Comment nous avons réussi le tour de la Tête du Cervin
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Comment nous avons réussi le tour de la Tête du Cervin

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Par Albert Deffeyes Avec 5 illustrations ( 10—14Aoste ).

L' idée d' entreprendre un aventureux voyage autour de la Tête du Cervin pourrait sembler de prime abord un exemple symptomatique des tendances extravagantes de l' alpinisme moderne, de son goût de l' étrange et de la nouveauté à tout prix. Elle est moins saugrenue qu' elle ne le paraît.

Nous ne prétendons nullement avec cette entreprise lancer une nouvelle mode en alpinisme, vanter la beauté des « transversales » qui remplaceraient les « verticales », et renverser les concepts fondamentaux du sport alpin dont l' un des premiers est de grimper. Si la manie de l' inédit devait pousser les cordées futures à la recherche de voies inédites transversales, nous ne voudrions pas que notre course pût être considérée comme inaugurant la série néfaste d' un genre dégénéré. L' idée de ce tour, en fait, a surgi il y a bien des années dans l' esprit de grimpeurs nourris dans la meilleure tradition classique. La structure du Cervin, et particulièrement la conformation de la Tête, font naître spontanément chez ceux qui l' observent le désir d' en parcourir en traversée les quatre faces.

Dire comment cette idée, qui avait déjà hanté les premiers grimpeurs, s' imposa à nous, sera non seulement rendre hommage à ces précurseurs et reconnaître la réalité des faits, mais cela expliquera aussi comment ce projet a pu germer dans des esprits imprégnés de la plus saine doctrine classique, et qu' il ne doit pas être regardé comme la fleur maladive d' une époque décadente.

Comme je l' ai dit, l' idée de parcourir transversalement les parois du Cervin — à l' exception de la paroi nord — jaillit spontanément dans l' esprit de quiconque observe bien les flancs de la montagne, striés, à la cote de 4300 m. environ, de larges vires. Mario Piacenza y avait déjà pensé lors de son ascension de l' arête de Furggen ( 9 septembre 1911 ), de même que J. Joseph Carrel et après lui son fils Louis. Mais c' est surtout Amilcar Crétier qui avait l' obsession de cette course, et cela quand les parois du Cervin étaient encore vierges, c'est-à-dire à une époque où elle aurait eu, si elle avait été réalisée alors, un retentissement et un mérite bien supérieurs à ce qu' elle peut prétendre aujourd'hui que toutes ces parois ont été gravies.

Amilcar disparu, son idée devint pour moi l' amie inséparable, constante, fidèle et tentatrice, celle à qui l'on confie tous ses projets lorsqu' on rumine seul ses pensées, et que les montagnes familières apparaissent à vos yeux dans tous leurs détails, avec tous les problèmes que l' esprit cherche à résoudre. Combien de fois, avant de m' endormir, vous ai-je contemplées, paroi sud et sauvage paroi nord du Cervin? Elles semblaient si nettes à mes yeux, encore plus nettes que lorsque j' étudiais à la loupe, sur des photographies, la voie possible. Pendant un temps ce fut presque une obsession. Je ne m' endormais jamais sans penser à elles, et mon sommeil était entre- Die Alpen - 1947 - Les Alpes5 coupé de visions splendides et terrifiantes pareilles à celles que Whymper, Guido Rey et Lammer avaient évoquées en moi. Je voyais en rêve de formidables chutes de pierres qui, par chance inouïe, ne nous atteignaient jamais, mes compagnons et moi, blottis dans de magnifiques balmes ( niches ) qui se trouvaient là juste à propos.

Le Cervin est chargé de tant d' histoire qu' il est impossible de penser à cette cime sans que surgissent dans la mémoire les épisodes tragiques de son passé. Bien des fois cette histoire m' avait tourmenté et fait juger mon projet insensé. Lammer surtout me tracassait, lui qui avait vraiment vu d' énormes blocs de rochers noirs, de la dimension de wagons de chemin de fer, bondir et se fracasser sur les flancs de la montagne. Porté par sa fantaisie à exagérer les faits, cet écrivain évoquait en moi des visions plus terrifiantes que celles de mes rêves.

