Du Fayet aux Tines par les crêtes du Mont Blanc
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Du Fayet aux Tines par les crêtes du Mont Blanc

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Par le Dr Eug. A. Robert.

Ils sont quatre qui se rencontrent, par un clair matin de juillet, en une petite gare du chemin de fer desservant la vallée de Chamonix. Leur équipement, leurs sacs gonflés à craquer révèlent des projets lointains et importants. Et le train de les emporter avec chaos et lenteur au Fayet. Arrêt! Nécessité de changer de wagon. Ils choisissent un compartiment vide encore, mais bientôt envahi de touristes internationaux, foule polymorphe et polyglotte que la mode des voyages en série pousse à s' approcher une fois d' un glacier, à voir de près la haute montagne. Les nouveaux venus les regardent comme une curiosité de l' endroit, avec attention mais sans inquiétude semble-t-il, car les manuels de voyage décrivent cette sorte d' êtres humains sous le nom d' alpinistes, gens spécialistes pour ascensions de montagne, faits pour animer les paysages admirés au télescope.

La locomotive du « chemin de fer du Mont Blanc » souffle avec rage, pousse son wagon par saccades qui se succèdent avec un rythme plus ou moins rapide suivant l' inclinaison des rails. La roue dentée de la crémaillère fait vibrer les vitres. La plaine semble s' enfoncer progressivement, ses habitations, les carrés du damier que dessinent les champs se font plus petits; de belles échappées sur la sauvage et pittoresque vallée de Montjoie, des visions fugitives et variées sur les sommets environnants: Mont Joli, Bonhomme, Aiguille de Tricot, Aiguille de Bionnassay, et c' est l' arrivée au col de Voza. Là, halte imposée, car le chemin de fer s' arrêtera plus d' une heure pour permettre aux voyageurs de déjeuner à l' hôtel ( ticket X du billet de voyage combiné ).

De ce site avenant la vue est belle; le sommet du Mont Blanc est invisible, masqué par l' imposante calotte blanche du Dôme du Goûter. Devant lui, l' Aiguille du Goûter, large et sévère façade noire, striée de couloirs neigeux parallèles. A droite l' Aiguille de Bionnassay, pure, élégante et hautaine, avec le développement de ses arêtes aériennes d' une ligne incomparable. Au premier plan, les molles ondulations des pâturages ornés de fleurs aux teintes vives et chaudes.

Mais de longues traînées grises de nuages venant d' Italie, un petit vent cinglant d' ouest ainsi qu' un soleil aux rayons trop vifs laissent pressentir un changement de temps.

La locomotive siffle. Le train franchit les ressauts moutonnés du Mont Lachat, traverse en écharpe les contreforts des Rognes, un premier tunnel, un second, et puis les rails s' arrêtent au milieu d' un vaste pierrier incliné, à 2600 mètres d' altitude.

Tout Je monde descend. Quelques grands névés voisins sont de suite envahis par les voyageurs qui s' ébattent sur cette neige comme des enfants échappés à la surveillance de leur gouvernante et, tandis que les alpinistes arrangent leurs sacs avant de s' en charger, ils peuvent admirer des élégantes, pimpantes et poudrées, faire des glissades sur des jupes... relevées, et s' étonner aussitôt, en des cris joyeux, d' être fort rafraîchies.

La route est longue jusqu' au sommet de l' aiguille, et les nuages s' accumulent et surtout noircissent de vilaine façon.

Ils sont quatre prenant le sentier qui serpente dans le Désert de Pierres Rondes, marchant à pas longs et réguliers, penchés en avant, silencieux.

Une heure s' est à peine écoulée depuis leur départ que des roulements de tonnerre se font entendre, lointains d' abord, bien vite rapprochés. La voix du ciel, amplifiée par l' écho, sonne majestueuse dans le cirque du glacier de Bionnassay. Le vent devient glacial, violent. Puis c' est le brouillard opaque, avec un grésil serré, flagellant le visage de façon très douloureuse, permettant à peine aux paupières de s' entr. Des éclairs sillonnent de toutes parts jusqu' au sol l' atmosphère grise, donnant aux alpinistes l' impression de marcher entre des raies de feu; des craquements terriblement secs et brutaux se succèdent continuellement.

Ils sont quatre, les uns près des autres, qui marchent, se hâtant de toute l' énergie de leur être. Il y a une heure et demie, c' était pour eux le wagon de chemin de fer, la civilisation moderne avec son apparente sécurité, et maintenant c' est l' orage en haute montagne avec sa sauvagerie cruelle et magnifique. Qu' ils sont petits, les hommes, au milieu de la tourmente furieuse déchaînée!

