silence blanc.

Sans aventure nous brassâmes la neige jusqu' au Rottalsattel. Arrivés là, Jossi hocha la tête. La traversée du couloir était longue et en glace vive; il n' aimait pas ça. La crête montant du Sattel directement au sommet était aussi en glace d' un bleu ravissant. En été, quand la neige est bonne, c' est tout simple: on peut presque monter ou descendre au trot en quelques minutes. En hiver, c' est une tout autre affaire; mais le vieux monta. Il lui fallut de 11 heures à 14 heures pour tailler des marches le long de la crête; mais j' eus l' occasion de juger de la sagesse de son choix en apercevant la pente de l' autre côté du couloir; c' était une terrifiante nappe de glace qui aurait exigé des heures de taille supplémentaire. La température au sommet était de 10° sous zéro. Nous n' y restâmes qu' un quart d' heure employé surtout à battre vigoureusement la semelle, car ce long escalier de glace avait été cruel à la circulation de nos extrémités. Le vieux Jossi redoutait les gelures aux pieds; il avait de bonnes raisons pour cela, car il l' avait échappé belle lors de la fameuse expédition de janvier 1885, quand Christian Aimer et lui avaient conduit W. Graham à la Jungfrau. Ils n' étaient rentrés au Bergli que le matin et Jossi avait dû s' aliter pendant plusieurs semaines. Depuis cette aventure ses pieds étaient restés très sensibles au froid. Je me souviens qu' une fois, au début de mai, nous montions tranquillement au Mont Blanc par la route ordinaire. J' étais presque à la cabane Vallot lorsque j' en des hurlements épouvantables. Mon vieux compagnon était étendu sur la neige du Plateau, gigotant en l' air et poussant des ululements à vous tourner les sangs, que je crois entendre encore aujourd'hui chaque fois que les sirènes lancent le signal d' alarme. Je me précipitai vers lui... il avait seulement la débattue aux pieds.

Mais revenons à la Jungfrau. En 50 minutes nous descendîmes prudemment notre escalier de cristal jusqu' au Sattel; à 6 h. 55 nous étions de retour au Bergli. Souper chaud, puis un moment de repos dans l' étroite zone attiédie près du fourneau — le dos gelé et le devant rôti comme d' habitude — quelques souvenirs racontés par le vieux guide en bonne humeur, et puis au lit. Comme le bonhomme pouvait ronfler!

Le 19, à 5 heures du matin, Jossi était de nouveau sur le sentier de la guerre. A 5 h. 45 nous reprenions nos traces de la veille jusqu' au Col inférieur du Mönch. Le temps était splendide comme la veille; mais un peu plus froid. Il faisait —15° au sommet du Mönch. Personne, pas un son, pas un objet en vue. Il ne nous vint pas à l' idée de nous demander ce que les taupes qui creusaient au pied de l' Eiger feraient un jour des nobles champs de neige à nos pieds. Les perceurs du tunnel étaient encore bien loin, et j' étais loin d' imaginer qu' un jour viendrait où deux fois quotidiennement les trains vomiraient de ce trou de taupes des foules qui s' égailleraient sur la neige dans une atmosphère de kermesse. Je ne prévoyais pas non plus que le temps viendrait où moi-même serais content d' utiliser le trou de taupes.