Mais ici intervenait la froide raison, dont les conclusions contrastaient singulièrement avec les folles fictions de l' imagination, écartant systématiquement et irrésistiblement toutes les objections. Le bon sens avait beau affirmer qu' il était presque impossible de traverser les quatre parois du Cervin sans recevoir un caillou sur la tête, cette froide raison n' en faisait pas moins son chemin, et avec force preuves, déductions et contre-épreuves, battait en brèche le rempart des oppositions et des remontrances. Elle conseillait tout d' abord: 1° de n' attaquer la montagne que tard dans la saison, même en septembre, et seulement dans de très bonnes conditions; 2° de partir tôt, frais et dispos du refuge Solvay; 3° de traverser rapidement la paroi est ( dans cette muraille, si l'on prend soin de se tenir tout contre le pied du ressaut final, les chutes de pierres ne sont pas à craindre, même en plein jour ) pour se trouver dans la paroi sud si possible avant que le soleil ne détache des pierres; 4° la traversée de la paroi ouest, par la Galerie Carrel, était un problème déjà résolu. Quant à la paroi nord, qui ne reçoit presque pas de soleil en septembre, elle pouvait être abordée à n' importe quelle heure du jour. Il restait toutefois une dernière objection in extremis contre laquelle ces beaux raisonnements restaient impuissants. C' est que les difficultés étant éliminées une à une et tous dangers écartés — ceci avec quelques réserves — on ne pouvait empêcher que des caravanes suivant les voies habituelles, suisse ou italienne, ne fassent dégringoler des pierres sur la tête de ceux qui se trouvaient dans les parois. Désarmé en apparence par ce fait irrécusable, le démon de l' aventure insinuait que si l'on voulait être assuré de ne courir aucun risque on n' irait jamais en montagne, ni même se promener dans les rues, car, en fin de compte, une tuile peut toujours tomber d' un toit et assommer le plus prudent des promeneurs.

Depuis quelques années, Carrel et moi étions résolus à faire cette traversée un jour ou l' autre. La réalisation de ce rêve nous tentait parce qu' il avait été celui du « grand ami » Amilcar Crétier; mais comme l' entreprise ne devait être abordée que par des conditions exceptionnelles nous n' avions fixé aucune date. Lorsque on a en mains un contrat en bonne et due forme, on ne craint pas de laisser traîner les choses un peu en longueur. Ainsi l' été 1941 semblait devoir s' achever comme les précédents sans que rien n' ait été fait, quand un magnifique mois de septembre vint ranimer nos espoirs et réveiller les vieilles idées assoupies. L' ascension du Cervin faite à la suite de S. A. R. la Princesse du Piémont tomba au moment propice, du fait que Carrel et moi nous nous trouvâmes ensemble et pûmes revoir le problème de près et en étudier les derniers détails. Nous parlions justement de la chose en descendant du Cervin lorsque Pierre Maquignaz, qui se trouvait à ma cordée et n' avait jusqu' ici pas dit un mot, intervint dans la discussion. Quelques mots d' explication sont nécessaires pour comprendre la portée de ses paroles.

. Maquignaz, qui comptait il y a quelques années parmi les meilleurs guides du Valtournanche — il fut en son temps champion de ski aux Olympiades — s' était marié entre temps et avait un enfant. Il avait abandonné sa profession de guide, soit parce que trop dangereuse ( aux yeux de sa femme ), soit parce que le métier de maçon lui assurait des ressources plus régulières. Il voulait bien continuer à aller à la montagne, mais pour son plaisir, à la chasse. Ainsi il ne serait plus aux ordres de « messieurs », obligé de fréquenter les auberges ou de rester des journées entières à ne rien faire. Il n' avait accompagné la Princesse du Piémont que parce que c' était là une occasion exceptionnelle; mais lui, Pierre Maquignaz dit le « tracayon », ne serait plus désormais qu' un honnête maçon, marié, avec charges de famille. Dans le fond de son cœur il gardait pourtant le désir inavoué de faire quelque chose de grand. Il entra donc dans la discussion pour dire que si nous voulions l' admettre, il se joindrait volontiers à nous pour cette course, non par amour du lucre, mais « pour la gloire ». « Parce que », ajoutait-il, « si je veux exercer mon métier de maçon en paix jusqu' à la fin de mes jours, il faut finir en beauté ma carrière de guide. » Ces mots étaient lourds de sens. Dès lors nous fûmes trois à méditer sur les quatre parois du Cervin.

Les jours passaient. Carrel était toujours pris par des engagements. Le 22 septembre ( 1941 ) il faisait l' ascension directe de l' arête de Furggen. Notre rendez-vous était fixé au 24 à 17 heures au Riondé. Maquignaz et moi fûmes exacts; quant à Carrel, il était de nouveau au Cervin ce jour-là et ne fut de retour qu' à 18 heures. Adieu pour passer la nuit à Solvay; ce serait déjà bien beau si nous pouvions arriver au Hörnli avant la nuit.