Mais voici qu' à travers le voile gris des nuées une masse plus sombre apparaît proche: le pavillon de Tête Rousse, l' abri protecteur cherché. Une minute d' angoisse! La porte est close, le gardien absent. L' un d' entre eux qui connaît bien la région, tourne alors autour du bâtiment et d' une pointe de piolet libère le clou qui retenait un volet et ouvre le refuge à ses camarades. Refuge! Mot banal pour beaucoup, mais combien suggestif pour ceux qui en ont senti toute la valeur. La frêle construction élevée par la main de l' homme dans ce lieu désert suffit pour nous isoler d' un monde glacé et dangereux.

Faire du feu, se sécher et puis, tandis que le vent hurle, lugubre, et que la foudre frappe au dehors, deviser gaîment autour d' un fourneau, comme c' est bon!

L' orage ayant épuisé sa colère, s' est éloigné. Mais maintenant il neige. Serrés, les flocons tombent dans le silence ouaté. Autour de la maison tout est déjà blanc. Il faut attendre des conditions atmosphériques meilleures, car tenter de monter plus haut aujourd'hui serait folie. Une partie animée de cartes s' engage qui dure jusqu' au souper.

A la chute du jour, la neige est fine et lente à tomber. Le vent s' est calmé, la nuit apporte son apaisement; dans le brouillard et sous son revêtement glacé la Montagne muette se recueille.

Le lendemain matin, ô chance imprévue, le ciel est bleu; le soleil brillant fait scintiller d' un éclat particulier le sol recouvert d' un épais manteau de neige pure, cristalline. L' œil ébloui a peine à s' habituer à cette luminosité presque insolite. Mais comme les caresses du soleil sont agréables; ses rayons vivifiants pénètrent profondément le corps et l' assouplissent, chassant cette humidité froide que renferment encore nos vêtements. Un engourdissement bienfaisant saisit l' organisme tout entier. Cependant, l' esprit réagit. Au haut de la grande paroi noire et blanche qui se dresse devant nous se trouve le refuge de l' Aiguille du Goûter. Nous y coucherons ce soir.

Après avoir soigneusement remis tout en ordre dans le pavillon hospitalier et inscrit nos noms et adresses à l' intention du propriétaire absent, nous partons vers 8 heures et nous remontons tout d' abord le petit glacier de Tête Rousse qui fut cause en 1892 de la terrible catastrophe de Saint-Gervais. Une poche d' eau accumulée sous la carapace de glace rompit le 12 juillet ses barrières et inonda de sa vague dévastatrice la vallée de Montjoie et Saint-Gervais, faisant de nombreuses victimes.

Très vite nous arrivons au bord du couloir de fâcheuse réputation qui descend du faîte de l' Aiguille du Goûter pour aboutir huit cents mètres plus bas aux crevasses du glacier de Bionnassay. Là où nous l' abordons, il est très large et assez incliné. La neige fraîche le recouvre, mais sous cette première couche se trouve de la neige glacée et dure. Pour traverser, il faudra tailler chaque marche. Prudemment le premier s' avance, créant vigoureusement son chemin à la force du poignet, tandis que ses compagnons s' engagent successivement, corde tendue, sur la pente. Le temps ne paraît pas précisément fuir très vite à ceux qui ne font guère plus de trois à quatre pas à la minute, tout en ayant le sentiment d' être posé en cible pour les pierres qui aimeraient à passer. L' autre rive du couloir est enfin atteinte sans qu' aucun caillou ait bougé dans la montagne. L' heure est favorable, les pierres retenues dans le sol gelé et enneigé n' ont pas encore acquis cette folle liberté que leur donne volontiers l' Aiguille au cours de l' après, les journées chaudes surtout.

Puis c' est l' escalade directe, par les rochers, raides mais faciles, qui de terrasse en terrasse forment la muraille de l' Aiguille. La grimpée, vu l' abondante neige fraîche, nécessite de l' attention et des précautions pour ne pas ébranler les très nombreux rocs délités et branlants qui ne demandent qu' à faire un saut dans le vide. Le rebord de la grande paroi est enfin atteint et nous sommes au sommet de l' Aiguille, dans un site remarquable.

