Dernière chance au Nun
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Dernière chance au Nun

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Avec 4 illustrations ( 13-16 ) et 1 croquisPar Pierre Vittoz

« Maintenant pas d' histoires! Dans quatre jours vous me ramenez un caillou du sommet! D' ailleurs j' irai à votre rencontre le chercher », s' exclame Desorbay avec un grand sourire au moment où nous nous éloignons.

Les blocs de la moraine me sont familiers, et en sautant de l' un à l' autre je jette des coups d' œil aux trois grandes tentes - deux orange, une grise - du camp de base. Ang Tharké a l' air affairé devant son feu de bois. Assis sur un caillou, Desorbay regarde presque dans une autre direction. Guillemin fait semblant de s' occuper de droite et de gauche. L' avalanche d' avant a meurtri deux d' entre eux et l' autre a voulu rester pour les surveiller. Nous, le sac vide et les mains dans les poches, nous montons tranquillement. C' est triste de devoir laisser de bons amis et de continuer sans eux l' entreprise pour laquelle ils ont autant lutté, autant espéré que nous. Et puis nos vacances s' épuisent: quatre jours, dernier délai, avant de reprendre la longue marche de retour. Après un mois tout haché de pluie, de neige, de vent, quatre jours...

Mais la marche cahotante sur la moraine me remet doucement en train: d' abord les jarrets, puis les poumons et la tête. Comme il fonctionne bien, mon corps! Comme je suis bien entraîné, et peux marcher vite, et régulièrement! Le ciel s' est nettoyé depuis hier, vent et cirrus ont disparu - la chance est peut-être pour nous. Surtout à trois mètres de moi trottine cette étonnante petite femme, Claude Kogan, qui semble ignorer l' altitude et la peine. C' est avec elle déjà que j' ai vécu la journée la plus dure de l' expédition: des pentes de neige fondante, des rochers enfarinés, des murs de glace, des contremarches, des cordes à fixer... jusqu' à la nuit. Avec elle on arrivera bien au sommet du Nun!

Il s' agit de ne pas traîner. Nous quittons bientôt la moraine pour prendre le glacier qui vient du col ouest où se distinguent les pignons des tentes du camp I. L' été a ruiné le glacier: les belles pentes ont disparu, la misère de la caillasse traîne sur la glace, même les tables glaciaires ont glissé de leur piédestal auquel elles s' appuient de travers, rappelant la terrasse d' un café un jour de pluie. Devant nous, une tache bleue: c' est Bernard Pierre, qui a voulu nous accompagner; lui aussi a été éprouvé par l' avalanche, mais il est le chef de l' expédition, il tient à participer à la dernière tentative. Il est parti en avant et monte lentement, péniblement. Perchés sur un rocher babillent les sherpas. Leurs sacs sont presque vides, le temps ne presse pas pour eux. Ils ne résistent pas au besoin de m' interpeler:

« Corps précieux, bon Corps précieux! C' est le beau. La cheftaine arrivera au sommet. Mais tenez-la bien! » Au camp I nous avalons une tasse de pemmican et repartons. Nous voulons gagner une journée. D' ailleurs, à l' allure où nous marchons c' est facile. Il faut d' abord descendre et traverser une combe de neige, puis attaquer les pentes de l' arête ouest. Les dernières chutes de neige ont effacé les centaines de marches que nous y avons tracées, mais ont aussi recouvert la vieille glace. Aussi me contenté-je de donner un coup de piolet par-ci, par-là, et de dégager les cordes fixes. Les sherpas sont à l' aise sur leurs crampons et malgré une crachée de grésil c' est avec brio que nous grimpons ces pentes raides pour la quatrième fois. L' arête s' élève depuis le col ouest en deux grandes tours. La première, rocheuse et haute de deux cents mètres, doit être tournée par le flanc nord glacé. La tour supérieure mesure bien quatre cents mètres, et après avoir culminé à 6000 m. va s' appuyer à un glacier suspendu qui défend les dernières pentes du sommet. Il faut suivre l' arête de cette seconde tour au-dessus d' une paroi Die Alpen - 1954 - Les Alpes3 fantastique qui tombe en direction du camp de base. Puis, un peu avant son sommet, nous nous glissons sur la gauche pour atteindre une vire glaciaire où est niché le camp II.

