Contributions à l'histoire de la Vierge de Gagnerie
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Contributions à l'histoire de la Vierge de Gagnerie

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Par L. Seglaz.

Le récit d' ascension à la Vierge de Gagnerie paru dans « Les Alpes » de janvier dernier m' a valu un certain nombre de communications intéressant l' histoire de cette cime. C' est d' abord une lettre de M. Adrien Veillon, guide aux Plans s. Bex, où il raconte comment, au lieu de gagner la Brèche par la falaise dominant le St-Barthélemy, il commença par descendre dans le profond couloir qui sépare la Vierge de la masse principale de la montagne, pour atteindre la Brèche par le versant sud. Il a bien voulu nous autoriser à publier cette partie de sa lettre.

Le second document, que nous devons également à l' obligeance de M. A. Veillon, est le récit de la première ascension de la Vierge, en 1892, par MM. F. Borchardt et Rinck, sous la conduite des guides Charles Veillon et Ph. D. Marlétaz. Cette relation x ), due à la plume de Felix Borchardt, présente un curieux spécimen de ce qu' une vieille polémique, qui se livra jadis dans les pages de l' Alpina, appelait l' alpinisme erotique. Je n' en traduis ici que ce qui a trait directement à l' ascension, après avoir élagué les passages « sentimentaux », de fort mauvais goût, et d' ailleurs parfaitement inutiles au récit.

1. Extrait de la lettre de M. Ad. Veillon.

Je n' avais que de vagues renseignements concernant cette pointe, dont mon voyageur, un jeune Anglais, avait entendu parler la veille à Salanfe. Notre but était la Dent Jaune, mais comme, au matin, le temps était douteux, nous nous décidâmes vers 8 heures à aller tenter l' ascension de la fameuse Vierge. Arrivés sur la crête, et ne connaissant rien du chemin à suivre, au lieu de monter sur le rocher de l' Eunuque, je descendis le grand couloir qui sépare la Vierge de l' arête, au fond duquel on aperçoit le Col du Jorat. Du couloir, une vire en dalles nous amena à une dizaine de mètres sous la brèche. J' ai réussi à escalader ces quelques mètres, mais c' est un passage que je ne referai jamais C' est absolument vertical et rien n' est solide du tout. De la brèche, il y a plusieurs chemins, tous pareils, pour arriver au mur sous le sommet, où se trouve la cheville de fer. Quand je suis arrive là, j' ai aussi regardé la cheminée à gauche 2 ), mais ne pouvant pas compter sur mon jeune voyageur pour faire la courte échelle, j' ai dû m' y prendre autrement. Saisissant la cheville de fer, je me suis hissé dessus par un rétablissement, puis, utilisant quelques petites prises, je me suis mis debout, le milieu de la semelle appuyant sur le fer.

Maintenant c' est le pas qui demande le plus de calme. Au-dessous de la petite vire à rebours, il y a un trou dans lequel il faut engager la main gauche, puis fermer la main et faire le poing, ce qui permet de tenir. Ensuite, en se penchant en arrière, il faut saisir de la main droite une prise constituée par une petite virette au-dessus de la vire à rebours. Etant de petite taille, j' ai di sauter pour l' attraper. Un grand aura là plus de facilité. Cette prise est très solide, quand les doigts y sont engagés on est bon. Il faut maintenant amener la main gauche. Les jambes quittent l' appui de la tige de fer et flottent dans le vide, car il faut se hisser à la force des bras; il n' y a pas de saillies pour les pieds. Il y a un peu plus haut une autre prise également sûre et on arrive au sommet de la muraille. Il faut surtout, lorsqu' on est debout sur le piton de fer, ne pas hésiter une seconde, car on se fatigue et l'on risque de rater le reste. Je suis monté les trois fois par le même moyen sans utiliser l' échelle. C' est le passage suivi par mon père lors de la première ascension. L' échelle ne leur avait servi que pour forer le trou et placer la cheville. Pierre Marlétaz était resté sur l' échelle, les mains agrippées au fer. Mon père est monté sur ses épaules pour saisir les prises supérieures. Adrien Veillon

2. Relation de la première ascension de la Vierge de Gagnerie:

„ Une Première ", étude alpestre par Felix Borchardi1 ).