Nous mangeâmes quelque chose puis, rassemblant armes et bagages, nous nous hâtâmes vers le Furggenjoch qui fut atteint à la nuit tombante, sans autre incident qu' une culbute comique de Maquignaz sous le col et une descente acrobatique en rappel pour passer la rimaye sur le versant suisse. Utilisant au mieux les dernières lueurs du jour et forçant l' allure autant qu' il était possible, nous parvînmes au Hörnli à 21 h. 50. Il était.nuit noire.

Il fallut encore quérir de l' eau, scier du bois, cuire la soupe. Nous pensions partir très tôt le lendemain; mais il était 23 heures quand nous pûmes gagner les paillasses, avec le sentiment que nous faisions les choses trop à la LE TOUR DE LA TÊTE DU CERVIN précipitée. Ordinairement, lorsqu' on a devant soi une entreprise nouvelle et sérieuse, on prépare tout avec un soin religieux; on vérifie minutieusement l' équipement; on part bien reposé après avoir réparti les charges au mieux, de façon que chacun ait sa part et sache où trouver ce dont il a besoin. Nos préparatifs, au contraire, étaient bâclés en hâte, de façon désordonnée. Déjà, au lieu de Solvay, nous n' avions pu atteindre que la cabane du Hörnli, et encore à bout de souffle, comme trois larrons.

Le plus sage eût été de remettre notre course au surlendemain. Carrel surtout aurait eu besoin de repos, lui qui avait gravi avant-hier l' arête de Furggen et aujourd'hui même le Cervin. Mais qui pouvait nous assurer que le beau temps se maintiendrait? Qui pouvait dire si ces gros nuages que l'on voyait au loin sur la Suisse ne viendraient pas compromettre notre tentative? Il fallait donc absolument partir, et nous nous endormons avec cette conviction.

A 2 h. 30 la montre de Carrel sonne le réveil. Ohi ces réveils! Etant donné le peu de repos que nous avons eu, nous convenons de dormir encore un instant, dix minutes, pas plus long. Hélas! il est 4 h. 30 lorsque nous nous précipitons à la cuisine pour faire nos préparatifs à la bousculade, avec ce résultat que plusieurs choses furent oubliées à la cabane. Aucun de nous ne savait exactement ce qu' il avait dans son sac. C' était la plus complète anarchie.

Il fait encore nuit noire à 5 h. 30, lorsque nous quittons le Hörnli, et la lanterne ne sert pas à grand' chose avec ces mauvaises bougies qui donnent plus de fumée que de lumière. Solvay, où nous aurions dû passer la nuit, n' est atteint qu' aux environs de 7 heures. Nous saluons en passant des guides suisses qui, ayant une énorme cliente à hisser au Cervin, ne jugent pas opportun de partir sitôt. Il souffle une bise glaciale et le froid est intense, mais nous sommes en telle transpiration que nous ne sentons rien. A 8 h. 15 nous touchons l' Epaule. Un brouillard glacé, poussé par le vent du nord, vient s' écraser contre la paroi du Cervin qu' il remonte lentement pour aller couronner le sommet d' un panache fantastique. Une demi-heure plus tard le brouillard a disparu, mais la paroi nord est toute grise de givre.

L' enthousiasme pour notre entreprise est singulièrement refroidi. Nous avons le sentiment très net de n' avoir pas fait les choses avec le calme et le soin nécessaires pour avoir le droit d' attaquer les quatre parois du Cervin. Domine, non sum dignus, dit le prêtre, et notre conscience nous avertit qu' il en est de même pour nous. En outre, la dégringolade de Maquignaz, la veille, n' était pas un avertissement providentiel? Enfin, le temps est-il sûr? Vaut-il la peine de commencer une entreprise pour devoir l' interrompre bientôt? D' autres présages sinistres agitent notre esprit. Maquignaz raconte d' un ton prophétique comment une de ses poules, quelques jours auparavant, a chanté avec la voix d' un coq, ce qui arrive très rarement, mais c' est toujours un signe de mauvais temps et de catastrophe.