Voilà un bon quart d' heure que nous nous habillons, et c' est loin d' être terminé. Moi qui croyais n' avoir presque rien ôté avant de me glisser dans mon sac de couchage! Il est vrai que nous déballons des morceaux de nougat tout en laçant nos pantalons imperméables, et que la tente nylon a la mauvaise habitude de s' affaisser et de se couvrir de givre à l' intérieur. Chaque fois que j' essaie de bouger, ma tignasse balaie les cristaux de glace et m' en asperge la nuque. Peu à peu pourtant, à force de ramper d' un coin à l' autre nous dénichons gants, guêtres et casquettes au fond des duvets ou sous les matelas, rassemblons le tout et sortons des tentes. La pyramide blanche du sommet, parfaitement régulière avec son arête qui plonge vers nous, présente sur la droite le triangle de la face lisse que nous voulons escalader. Le soleil illumine déjà la face mais n' est pas encore descendu l' escalier de séracs que nous devons grimper aujourd'hui. Une belle journée, calme et froide, qui nous ramènera au camp III d' où nous avons dû fuir l' autre matin sous la bourrasque. Et demain, si ce temps dure, c' est la face de neige et le sommet! ce sommet qui nous refuse depuis un mois...

Le départ est joyeux, les sacs légers: nous n' emportons qu' une tente et quelques duvets pour compléter le camp III. Mais bientôt nous piétinons dans une neige gaufrée où le vent a superposé la poudre et la croûte cassante. Que c' est énervant... et instable! Voilà justement l' endroit où une plaque de neige nous a emportés, triturés, suffoqués. Je sens encore mes jambes s' enfuir avec la pente, et mes doigts griffer furieusement la neige. Et je revois -je verrai encore longtemps - le masque affreusement crispé du camarade qu' il fallut arracher à la neige. Nous traversons lentement la place, cherchant en vain les traces qui explique-raient... Le vent a tout effacé.

Plus loin le talus se redresse, la neige a l' air meilleure. Cette énorme crevasse pontée, je la connais pour l' avoir longuement sondée: elle est solide. Brouf! Le pont s' est tassé et fissuré sous mon poids. Je continue comme sur des charbons jusqu' à l' autre bord où Claude me rejoint à pas feutrés. Indécis, les sherpas attendent en souriant; Pa Norbu reçoit en pleine figure la corde que je lui lance; son sourire ne fait que s' élargir. Un chapeau de brume a coiffé le sommet; puis le vent l' a dérangé, il a glissé en un instant et s' est posé sur nous. Encore une pente raide pour franchir un mur de séracs, une combe de neige croûtée, et nous faisons halte près d' un bloc de glace qui coupera le vent aigre. Le grésil tambourine une fois de plus sur nos capuchons. Encordé avec un sherpa Bernard Pierre rejoint lentement, les traits tirés, la main sur le flanc dont l' avalanche a froissé les côtes. Comme elle est voûtée cette carrure qui lui a valu le surnom d'«ours noir » parmi les sherpas! Son allure, l' ab de mes autres amis, le temps toujours incertain, tout me pousse à la mélancolie.Voilà que même Claude se met à grelotter et me demande de lui frotter son dos transi.

- Est-ce que la cheftaine a des puces? glisse Gyaldzen en tibétain d' un ton respectueusement inquisiteur.

L' éclat de rire nous remet sur pieds et je reprends la trace avec entrain. Le brouillard est opaque, la neige profonde, et je ne distingue rien dans cette blancheur. Il doit y avoir un drapeau après une centaine de mètres, par là-bas... le voici. Le suivant, à peu près dans, cette direction, est au-dessus d' une crevasse. Boussole... Bon, en plein dessus! Ensuite nos jalons s' espacent, mais un peu de chance et de mémoire des pentes nous maintiennent dans la direction où nous avons placé le camp III. Mais quelle neige! Que sera demain avec une pareille corvée à 7000 mètres?

DERNIÈRE CHANCE AU NUNClaude, on doit y être.

- Oui, un peu plus haut peut-être...

- Eh, petits frères, vous ne voyez rien à droite ou à gauche?

- Non, Corps précieux, il n' y a rien.

- Là-haut, à vingt mètres, une tente!

- Non, un bloc de glace...

- Là-bas?...

- Un autre sérac.

