Dans les Dolomites de la Brenta
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Dans les Dolomites de la Brenta

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Par Denis Clément

Avec 2 illustrations ( 36, 37Section de Bienne ) Le nom « Groupe de la Brenta » est en usage depuis 1870 environ, c'est-à-dire depuis que cette chaîne — jusque-là inconnue — a commencé à attirer l' attention des alpinistes qui ne surent pas, tout d' abord, en apprécier les beautés sauvages.

Située dans les Dolomites du Trentin, elle s' étend en direction approximative nord-sud sur une longueur d' à peu près 42 km. et s' élargit à son point le plus ample sur une largeur de 12 km. environ, formant une sorte de ligne brisée, au centre de laquelle s' élève la Cima Tosa, 3173 m.

L' attrait de ce massif réside dans le fait qu' il est extrêmement varié, pittoresque, avec ses parois absolument verticales, couronnées par des sommets de dentelles. Rocher rose taché de jaune et de bleu. Les contrastes de la lumière sont infinis et augmentent encore les combinaisons colorées des rochers. Personne ne peut imaginer un spectacle semblable.

La chaîne des « Sfulmini » ( située entre la Torre di Brenta et la Cima Brenta Alta ) a été créée par le diable, un jour de colère. Il a frappé les crêtes à coups de fourche. Le feu, la foudre ont passé par là. Il ne manque que l' odeur de salpêtre. Ce ne sont que cassures, pointes, blessures, failles. Une vision d' enfer, grandiose, atroce, terrifiante.

Fort des renseignements donnés par l' écrivain italien Pino Prati, je décidai de visiter ce massif pendant mes vacances 1950.

Genève-Milan. De Milan, un car Pullman vous conduit en cinq heures ( par Brescia ) à Madonna di Campiglio, ravissante station, très connue des Italiens et fréquentée, avant la guerre surtout, par les Allemands et les Autrichiens.

Campiglio est entourée de vastes forêts cachant de doux sentiers qui vous convient à de merveilleuses promenades, pleines de cascades transparentes, d' oiseaux bavards et de fleurs. Tout est silence et repos. C' est si grand, si vaste qu' on peut se promener des heures sans rencontrer une âme. Les lacs Nambino, Spinale, Molveno, sont de véritables joyaux; celui de Tovel, on le sait peut-être, voit ses eaux couleur de jade virer à la couleur de sang, chaque 15 août et pendant deux semaines. C' est un phénomène microbien, étudié par des savants de toutes les parties du monde.

De Campiglio, à pied ou par télésiège, on monte de 1515 m. au Monte Spinale, 2020 m. De cette hauteur, on jouit d' une vue fantastique sur tout le massif de la Brenta. Si l'on fait demi-tour, on aperçoit le massif de la Presanella, étincelant de tous ses glaciers.

Au petit restaurant du Monte Spinale, je fis la connaissance de celui qui devait devenir mon guide et incomparable ami: Fino Serafini. Tous ceux qui l' ont rencontré ont été profondément impressionnés par la force de caractère, la propreté morale de ce jeune Italien. On ne peut décrire sa gentillesse, son élégance naturelle, la douceur de son regard, aussi clair que le bleu du ciel: il faut voir Fino, le connaître, le suivre. Un homme de cette trempe vous précède toujours, il s' élève si haut, il va si loin qu' on ne peut l' aimer qu' avec un mélange de crainte et d' admiration. Amoureux de la nature et de ses montagnes, il trouve toujours le temps de ramasser une fleur délicate et de vous la présenter, de suivre la trace fragile d' un animal ou d' observer le vol gracieux d' un oiseau. Il vit, Fino, dans un bonheur complet, absolu; qu' il sait aussi partager avec ses amis.

Il m' emmena, dès mon arrivée, au refuge Tuckett, par un sentier facile, traversant des mosaïques de fleurs et de soleil.

Refuge Tuckett ( 2668 m. ). Je dois dire que les refuges de la Brenta sont très confortables, ce sont plutôt de petits hôtels on la chère ne le cède en rien au confort. A gauche, en face, à droite, tout le massif: Castelletto inferiore, Castelletto Mezzo, Castelletto superiore, Cima Sella, Punta Massari, etc.

Le matin à 08.00, nous attaquons le Castelletto inferiore. C' est la première fois que je m' essaie sur une paroi aussi verticale. Le point d' attaque est situé à cinq minutes du refuge ( pas de marche d' approche !).

La pierre est d' une qualité extraordinaire, les prises solides, confortables, permettant d' utiliser le maximum de force ou... de la ménager. Arrivée au sommet à 10.15. Descente par la Via Normale, sans rappel ( on ne fait que très rarement des rappels ici ). L'après-midi, attaque du Castelletto Mezzo. Varappe plus difficile, nécessitant plusieurs pitons, surtout au début. Montée très intéressante, pas trop fatigante. Attaque à 14.00, sommet à 16.00, descente par la voie normale, arrivée au refuge à 17.30. Ainsi, je pus admirer le style très particulier de mon ami Fino, la sûreté de sa technique, la prudence de ses gestes, son coup d' œil, ses attentions amicales.

Punta Massari: Paroi abrupte de 500 m. qui se dresse au SE en face du refuge Tuckett. Attaque à 08.45. Sommet 13.00. Varappe difficile, surtout le passage de la variante Fino Serafini. Qualité de pierre toujours ex-cellente.Vue magnifique pendant toute l' ascension. Exposition constante. La descente s' effectue rapidement par la voie normale. Lisant les « avis de passage » dans le petit livre dépose sur chaque sommet, bien à l' abri dans son étui de métal, je vois que je suis le seul Suisse qui vienne visiter ces lieux. Comme c' est dommage.