... J' en vins ainsi à mentionner la dernière aiguille rocheuse du massif de la Dent du Midi qui n' eût pas été encore gravie, la Vierge de Gagnerie, haute de 2870 mètres 2 ). La forme curieuse et audacieuse de cette dent ( vue d' un certain côté, elle ressemble en effet à une vieille fille hargneuse au nez quelque peu aplati ) avait déjà provoqué bien des attaques. Les guides parlaient de quelquetrente tentatives; mais le mauvais rocher délité, les formidables parois tombant, par une chute verticale et ininterrompue, en un précipice de près de mille mètres jusqu' au fond du vallon de St-Barthélemy, avaient jusqu' ici défié l' effort et l' art des grimpeurs. Néanmoins, mon guide Délez n' était pas opposé à tenter encore une fois l' assaut avec moi, mais il demandait de l' argent et même beaucoup d' argent, et c' était là justement le hic avec moi, vu que, dès mon jeune âge, j' ai toujours soigneusement évité toute thésaurisation. Je ne pouvais fournir que mes bras vigoureux et ma tête solide, une offre qui — chose curieuse — paraissait l' intéresser beaucoup moins.

Une de mes connaissances de Territet, M. Rinck, qui depuis longtemps nourrissait également le désir de briser la liliale fierté de la Vierge, réussit à gagner à nos projets Charles Veillon, le guide des Plans bien connu, qui a déjà accompli plusieurs premières ascensions difficiles, notamment la Pierre Cabotz 1 ). Dans le plus grand secret, j' envoyai Veillon en avant, accompagné de Marlétaz comme second guide, charges de soixante mètres de corde, de pitons de fer, d' une grosse provision de vin et de vivres, aux chalets déserts de Salanfe, qui devaient servir de point de départ à notre tentative. Cependant, le même jour, et malgré le baromètre à la hausse, il commença à pleuvoir. Il fut convenu que M. Rinck me rejoindrait le dimanche soir à Salanfe, et je partis pour Vernayaz.

Le jour suivant, pluie diluvienne et ininterrompue. Tout le paysage s' était enveloppé dans un voile de pluie gris et mélancolique, une vraie pèlerine de gouvernante. Je partis toutefois, m' enfonçant dans les masses de nuées gris-plomb qui ne s' éclaircirent pas un seul instant. On ne voyait littéralement pas la main devant les yeux tandis que nous montions, d' un pas monotone de montagnards, dans la boue et les flaques; seul nous parvenait d' en bas le grondement assourdi de la Salanche, qui forme non loin de Vernayaz la célèbre cascade de Pissevache.

Habits et souliers trempés, tout fumant d' humidité, j' eus tout loisir, durant les deux à trois heures de montée, de réfléchir à ma triste situation. Car la considération que les rochers, déjà impraticables en eux-mêmes, seraient encore rendus plus glissants par cette pluie obstinée, ne contribuait pas à rasséréner et réjouir mon âme candide. Je ne me rappelais que très vaguement le sentier, et le porteur engagé ne le connaissait pas du tout, n' étant pas de Salvan. Cependant, malgré l' épais brouillard, nous arrivâmes heureusement sur le Plateau de Salanfe, et nous hélâmes Veillon — c'est-à-dire que je poussai des hurlements sauvages — qui nous répondit d' une voix lointaine et affaiblie. Rencontre enfin, salutations cordiales, vigoureuses poignées de mains.

Dans le chalet nous trouvâmes Marlétaz en train de cuire un affreux chocolat. Je dus me défaire de mes vêtements trempés, et restai parmi ces braves gens en un simple et idyllique costume de berger comprenant une paire de pantoufles rouges, un plaid et mon lorgnon. Le menu fut tout aussi étrange: chocolat à la Marlétaz, sardines à l' huile et langue en conserve. Le porteur fut renvoyé et nous restâmes seuls, nous trois futurs vainqueurs de vierges.