Etrange, je ne me souviens pas de tous ces énormes débris. Pourtant nous sommes bien au pied de la face sommitale, sur la faible pente du camp, le seul demi-plat des environs.

M' NUN 7135 m versant Sudouest

L' appréhension me serre aux genoux: Est-ce que?... Mais non, ce serait trop de malchance... Pourtant, cette barre de séracs, cent mètres au-dessus du camp?... La brume s' éclaircit, nous attendons haletants. Et brusquement nous nous trouvons assis dans la neige, comme si nos jambes avaient fondu: des blocs énormes jonchent le centre de la pente, et partout autour - sauf la traîne qu' ils ont laissée en s' écroulant - il n' y a rien que la neige blanche sans la moindre trace. Je me prends à regarder jouer mes doigts, comme surpris qu' ils soient encore vivants... Voilà ruinée notre dernière chance, il faut redescendre avant la nuit, abandonner ce Nun que je convoite depuis trois ans, dont mes amis ont préparé l' escalade depuis dix mois!

- Je demande la permission de rester!

- Je reste aussi...

- Vous êtes toqués, c' est du suicide!

- C' est toi i' idiot, ces séracs ne retomberont pas.

- Deux avalanches ne vous suffisent pas?

Nos nerfs sont surexcités, nous nous lançons les pires injures comme des boules de neige. Les sherpas, gênés, jouent avec les bretelles de leurs sacs. Après vingt minutes stupides, aussi brusquement qu' elle a éclaté s' éteint notre fureur: nous resterons tous trois dans la tente que nous avons apportée, sans réchaud ni vivres. D' un air que je voudrais serein je creuse une terrasse à quelques mètres des débris. Travail exténuant, dit-on - passe-temps adoucissant, très recommandé en cas de nervosité extrême... Les sherpas m' aident volontiers, comme si les chutes de séracs étaient routine pour eux. Puis nous allons sonder les franges de l' avalanche, dans l' espoir peut-être que l' Himalaya pardonne entièrement les erreurs... Comme s' il ne nous avait pas suffisamment pardonné en nous faisant quitter la place avant de frapper son coup!

- Le grand chef aimerait un sherpa à sa corde pour tenter le sommet demain. Veux-tu rester, petit frère?

- A vos ordres, Corps précieux,... je préfère redescendre.

- Et toi?

- Pemba Norbu est plus petit que moi, il réussira à se glisser sous la tente avec les sahibs!

Dévoué parmi ces hommes dévoués, Pemba Norbu sourit. Il sait qu' il n' atteindra pas le sommet, qu' il passera une piètre nuit sans espace, ni thé, et que pour récompense il pourra remporter le matériel... Il sourit parce que son idéal n' est ni de gagner de l' argent, ni même d' escalader les sommets, mais de servir ceux qu' il accompagne, de se dévouer pour nous avec ou sans sommeil, avec ou sans souper. Nous nous faufilons sous la tente minuscule. Bernard s' allonge d' un côté, Claude, Pemba et moi nous accroupissons en face de lui sur nos sacs de couchage. Une bougie s' allume, Pemba Norbu va passer la soirée à fondre quelques poignées de neige pendant que nous nous ingénions à avaler du jus de fruit glacé et à éviter les crampes... A vingt mètres peut-être dorment tentes, réchauds, appareils de photo...

Au petit jour l' amas de duvets qui emplit la tente se met à remuer. Lentement on se redresse, on se passe la langue sur les lèvres, on écarte la toile pour regarder le ciel: grand beau. Pemba Norbu rallume sa bougie et prépare quelques gorgées d' eau. La bouche en feu nous nous équipons longuement et sortons. La neige est poudreuse, profonde, et il faut pousser ferme sur les cannes de ski pour tracer un sillon dans la combe qui monte à droite vers l' arête sud. Claude avance en somnolant encore sous l' effet d' un soporifique. Bernard suit à vingt mètres avec Pemba. Notre intention était de grimper entre les séracs de la face, mais la pente nous pousse de plus en plus à droite. Je me décide à franchir une petite rimaie et un talus de glace pour atteindre l' arête et le soleil. Il est temps de nous réchauffer; le vallon poudreux était dangereusement froid. Corniche? Non, mais une croupe tombant en séracs et en précipices de deux mille mètres. Nous nous arrêtons. Bernard a une main inerte, Claude bat ses pieds l' un contre l' autre, Pemba Norbu se plaint de ne pas sentir ses orteils. Massages.