De l' endroit où nous sommes arrêtés, la paroi est nous apparaît effrayante, et la paroi nord terriblement abrupte et glacée. Ce projet qui nous a tant passionnés n' a plus aucun attrait et, assis sur la crête tout en grignotant quelque nourriture, nous examinons les deux versants et discutons des passages que choisiraient des grimpeurs pour faire le tour de la Tête du Cervin comme s' il ne s' agissait absolument pas de nous. Longuement nous pesons le pour et le contre. Il est près de 9 heures; il faut prendre une décision. A ce moment-là, nous voyons déboucher sur l' Epaule un touriste suisse accompagné d' un garçonnet d' une douzaine d' années qui saute sur les rochers comme un chamois, tantôt suivant, tantôt précédant son guide. Ceci nous réveilla. Si un gamin quelconque pouvait gambader sur la terrible arête du Cervin, des Carrel et des Maquignaz et un « Monsieur » valdôtain devaient-ils craindre une paroi est et une paroi nord? Il fallait couper les ponts, sinon c' en était fait de nous et de notre projet. Alors Carrel se leva et s' engagea résolument dans la muraille.

Notre itinéraire à travers la paroi est longe le pied du ressaut terminal — le front du Cervin. La base du ressaut, formée de roches désagrégées, disparaît sous des névés. Tout cela est peu engageant, et nous recherchons la roche la plus solide, quittes à rencontrer quelques passages assez scabreux. Des stalactites de glace, détachés par les premiers rayons du soleil, réveillent en nous les présages les plus sinistres. Peu à peu cependant notre marche devient plus sûre, et bientôt nous quittons le versant est pour tourner dans la paroi sud à deux ou trois mètres au-dessus de l' Epaule de Furggen.

Voici le Breuil et notre vallée.

Nous savons bien que le plus dur reste à faire, mais nous sommes maintenant pleins d' élan et d' enthousiasme, car il est relativement tôt; en fait, il n' est que 10 h. 30 1.

Il nous faut maintenant traverser les falaises à pic de la paroi sud, juste au-dessus de l' Epaule. C' est une partie de l' itinéraire suivi en 1911 par la cordée Piacenza, et plus récemment par Benedetti et Louis Carrel. Le passage le plus dur de la voie Piacenza consiste en quelques mètres de rocher où l'on rencontre de très grosses difficultés avant d' atteindre un piton planté là par le guide Gaspard qui conduisait la première cordée. Je crois que toutes les caravanes qui ont gravi l' arête de Furggen ont rejoint ce piton par des voies différentes. Piacenza, Gaspard et J.J. Carrel ont forcé ce passage en faisant la courte échelle après une traversée d' une vingtaine de mètres 2. Lors de la deuxième ascension, Louis Carrel passa plus bas et rallia le piton en varappe libre. Il y a trois jours, pour l' ascension directe de Furggen, Carrel n' a pas emprunté le versant italien, mais est monté tout droit de l' Epaule par l' arête.

Notre route, indiquée sur la photographie, est très exposée et très dure. Au point le plus scabreux, Carrel planta un piton que Maquignaz récupéra par la suite. Nous sommes bientôt tous trois perchés sur une étroite corniche, près du vieux piton de la caravane Piacenza. Viennent ensuite des rochers à pic qui exigent les plus grands efforts et engagent à fond toute notre ha- 1 Tout l' horaire de cette course doit être avancé d' une heure, car nos montres marquaient l' heure italienne, avancée de 60 minutes pendant la guerre. * Voir Rivista Mensile, novembre 1911, pp. 323/324.

.^Jfl:

LE TOUR DE LA TÊTE DU CERVIN bileté. D' énormes stalactites barrent parfois la route, qu' il faut abattre. Tac l un coup de piolet et tout vole en éclats. Maintenant le plus mauvais pas est surmonté. Pourvu qu' un de ces énormes blocs dont parle Lammer ne descende pas sur nous et tout ira bien. Une centaine de mètres après l' Epaule de Furggen les difficultés diminuent et nous nous dirigeons à une allure rapide vers l' arête italienne. Tout comme les guides de la caravane Piacenza il y a vingt ans, nous courons à travers cette paroi par-dessus les blocs et la caillasse croulante — ici nous trouvons un piolet — tandis qu' une cordée descendant du Cervin nous hèle joyeusement. Nous atteignons l' arête au Col Félicité, où nous coupons la route ordinaire du versant italien. Il est 11 h. 15. Nous y sommes rejoints par les alpinistes précités qui, nous ayant vus la veille au Riondé, se demandent quelle diable d' ascension nous sommes en train de faire.