Ce fut presque une journée de paresse. Lorsque nous rentrâmes à la cabane nous trouvâmes un bon feu et le souper prêt. Après le repas, les porteurs redescendirent, nous laissant à nos propres ressources. Nous fîmes de l' ordre dans la cabane et préparâmes tout pour un départ matinal. Toutefois, ce départ n' eut lieu qu' à 6 h. 40, une bonne heure trop tard, au moins. Jossi n' en finissait pas de fouiller et de retourner son sac et ses poches pour voir s' il n' avait rien oublié. Il était parfois sujet à ces accès de tatillonnage, ce qui faisait bouillonner mon jeune sang. Enfin nous voilà en route, en direction des Fiescherhörner. Pour autant que je m' en souvienne, ce fut une grimpée facile, sans aucune de ces curieuses défenses dont le Gross Fiescherhorn s' entoure parfois en été. Le sommet fut atteint à 2 h. 40, puis nous descendîmes par l' arête sud, et traversant le plateau nous gagnâmes l' arête ouest du Klein Fiescherhorn — sommet 4 h. 45 — pour redescendre sur l' Ochsen par l' arête sud1. A ce moment la nuit venait, avec un léger brouillard. Néanmoins c' est pleins de joyeuse confiance que nous quittâmes le col pour descendre à l' est, espérant que notre chance merveilleuse allait continuer et que rien de fâcheux ne viendrait à la traverse. Il devait y avoir clair de lune, du moins une partie de la nuit; mais comme il arrive souvent lorsqu' on compte sur la lune, elle ne se montre pas lorsqu' on en a le plus besoin.

Le glacier descendant de l' Ochsenjoch n' est pas des plus faciles, et c' est dans une obscurité croissante que nous abordâmes sa partie la plus raide et la plus tourmentée, une succession de terrasses inclinées où l'on perdait du temps à chercher son chemin. Nous aurions pu traverser vers le sud dès le début de la descente et rester au-dessus des séracs jusqu' au delà de la chute de glace, mais cette route impliquait une descente sur des dalles raides 1 L' Ochsenjoch est 1500 m. au nord du Kl. Fiescherhorn; peut-être faut-il lire Fiescherjoch ( N. du t. ).

et probablement verglassées ce qui, dans la nuit, aurait été tout qu' une partie de plaisir. Louvoyant de ci, de là, à droite, à gauche, nous parvînmes en un point d' où nous étions sûrs d' atteindre bientôt un terrain moins hasardeux, et c' est alors que se présenta la dernière coupure. Nouveau va-et-vient pour trouver une issue. Avec nos petites lanternes nous devions ressembler à deux Diogènes à la recherche de la vérité. Après avoir longtemps fouillé le gouffre insondable, nos regards s' arrêtèrent enfin sur un vague quelque chose en deçà de l' infini; c' était un cône d' avalanche appuyé contre la falaise de glace. La hauteur semblait formidable; mais le vieux Christian décida qu' il fallait sauter. Il prit son élan et atterrit sain et sauf. J' avoue que l' endroit ne me plaisait pas beaucoup; toutefois le guide était en bas, il faisait froid; ce n' était pas le moment de lambiner. C' est pourquoi je ne pris pas le temps d' enlever mes crampons et tombai sur l' angle d' un bloc de glace et me foulai un pied. Je crus pour le moins m' être fracturé la cheville. Notre situation n' était vraiment pas drôle, dans un lieu inconnu, par une nuit d' hiver, infiniment loin de tout secours. Ayant serré aussi fort que possible le lacet de mon soulier, nous fîmes encore une ligature par-dessus au moyen d' une bande molletière, et je me préparai à descendre à cloche-patte ou à me traîner. Si ça n' allait décidément pas, la cabane Schwarzegg serait le refuge le plus rapproché. Juste à l' endroit où se détache le sentier de l' Enge au Zäsenberg nous fîmes halte et je sortis une demi-bouteille de champagne réservée pour les « coups durs ». Le liquide était plein de glaçons et je l' aurais jugé détestable en toute autre circonstance. Mais après l' avoir bu, je décidai d' atteindre Grindelwald par mes propres moyens, et que rien ne pourrait m' en empêcher. En hiver le sentier de l' Enge est un passage croustilleux, surtout avec un pied estropié. Aux premières lueurs du jour nous arrivâmes aux chalets en ruines de Zäsenberg; et à 4 heures de l' après nous étions au « Bären ».