Cependant la pluie avait cessé et nous eûmes une de ces admirables soirées comme il n' en est que là-haut, et qui font facilement oublier toute peine. Pareils à de chères vieilles connaissances, les pics gigantesques environnants nous saluaient: les pointes de la Dent du Midi, la masse fière de la Tour Sallières, avec son superbe Glacier Noir. Entre temps le ciel se fit de plus en plus sombre, jusqu' à devenir d' un bleu-noir transparent: une véritable atmosphère à la Böcklin C' était l' heure du coucher. Les guides gagnèrent le fenil, tandis que je m' arrangeai, avec des planches de toute espèce, un lit extraordinaire sur lequel je m' étendis, enveloppé tant bien que mal de mon plaid et de ma bonne conscience. Après un prétendu sommeil, on confectionna à 3 heures du matin un prétendu café, et les provisions furent emballées. La journée s' annonçait splendide.

Nous attendions impatiemment l' arrivée de Rinck, qui parut enfin, trempé, portant l' appareil photographique, et accompagné de M. Brieger, de Hambourg, qui voulait suivre l' ascension depuis le Col du Jorat. Sur quoi je m' emparai tout simplement de sa provision de vin et de vivres, lui laissant en compensation une tasse de chocolat et deux sardines et demie à l' huile. Même les caractères souffrent des effets de l' altitude.

Le jour pointait; nous devions nous hâter de partir.

En deux heures de marche rapide sur des éboulis et des blocs, nous atteignîmes le Col de Gagnerie, laissant à notre gauche la grande moraine. Pendant ce temps le jour était venu, une claire et magnifique matinée d' au. Dans la belle lumière matinale, nous contemplions pour la première fois le pic dans toute sa sauvage beauté. L' antique Vierge se dressait fièrement dans les airs, avec, comme toutes les vieilles filles, quelque chose de nettement hostile.

« Elle est effrayante, dit Veillon, ce n' est pas la Vierge qu' elle devrait s' appeler, mais le Pic du Diable. » Pour moi, je l' avouerai franchement, je fus un moment assailli par la question angoissante: arriverons-nous au sommet et, surtout, ce qui est encore plus difficile, en redescendrons-nous sains et saufs. Après un rapide déjeuner, nous laissons tous les impedimenta, piolets, etc., et ne prenons qu' un alpenstock que nous traînerons péniblement après nous et qui servira de hampe au drapeau en cas de réussite.