Brève halte pour casser la croûte. Après discussion, nous décidons de laisser ici un sac et même les crampons; par contre nous emportons la corde de réserve. Nous suivons l' arête italienne sur quelques dizaines de mètres, puis reprenons notre traversée. Nous voici de nouveau sur le versant suisse ( Tiefenmatten ); le moment est venu d' attaquer la paroi ouest. Si nous avions voulu fignoler, nous aurions pu inaugurer sur ce versant une voie tout à fait nouvelle en franchissant les dalles enneigées qui se trouvent là; mais la route du « Bersaglier », la fameuse Galerie Carrel exerce sur nous un attrait si grand qu' il domine le désir de faire une première; nous suivons donc l' ancienne trace utilisée par les glorieux vainqueurs du Cervin italien. Le rocher est solide, la neige est bonne, et nous arrivons rapidement à l' endroit historique où Aimé Gorret se sacrifia pour assurer le retour de J.A. Carrel et de Bich \ Quant à nous, nous ne descendons pas dans la cheminée. Carrel rejoint directement l' arête de Zmutt par une traversée magnifique et délicate sur les dalles qui sont en face de nous. Sans doute si le « Bersaglier » avait été chaussé comme nous de vibrams, il aurait franchi ce passage, et Aimé Gorret serait aussi parvenu au sommet ce jour-là. Peu après, nous sommes réunis tous trois sur l' Arête de Zmutt. Il n' est que 12 h. 10; nous avons en somme assez bien marché.

Nous voici maintenant à l' entrée de la paroi nord, sombre, glacée, déjà complètement dans l' ombre. Le givre de ce matin vernit encore les rochers que le soleil n' a pas touchés. Constatation très désagréable pour Carrel et pour moi qui avons des vibrams et devrons marcher avec une prudence redoublée. Il faut pourtant se lancer dans la dernière aventure.

Où attaquerons-nousPlus hautPlus basFaudrait-il plutôt prendre par ces rochersEt après, pourrons-nous continuerToute la 1 Lors de la première ascension par l' arête italienne, le 17 juillet 1865, la caravane, ayant traversé la face de Tiefenmatten par le Corridor ou Galerie Carrel, se trouva séparée du haut de l' arête de Zmutt par une brèche dans laquelle il fallait descendre à la corde. Faute de point favorable où l' accrocher, l' abbé Goret demeura là — à quelques minutes du sommet — pour assurer le retour de ses compagnons. ( Voir Feuille d' Aoste, août-octobre 1865. ) traversée de la paroi nord se fit de cette manière, par petites étapes. Nous nous arrêtions, tenions conseil, examinions le parcours suivant et repartions. Ceux qui soutiennent qu' en montagne la corde est un danger pour la caravane auraient beau jeu ici de défendre leur théorie: si l' un de nous avait glissé, les deux autres étaient fatalement entraînés. Pour être tout à fait assurés, il eut fallu planter un piton à chaque longueur de corde, et ceci, outre que c' était inélégant, nous aurait pris beaucoup trop de temps. Notre idée dominante était d' en sortir au plus vite, d' autant plus que Carrel et Maquignaz, pour être plus légers, avaient laissé leur chandail dans le sac et que le froid devenait mordant. La théorie est une belle chose, mais quand on est dans la danse...

En trois endroits, l' un au milieu de la paroi, les autres aux deux tiers du trajet depuis l' arête de Zmutt, nous avons rencontré les grosses difficultés inhérentes au caractère des parois nord: rocher-neige-glace. Chaque fois nous avons planté un piton; l' un fut récupéré. Il serait difficile de trouver un terrain plus traître que celui-ci. Quand les prises sont solides, elles sont verglacées en suite du maudit brouillard de ce matin; mais le plus souvent la roche est mauvaise et il faut se fier aux pierres qui ne tiennent que grâce au gel. Et puis la neige est bizarre, ni dure ni poudreuse; elle tient de l' une et de l' autre. Il s' agit en fait d' une neige poudreuse à l' origine, mais qui, sur ce versant d' ombre, n' a jamais pu se durcir, n' ayant jamais fondu. Ainsi présente-t-elle une surface croûtée recouvrant une poudre inconsistante. Jamais de ma vie je n' ai mis les pieds dans une substance pareille.