Le principal intérêt de cette expédition consiste dans la somme de travail et le nombre d' heures de marche fournis par mon guide entre le 17 janvier à midi et le 24 à 16 heures, le plus souvent dans une neige profonde et sans traces. Jossi avait à ce moment 55 ans; nous ouvrions la piste à tour de rôle, mais je sais qu' il fit la part du lion. Il adorait les expéditions de ce genre. « J' aime mon métier de guide, me disait-il une fois, mais pour moi le plaisir de courir la montagne compte pour beaucoup plus que l' argent », et il était sincère. Il affectionnait surtout les randonnées exigeant de longues marches à pied, ou bien des ascensions nécessitant la taille de longues parois de glace comme la face nord de l' Ebnefluh, ou encore des traversées avec descente dans des vallées qu' il ne connaissait pas encore.

Une fois, fin février 1903, il m' attendait sur le quai de la gare de Gœschenen. Je rentrais des Indes, avec d' horribles souvenirs de poussière, de saleté, de repas détestables, d' installations sanitaires dégoûtantes, etc. Ensemble nous parcourûmes la chaîne qui domine Hospenthal, et il fallait littéralement se vautrer dans la belle neige immaculée. Nous gravîmes le Pizzo Centrale et ses voisins et pour finir, d' Andermatt, passâmes un col que nous ne pûmes identifier, car il y avait du brouillard et il se mit à neiger; on n' y voyait rien. Nous arrivâmes finalement à une gorge — probablement le Val Cornera — qui nous amena à Sedrun. Ce fut une affaire plutôt risquée. Il n' y avait pas grand' chose en fait de moyens de locomotion. Arrivés à Tiefencastel, nous frétâmes une paire de traîneaux pareils à des charrettes de colporteur, mais avec des patins au lieu de roues. Ces caisses étroites nous transportèrent par-dessus l' Albula jusqu' au Kronenhof à Pontresina. Le patron du Kronenhof parut médiocrement enchanté de voir arriver des clients. Il tenait quelques chambres ouvertes pour les voyageurs de commerce, sans chauffage et grossièrement meublées, mais j' aimais encore mieux ça que ma chambre à huit lits de Calcutta. Comme nous n' étions pas des représentants de commerce, on ne savait que faire de nous, aussi nous montâmes sans tarder à la cabane Boval, d' où nous pûmes rôder à cœur joie. Nous espérions trouver un chemin pour la Bernina sans passer par le Labyrinthe; rien à faire: d' énormes rimaies coupaient toutes les lignes d' approche vers les rochers. Finalement nous partîmes très tôt le matin du 5 mars pour traverser les séracs, à la vérité très menaçants. Toutefois, à cette heure matinale, nous avancions rapidement sur la neige dure.

Du sommet de la Bernina, nous avions pu admirer, entre autres, le massif du Mont Blanc, et j' avais exprimé le désir de faire visite à la Verte en cette saison. Nous voilà donc quittant Boval et reprenant nos traîneaux jusqu' au terminus du chemin de fer, d' où je gagnai Berne tandis que Jossi partait pour Chamonix. A peine étais-je arrivé que je reçus un télégramme: « Venez vite. » Le train de nuit m' amena à Genève; puis je fus cahoté des Eaux-Vives au Fayet où je pris une voiture. A mi-chemin de Chamonix un gendarme nous aborda et s' installa à côté de nous sans même s' excuser d' un « vous permettez? ». Je trouvai le procédé fort impoli et le lui dis tout net. Pandore s' étrangla presque de colère et menaça de me « flanquer dedans » en arrivant à Chamonix, tandis que le cocher se tordait les mains et torturait la mâchoire de sa pauvre haridelle. Lorsque je vis Couttet — le gendarme encore tout bouillant de rage était allé chercher son mandat ou du renfort — je lui contai ce qui était arrivé; il me confirma que l' individu était un triple sot qui ne manquerait pas de m' embêter. « Non, non, dit Jossi, si nous sommes retardés le temps pourrait changer et nous manquerions notre ascension. » Et ils m' entraînèrent incontinent sur la trace ouverte par Jossi jusqu' à la Pierre à Béranger. Nous étions accompagnés d' un jeune porteur, Henri Dévouassoud, qui voulut absolument venir avec nous jusqu' au bivouac.