Campanile Basso: C' est un fantastique obélisque de rocher, d' une audace inouïe et sans doute le plus elegant, le plus classique et le plus difficile des Alpes ( Guida delle Dolomiti di Brenta, Pino Prati ). Il s' élève à une hauteur de 300 m. depuis la Bocchetta, dans une verticalité absolue.

Il faut donc quitter le refuge Tuckett, passer par le refuge du Brentei ( à droite l' étonnant Crozzon di Brenta, pyramide colossale, un des plus étranges monuments de la nature avec sa paroi de 1200 m ., droite comme un mur ) et aller coucher au refuge Pedrotti, au pied de la Croix du Roi ( en souvenir des ascensions faites par le roi Albert Ier ). Je dors mal, un peu inquiet, je suis passé au pied du Campanile Basso, c' est effrayant. Lever à 06.00. Départ à 06.30, marche d' approche par le sentier Gottstein, taillé dans la roche même, vertigineux. Je ne suis pas à l' aise. C' est un fait qu' avant chaque partie de varappe, poursuivant un monologue funèbre, j' ai le trac. Puis, au moment de l' attaque, cela me passe instantanément. Heureusement!

Attaque du Campanile Basso à 07.15. Prises très bonnes, mais hautes à saisir. En tout cas pour moi. Fino est prestigieux de souplesse, d' audace tranquille. Le vrai courage, n' est pas fait précisément d' audace tranquille? La lutte est difficile. Le gouffre, un vide affreux, les pierriers gris de mort. Je réagis, escalade. Par moments, il n' y a presque plus rien à saisir. Le silence est total. On passe, on monte. Fatigué, j' ai soif. Fino monte dans le ciel, auréole de soleil, de poudre d' or. Sommet à 12.30. Fino s' agenouille devant une petite vierge de bronze scellée dans le roc: il prie. Repos, bien court! Descente en huit rappels. C' est la plongée dans le néant. Je descends mal, m' arrête, m' empêtre. Fino me calme d' un regard. Nous repartons, nous pion- geons, de nouveau le pierrier gris. Arrivée à la base à 13.30. Retour à Campiglio par le sentier Casinei, dans la mousse, parmi les mélèzes. Les doigts du Diable se couvrent de sang: c' est le soir.

Eté 1951 Retrouvé mes montagnes de la Brenta et mon guide. Nous sommes arrivés quatre Suisses, cette fois. Malheureusement, la première semaine, je ne pus accompagner mes trois camarades du CAS de Bienne au refuge Tuckett. Lorsque je les rejoignis, ce fut pour apprendre que l' un d' eux s' était luxe le genou. Ils décidèrent de gagner le bord de la mer. Je restai donc seul avec Fino. Pas longtemps. En effet, j' eus la joie de retrouver toute une bande de dames de la section du CSFA du Locle, enthousiasmées de la région. Par d' autres sentiers, par d' autres ascensions, avec d' autres guides, elles accomplirent également de fort belles tournées; quelques-unes même ( et avec des cheveux blancs, je vous prie ) firent l' ascension du Castelletto inferiore et de la Croix du Roi.

On recommence: Punta Massari. Pendule sur un vide de 450 m. Frissons dans le dos, merci, merci bien! Second jour attaque du Castelletto inferiore par la Via Kiene.Varappe de toute beauté, splendide, très aérienne, demandant un effort soutenu. Tracé de montée absolument vertical. Fino et moi, nous parlons peu, quoique nous parlions les mêmes langues: on se comprend si vite! Au retour, nous retrouvons au Tuckett des amis français, les uns de Paris, les autres habitant Parme. Tout devient très gai, amusant. Un stupide accident à la main m' oblige au repos. J' en profite pour faire de longues promenades avec ma nouvelle amie, pendant qu' une toute jeune Parisienne mince et frêle comme un bibelot d' étagère s' amourache de Fino, sur le Castelletto inferiore!

La veille de mon départ, nouvelle ascension au Castelletto Mezzo. Mes plans de varappe ont été bousculés par mon accident. Ce sera partie remise pour 1952, n' est pas Fino? Et en avant pour le Crozzon di Brenta. Ta petite Parisienne sera là, mon amie de Parme aussi, et si des camarades suisses veulent connaître le plus bel endroit du monde, je me tiens à leur disposition pour les renseigner et les aider.

L' escalade n' a pas besoin de justification, pas plus qu' il n' en faut pour contempler un coucher de soleil, écouter une symphonie ou tomber amoureux. Un homme grimpe parce qu' il a besoin de grimper; parce que cela est dans sa nature. Le rocher, la glace, le vent, la grande voûte bleue du ciel, ce n' est pas cela seulement qu' il trouve sur les montagnes. Il découvre des choses, à propos de son propre corps, de son esprit, qu' il avait presque oubliées dans la routine de la vie de tous les jours, de tous les ans. Il apprend à quoi servent ses jambes, à quoi servent ses poumons, et ce que les sages d' autrefois entendaient par le « rafraîchissement de l' esprit ». Il découvre l' action et le repos, la solitude et la camaraderie, la promesse et l' accomplissement. R. Ulhnan: La Grande Conquête

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