Notre traversée se poursuit ainsi, sans plaisir aucun. Nous sommes affreusement anxieux, attentifs à porter le poids du corps sur le pied le plus sûr au cas où l' autre vienne à glisser, ou sur les mains si les deux pieds lâchaient. Le plus exaspérant c' est qu' après avoir rejoint à grand' peine le premier à un endroit où il est très difficile de se tenir, il faille encore attendre là que le troisième, passant par les mêmes tribulations, ait rejoint à son tour, avec toujours présente à l' esprit l' angoissante perspective que s' il vient à glisser... adieu montagne!

Dans les passages de ce genre, la place la plus pénible, tant au point de vue psychologique qu' au point de vue moral, est celle du second de cordée, car il est toujours sur le qui-vive. Le premier, en fait, est tout absorbé par le souci de trouver la meilleure route; quant au troisième, lorsque le premier est en mouvement, il n' est pas obligé de s' en occuper et peut s' aban à des méditations qui le distraient de sa frayeur. C' était pour moi presque une torture, lorsque Carrel avançait de toute la longueur de la corde, ou que je tirais à moi celle de Maquignaz. Ce sont des moments que l'on n' oublie jamais, et il faut avoir passé par là pour retrouver à la vie une saveur inaccoutumée. Ce n' était pas pour rien que Maquignaz tenait à terminer en beauté sa carrière de guide, afin de pouvoir se dire qu' en fin de compte lui, Maquignaz, paysan ou maçon, il l' avait bel et bien traversée, la paroi nord du Cervin! Il lui fallait un tel souvenir pour pouvoir pratiquer son humble métier de maçon jusqu' à la fin de ses jours.

LE TOUR DE LA TÊTE DU CERVIN Nous souffrons tous cruellement de l' onglée, au point d' en éprouver des vertiges, et notre plus grand soulagement, à la fin de chaque passage, est de nous réchauffer les doigts en soufflant dessus ou en les suçant l' un après l' autre, ou encore, lorsque cela est possible, de nous battre les flancs ou de nous donner des claques dans le dos ( système recommandé par les anciens ). Ce n' est pourtant pas le lieu de faire des gestes inconsidérés. Il semble que les choucas s' en doutent, car ils viennent voleter tout près de nous et se perchent même entre nous. J' aurais pu en photographier de fort beaux à deux mètres à peine, mais j' avais trop froid aux mains et j' étais trop préoccupé pour prendre des photos.

Nous avons constaté avec grande satisfaction qu' aucune pierre n' est tombée pendant cette traversée, pas même le plus petit caillou pour nous effrayer. Ainsi, à part les stalactites de la paroi est et quelques projectiles dans la face sud, tout se passa comme notre jugement nous I' avait laissé entrevoir, justifiant ainsi les calculs de la froide raison. Sans vouloir émettre ici une opinion formelle, ce qui est toujours délicat vu la responsabilité que cela implique en l' occurence, on peut toutefois affirmer que la paroi nord du Cervin n' est pas très dangereuse à ce point de vue. Il est vrai que nous l' avons parcourue aux heures froides.

La fin du parcours longe le pied d' un ressaut bien marqué, puis quelques mètres en légère remontée oblique dans une roche pourrie et délicate nous amènent sur l' arête suisse exactement au pied de la deuxième corde fixe, soit une centaine de mètres au-dessus de notre point de départ de ce matin. Avec quelle joie nous arrimons notre filin à un solide piton de la crête. Il est 15 heures.

Voici notre course achevée sans que nous ayons touché un sommet. Cela nous semble si paradoxal que malgré la faim qui nous tenaille nous décidons de faire un ultime effort et d' aller nous reposer sur la cime, où nous parvenons à 15 h. 40. Nous y goûtons l' enchantement d' une paix merveilleuse. Sur le sommet italien, nous avons la surprise de rencontrer Gervasutti et Gagliardone. Ils ont l' air fatigués, car ils viennent d' ac l' ascension de ll' arête Furggen en un seul jour, en partant du Breuil 1. Après un long repos commence la descente, Carrel seul, en éclaireur, Maquignaz et moi à la corde. Nous atteignons encore le Breuil dans la soirée ( 11 h. 45 ).

Maintenant que le Cervin a été gravi par toutes ses faces, notre itinéraire est comme une couronne que nous, alpinistes modernes, déposons pour glorifier ce fier sommet et rendre hommage à ceux qui l' ont aimé et admiré comme nous, mieux que nous.

1 Cette même équipe tentait l' été dernier une voie nouvelle au Mont Blanc du Tacul lorsque Gervasutti fit une chute mortelle.

Traduit par M. M. et L. S.

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