Nous repartons en jalonnant la route en prévision de la brume d' après. La neige est soufflée, les crevasses camouflées. Droit au-dessus de nous la grosse barre rocheuse qui soutient le sommet et s' appuie sur un glacis de neige raide. L' arête soudain s' interrompt; à trente mètres commence le glacis séparé de nous par un énorme fossé. Mais deux lames de glace franchissent la crevasse, et nous passons en équilibre sur un feuillet blanc tandis que nos ombres se découpent contre l' autre. Nouvel arrêt. Bernard ne sent plus ses pieds.

Avec Pemba nous les frottons longtemps en vain. Atroce sensation: j' ai l' impression de masser les pieds d' un mort... La volonté de mon ami n' y peut plus rien: il n' est pas en état de continuer. Le temps presse. Claude et moi devons partir pendant que Bernard tourne son dernier mètre de film avant de se résoudre à redescendre avec son sherpa.

La pente de neige, dominée à droite par le grand ressaut rocheux et à gauche par l' arête ouest, monte d' abord faiblement, puis très raide jusqu' à deux rochers qui marquent le tiers de sa hauteur. La neige n' est qu' une croûte ventée qui sombre dans une poudre instable. Que de fois je me suis déjà vautré dans ce genre de plâtras, à pleines jambes, à pleins poumons, avec une joie sauvage! Mais au Nordend, au Täschhorn et ailleurs je croyais la neige sûre; j' avais confiance. Aujourd'hui je vois l' avalanche à chaque pas... Ces rochers semblaient à portée de la main. Malgré notre hâte ils se rapprochent à peine. Quand enfin nous les touchons nous respirons: une étape est derrière nous, et ce perchoir au moins ne risque pas de glisser avec nous.

Juste au-dessous de nous au camp III Bernard et Pemba se massent les pieds, s' installent. Plus loin dans les séracs monte une cordée - les trois sherpas que nous avons renvoyés hier soir mais qui reviennent avec du matériel. Sans doute aux flancs de la grande tour peinent Guillemin, Desorbay et leurs sherpas qui malgré accident et contusions sont prêts à nous soutenir. Tant de travail et de dévouement pour une paire de grimpeurs accrochés à un sommet!

Au-dessus de nous la pente faiblit un peu puis se redresse à un angle difficile à évaluer. Claude voudrait monter tout droit pour éviter de couper les pentes; je préfère traverser à gauche jusqu' à l' arête ouest avant que ce soit trop raide. Les deux solutions sont mauvaises. Nous nous prenons à lorgner vers le bas, vers la sécurité. Le Nun mérite-t-il que nous risquions notre peau sur des plaques de neige ventéeII faut nous secouer, avancer. Claude attaque la face. La marche est pénible même pour le second. Ma compagne grimpe tout droit. Elle plante son piolet devant elle et se hisse lentement d' une jambe sur l' autre. Mais bientôt elle rencontre de grandes plaques de neige soufflée qui la font incliner à gauche. Ces plaques à vent dessinent de longs festons attachés en oblique à l' arête ouest. Craignant qu' elles ne supportent pas notre poids nous en suivons le bord inférieur en une traversée de plus en plus horizontale. Souvent ni crampons ni piolet n' accrochent une neige sûre. Nous n' osons plus faire d' efforts violents de peur de déchirer une plaque, et devons nous glisser patiemment pas après pas sur la neige en farine qu' il est impossible de tasser. Le soleil frappe en plein la masse fragile et semble la miner de minute en minute. Près de l' arête la pente se cambre. Heureusement nous trouvons une bande de neige dure où Claude, à petits pas étudiés, s' avance vers le ciel. Son piolet brille, elle le passe par-dessus la crête. Du coup les visions d' avalanche s' évanouissent et nous nous trouvons riants sur une arête bonasse qui mène tout droit au sommet. Midi et demie... le Nun est à nous!