Nous arrivâmes à la Pierre à Béranger à 10 heures du soir. Il y avait du bois en abondance, débris de l' ancien refuge; nous fîmes un feu magnifique sous un gros bloc et, après avoir cuisiné et soupé, laissant notre campement à la garde du porteur, nous partîmes à minuit 55 en direction du Jardin. Le temps était doux; trop doux à notre gré.

Il n' y a pas grand' chose à dire de cette ascension. Elle est très longue en hiver; elle présente toutes les difficultés de l' été, plus les complications que l' hiver ajoute toujours. Là où les rochers émergeaient ils étaient plaqués de verglas, et dans le couloir nous fûmes obligés aux plus grandes précautions. Nous avions tantôt de la neige profonde, tantôt une mince couche sur de la glace, tantôt la glace nue, selon que nous montions dans des zones abritées ou que nous étions rejetés en dehors et forcés de traverser des coulisses formant de véritables dévaloirs.

Nous avions passé la rimaie supérieure à 7 heures. Vers 12 h. 45, après avoir gravi une vilaine cheminée de glace où régnait un froid abominable, nous arrivions sur la selle au NO de la Grande Rocheuse. De là au sommet c' est presque la grande route; mais il n' y avait pas de vue, et il commençait à neiger. Après avoir procédé aux libations habituelles, nous entreprîmes la descente à 13 h. 55, nous attendant à rencontrer toutes sortes de difficultés. Toutefois, à notre grand étonnement, même les plus mauvais passages allaient mieux que nous ne l' eussions osé espérer, et à 18 h. 30 nous étions de retour à la Pierre à Béranger, où notre Henri nous avait préparé du thé bouillant. Après la température relativement tiède du début de la matinée, nous avions eu la chance que le temps ait tourné au froid. Dans la partie la plus raide du couloir le gel avait durci nos pas si solidement que la descente n' offrit pas de difficulté.

Bien que la neige fût en mauvaise condition de bonne heure le matin, je crois que j' ai rarement joui autant d' une course, du moins c' est ce que disent mes brèves notes. Mais le retour de la Pierre à Béranger, que nous quittâmes après avoir avalé notre thé bouillant et un repas à moitié gelé, fut la corvée la plus pénible de toute l' expédition. Le chemin est long jusqu' à Chamonix, et le froid mordait cruellement. Nous dûmes faire halte dans un appentis au Montenvers pour chauffer un peu de thé, et il était 1 h. 30 le matin du 16 mars lorsque nous entrâmes à Chamonix. Je crois que Couttet nous attendait avec de la soupe chaude, mais mes souvenirs sont un peu brumeux. Je n' avais pas eu un moment de sommeil depuis la nuit du 12 au 13 mars qui précéda le télégramme de Jossi. Dévouassoud assurait que durant la dernière heure nous dormions en marchant.

Au matin il neigeait jusque dans la vallée; nous partîmes pour Genève sans avoir revu mon ami Matamore le gendarme. C' était là une course selon le cœur de Jossi.