Pour arriver au pic proprement dit, il nous faut descendre une cheminée rocheuse d' environ 80 mètreset suivre l' étroite arête qui relie la Vierge au Col de Gagnerie. Devant et à côté de nous, le précipice plongeant dans le vallon de St-Barthélemy. Il est 8 h. lorsque nous nous encordons. Tout d' abord Marlétaz est descendu dans la cheminée, rendue très scabreuse par le verglas. Lorsqu' il a trouvé un endroit autant que possible à l' abri des chutes de pierres, Rinck et moi le suivons, et enfin Veillon. Vient ensuite la traversée de la crête rocheuse. L' ordre de marche de la caravane est alors renversé. Veillon prend la tête, je suis avec Rinck, Marlétaz est le dernier. Après une brève halte sous une paroi de rocher peu sûr, Veillon entreprend l' escalade de la première cheminée Nous le suivons. Et alors commence une folle grimpée sur des parois abruptes, presque verticales, où l'on s' ensan des doigts aux aspérités tranchantes du rocher. Les seuls appuis pour s' élever sont les interstices du rocher friable et rongé par les intempéries. Par contre, cet état de la roche est pour nous un très gros danger. Impossible de se her à ses mains et à ses pieds. A chaque pas, les pierres volent avec un bruit de tonnerre dans l' effrayant abîme, et pendant que l' un de nous avance, les autres doivent attendre longtemps, tapis dans quelque encoignure plus ou moins à couvert. Deux autres cheminées aussi difficiles sont ainsi gravies; la troisième est la plus dangereuse. A un certain endroit, je restai littéralement suspendu à la corde dans le vide, jusqu' à ce que j' eusse trouvé un point d' appui pour les bras qui me permit de me rétablir plus haut. Toutefois, la plus grosse difficulté se présenta seulement à ce moment; un mur lisse et surplombant, haut de six mètres, étroitement enserré entre deux autres parois, forme ici un effrayant et vertigineux bastion. Comme ce ressaut est déjà visible du Col du Jorat 1 ), Veillon avait emporté des échelles pour en forcer le passage: celles-ci, attachées bout à bout, étaient l' unique moyen de continuer l' ascension. Le plus mauvais moment, c' était lorsqu' arrivé au dernier échelon, on n' avait plus de point d' appui pour maintenir l' équilibre, et l'on vacillait dans le vide. Pour Marlétaz, ce fut encore pire, car il n' avait personne pour lui tenir l' échelle qui chancelait à chaque mouvement. En outre, le replat sur lequel l' échelle était dressée offre à peine de la place pour deux personnes; derrière soi, un épouvantable abîme. « Pierre Cabotz est un jeu d' enfant en comparaison de ceci, » s' écria Veillon, « c' est l' ascension la plus difficile que j' aie faite jusqu' ici. » Toutefois, cette dernière grosse difficulté fut surmontée sans accident; de là nous gagnâmes le sommet par une marche sur d' énormes blocs de rocher. Ce sommet a la forme d' une coupe à fruits; il peut mesurer, selon mes estimations, cinq mètres de côté. Cette grimpée casse-cou avait duré 2 h. 40. Mais quelle joie après le combat victorieux! Nous nous embrassâmes en poussant des hurlements d' Indiens. Marlétaz tira même un coup de son pistolet, une arme qui devait certainement provenir de la Guerre de Trente Ans. Je m' essayai à une yodlée incertaine L' orgueilleuse intégrité de la Vierge était enfin rompue; celle-ci était maintenant une jeune femme. En signe de victoire, l' alpenstock auquel était attaché un mouchoir fut fixé dans le cairn, et ce drapeau flotta joyeusement.

Dispense-moi, cher lecteur, de te décrire la vue splendide; ma plume est trop faible pour cela. Qu' il me suffise de rappeler qu' on voit de là, en entier, la chaîne du Mont Blanc toute voisine, la Tour Sallières, le Grand Combin, le Cervin, le Rothorn, la Dent Blanche, le Mont Rose et jusqu' aux cimes lointaines de l' Oberland bernois. Tout en bas, au Col du Jorat, nous découvrons une forme humaine qui ne peut être, pensons-nous, que celle de M. Brieger ( c' était lui en effet ). Nous vidons à sa santé une des bouteilles que nous lui avons prises. Epuisés comme nous le sommes, nous nous étendons sur la plateforme du sommet et somnolons une demi-heure. En guise de souvenir, j' emporte de là-haut quelques petits cailloux couverts de lichens.

Vint ensuite la partie la plus difficile et la plus périlleuse de toute la course, la descente, par des roches croulantes, de la paroi vertigineuse avec l' abîme sous les yeux. Il y eut souvent des moments auxquels aurait pu s' appliquer la vieille chanson populaire:

Auf dem Dache sitzt ein Greis, Der sich nicht zu helfen weiss...

Dans de tels instants, toutes sortes de pensées et de souvenirs vous traversent l' esprit avec la rapidité de l' éclair... Combien de temps dura cette descente laborieuse, je ne m' en souviens plus très bien, sinon que ce fut très, très long. Suffit qu' enfin nous arrivâmes exténués au point de notre halte du matin, où nous dévorâmes avidement les restes du déjeuner. Rinck nous photographia. De Veillon, on ne voit que le dos, moi j' ai l' air d' un babouin, et Marlétaz n' apparaît même pas du tout. Ça ne fait rien; tous, maintenant, nous trouvons cette photo très belle.

L' après s' avançait, il fallait songer au retour. Tard dans la soirée, nous arrivâmes à Evionnaz, où nous prîmes congé de nos deux guides, et d' où le train nous ramena à Territet.

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