Le sommet semble tout proche. Je pose mon sac et j' entreprends de faire vivement la trace. La neige pourtant est instable une fois de plus: à droite de la crête le soleil l' a minée, à gauche elle est poudreuse, folle, et le fil même de l' arête repose sur une pourriture sans consistance. La neige m' a toujours plu. Cette mauvaise neige me passionne. Pas de coups de pied, pas de moulinets du piolet. A mesure que mon pied s' enfonce j' essaie d' évaluer la cohésion de la poudre ou des gros cristaux, de savoir jusqu' à quand la neige va supporter mon poids et quand elle risque de s' effondrer. Il me semble qu' un nouveau sens se développe à travers mes lourds souliers, un sens qui juge d' un matériau toujours changeant. C' est l' art de l' équilibre qui entre en jeu pour qu' aucun heurt, aucune torsion subite de la semelle n' accompagne le passage d' un pied sur l' autre. Il y faut aussi l' art du rythme pour monter vite et sans fatigue - un rythme subtil qui s' adapte aux changements de neige. Une fois cet équilibre et ce rythme acquis j' aime à me laisser bercer par mes jambes, la tête libre et rêveuse, les yeux pleins de l' éclat de la neige.

Vers 2 heures une légère brume nous entoure. Sur l' arête devenue très raide la neige s' est amassée en congères où il faut tracer une tranchée harassante. Ma camarade insiste pour que nous nous relayions à chaque longueur de corde, et semble trouver tout naturel de faire la trace. Lorsque vient mon tour d' attendre, mes yeux restent rivés à sa petite silhouette bleu-ciel posée sur l' arête immense: d' où vient donc la volonté qui tire cette femme dans une neige épuisante au-dessus de 7000 mètres?

Dans la brume on distingue des rochers aux flancs de l' arête. L' un après l' autre chaque bloc est dépassé, et nous débouchons sur une calotte blanche. Une tour rocheuse avec un grand bec sur la gauche apparaît à notre niveau. Comme c' est encore loin! Mais la brume nous a trompés et en un instant nous sommes au pied de la tour.

- Passe devant!

- Non, tu mérites de toucher le sommet en premier.

- Et toi donc?...

Claude se décide. Un ressaut la cache. La .corde file, puis s' arrête. Une vague de joie m' assaille: elle est au but. Mais sa voix arrive, claire:

- Viens, les derniers mètres sont plus larges, on peut monter ensemble!

Et, les yeux rivés sur l' extrémité de cette petite crête de neige qui s' arrête en plein ciel, nous avançons bras dessus, bras dessous, lentement pour mieux savourer notre immense joie.

Espoirs, tentative de l' an dernier, préparatifs, efforts, progrès et déceptions, tout cela se concrétise, s' accomplit en ce minuscule dôme de neige où nous nous asseyons radieux. Nous oublions fatigue et soif, même les dangers de la descente, et nous rêvons. Nous rêvons en une extase irraisonnée et inexprimable qui s' harmonise avec la brume rousse et le soleil diffus. Peu à peu pourtant s' ordonne cette joie sans mesure. Devant mes yeux tout pleins de visions brillantes se présentent des visages. D' abord ma femme. Elle pleurait, voilà deux mois, quand j' ai cru que je ne pourrais me joindre à l' expédition. C' est aujourd'hui son anniversaire. Quel cadeau de fêteVoici la petite silhouette de ce compagnon de tant de vagabondages, qui a tant contribué à me façonner en grimpeur... et en homme. Et d' autres. Et les camarades, Français et sherpas, échelonnés aux flancs de la montagne, qui attendent avec confiance le succès de notre grimpée. Joie pour eux et pour moi! Mes amis! D' entre eux seule Claude est en face de moi; mais sa ténacité et sa douceur me les rappellent tous, les représentent tous devant moi. Des amis! Depuis trois ans, en solitaire, j' ai parcouru des faces, escaladé des arêtes - de belles courses, dans cet Himalaya merveilleux. Je n' y ai ressenti qu' une demi-joie parce qu' aucun compagnon n' était là pour illuminer les marches et les haltes. Mais aujourd'hui j' ai des amis!... Peut-être ai-je cherché à la montagne un jeu, un terrain à exploits, ou une « chambre haute»1. J' y ai surtout trouvé la joie de l' amitié.

... Et n' oublions pas d' emporter un caillou pour Michel...

1 Allusion à un recueil de poèmes alpestres par Ed. Pidoux, le compagnon mentionné quelques lignes plus haut.

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