Ah! certes, la vie valait la peine d' être vécue en ces temps-là; du moins le vieux Christian et moi la jugions telle. Nous ne voyions pas toujours les choses du même œil, et parfois il m' exaspérait par ses soudaines disparitions juste au moment de partir pour une course intéressante. Il était alors introuvable. Pauvre vieux, il ne pouvait pas résister; l' appel — dirons-nous le besoin d' évasion — était trop puissant. Mais c' était un grand montagnard. Soit par instinct, soit grâce à sa connaissance de la montagne, ou peut-être était-ce la combinaison de ces deux éléments, il savait toujours choisir la meilleure route, et faire ce qu' il y avait de mieux à faire. Ce n' était pas un grand varappeur selon la norme d' aujourd, mais c' en était un excellent pour l' époque. Et surtout c' était un très bon maître. C' est lui qui m' a appris à aimer les longues marches interminables, à ouvrir la trace dans les neiges profondes de l' hiver. Si je voulais raconter la moitié des étranges courses que j' ai faites avec lui, je remplirais un volume. Je garde le souvenir de belles journées passées avec Jossi sur le versant de Macugnaga, à la Dent d' Hérens, dans le massif du Mont Blanc, aux Dolomites, sur l' arête de Mittellegi. Mais il n' y eut jamais rien de plus beau que ces randonnées hivernales.

Une fois, tout au début de ma carrière de grimpeur, nous fîmes connaissance avec les raquettes. Peter Bernet nous accompagnait, et aucun de nous ne savait quoi que ce soit sur la manière de les fixer, sinon que les lanières ne devaient pas être trop tendues. Nous voulions traverser de Grindelwald au Grimsel par la Strahlegg. Dès que nous quittâmes les chemins battus, la rigolade commença, et je ne sais lequel de nous trois fit les plus étranges cabrioles. Tantôt, oubliant la nouvelle dimension de nos pieds, nous marchions sur nos propres talons, ou bien c' est une des raquettes qui lâchait ses amarres et l' un de nous plongeait dans la neige profonde et sans consistance avec les contorsions les plus drôles qu' on puisse imaginer. Grâce à la neige, au temps perdu à s' en sortir les uns les autres, à repêcher la raquette ensevelie au fond du trou, à essayer de nouveaux modes de fixation — nous découvrîmes plus tard que les courroies arrières étaient défectueuses — nous n' allâmes pas plus loin ce soir-là que le vieux chalet ruiné de la Stieregg, à mi-chemin entre la Bäregg et la Bänisegg. Là, dans le chalet encombré de neige et plein de fumée âcre, étendu sur un tas de vieilles peaux de moutons, je me tenais les côtes de rire, car le spectacle des embêtements des autres nous aide à supporter les nôtres s' il ne les abolit pas complètement. Je n' ai jamais subodoré rien de semblable, ni avant, ni depuis. Quelques-uns d' entre nous se rappellent peut-être cette histoire de l' autre guerre où l'on voit un bouc pénétrant dans un mess d' officiers, ce qui fait évanouir les officiers; sur quoi l'on apporta quelque chose sur la table du mess qui fit évanouir le bouc. C' était quelque chose dans ce genre, mais en plus fort. Le lendemain nous fûmes à la cabane de la Schwarzegg. Après avoir cuisiné et soupé, Jossi nous entraîna sans plus tarder vers le Grimsel, où nous arrivâmes de bonne heure le matin de Noël. Il y avait là un gardien têtu, avec d' innombrables chats, un méchant chien et un garçon qui n' avait pas tout à fait son 100 % de bon sens, tous entassés dans des repaires souterrains, seuls locaux ouverts. Tout ce que nous pûmes obtenir pour compléter nos provisions fort diminuées était un certain café au lait condensé et des « Berner Rösti » préparées avec un saindoux américain tiré d' un énorme tonneau. Très petit mangeur, Jossi ne voulut pas y toucher et s' en fut ouvrir la trace du côté du Nägelisgrätli. Il voulait monter au Galenstock où il nous conduisit le lendemain. Bien plus intéressant en hiver qu' on pourrait le croire.

Christian Jossi dort maintenant du profond sommeil dont il s' est souvent privé durant sa vie. Avant de descendre en son repos, il a vu son village natal passer par de dures épreuves; mais il ne lui a pas été donné de le voir guérir de la paralysie envahissante qui l' étouffa presque au cours de la dernière guerre, car Grindelwald ne s' en est jamais remis complètement. Et maintenant!...Alpine Journal, n° 263. Traduit par L. S.

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