Personne au petit refuge du Club Alpin Français, abri planté sur le rebord du rocher et adossé à la neige. Nous sommes seuls. Au-dessus de nous, c' est le ciel limpide, le soleil éclatant. En face, l' Aiguille de Bionnassay, aux formidables pentes de glace éblouissantes de blancheur, développe ses arêtes tranchantes. A nos pieds, de gros nuages moutonnés blancs recouvrent vallées et plaines aussi loin que le regard peut se porter. Leur masse malléable, plastique, mobile se meut tels les flots poussés par le vent; ici une vague déferle, plus loin des colonnes s' élèvent comme des tours crénelées qui ensuite disparaissent, semblables à une vision de rêve. Un sérac qui craque, une pierre qui dégringole rompent de temps à autre le silence. Et nous passons là, assis sur les rochers de la plateforme sommitale de l' Aiguille des heures exquises, à regarder évoluer les nuées, à nous chauffer béatement au soleil, à nous imbiber de clarté, de beauté, d' immensité. Rester ainsi à 3800 mètres d' altitude, l' esprit détendu, apaisé, étranger à tout souci, dans le bien-être physique du corps reposé après un bon exercice, tout en admirant un spectacle alpestre grandiose est une jouissance dont l' intensité ne peut être comprise que de ceux qui l' ont déjà ressentie.

Mais voici que le paysage s' anime davantage. Trois points noirs ont surgi sur l' arête qui du sommet de l' Aiguille de Bionnassay va rejoindre le Dôme du Goûter. Ils descendent. Nous suivons avec intérêt leur progression. Un ressaut plus brusque de l' arête, avec corniche de neige fort développée, ralentit leur marche. Le premier avance seul, lentement. Il doit évidemment tailler. Maintenant le second suit, et cela va plus vite. Le troisième a rejoint les deux autres. Ils attendent un long moment. Le passage est-il impraticable? Non. Le premier est enfin reparti. Et nous accompagnons ainsi du regard les alpinistes inconnus pour qui nous sentons immédiatement de la camaraderie. Les points noirs disparaissent derrière les contreforts du Dôme du Goûter. Viendront-ils ici ou descendront-ils sur les Grands Mulets?

Nous allumons le feu pour fondre la neige et faire du thé. Ceux de l' Aiguille de Bionnassay seront peut-être heureux de se réconforter s' ils passent par ici, et nous, nous sentons le besoin de compenser l' effet de la sécheresse de l' air des hautes altitudes. Notre attente n' est point déçue. Un touriste et deux guides, nos trois points noirs de tout à l' heure, arrivent au refuge, mais comptent repartir tout de suite pour atteindre le pavillon de Bellevue ce soir encore.Vite, tandis qu' ils dégustent du thé, nous écrivons un message à nos familles pour annoncer un jour de retard sur les prévisions établies. Une fois de plus la poste bénévole des glaciers jouera son rôle bienfaisant.

Au revoir! Bon retour! N' oubliez pas de mettre nos lettres à la boîte! Et nos trois d' entreprendre la descente des rochers de l' Aiguille.

La mer de brouillard, sous l' action du soleil, s' est totalement dissipée, et le regard plonge librement jusque dans la plaine.

Je surveille la descente de notre courrier. Les voilà arrivés au bord du couloir. Ils s' engagent dans nos traces sur la pente de neige et avancent rapidement. Au moment précis où le dernier achève sa traversée et arrive en lieu sûr, un énorme bloc de rocher part du haut de l' Aiguille, rebondit, frappe à gauche, à droite, ébranlant toute la montagne, qui se réveille instantanément de sa léthargie trompeuse et lance par centaines des pierres, qui, avec un fracas terrible, sillonnent de part en part et pendant un long moment, le couloir dans son entier. Un nuage de poussière s' élève vers le ciel. Un dernier caillou qui roule, puis le calme renaît. Si la caravane avait fini sa traversée quelques secondes plus tard, trois cadavres déchiquetés auraient été emportés sur le glacier de Bionnassay.

Une huchée vigoureuse montre aux trois que nous avons vu l' avalanche et eux de répondre d' un air dont l' allégresse monte, claire, jusqu' à nous.

Impressionnés par la leçon de chose qui vient de nous être donnée, nous discutons de la route à suivre pour atteindre avec sécurité le refuge du Goûter. Elle existe, cependant, et passe par l' arête dite des Payot, sur la rive droite du couloir. Cet itinéraire fut parcouru pour la prémière fois le 23 août 1898 par nos collègues de Genève Samuel Miney, Alfred Archinard et Ulysse Montandon-Robert. Mais pour des raisons de paresse on l' abandonne de nouveau, car il est un peu plus difficile et plus long que le chemin ordinaire.

Et tandis que les quatre alpinistes causent, le soleil a disparu à l' horizon, le fond de la vallée de l' Arve et la plaine s' obscurcissent. L' ombre monte peu à peu, disputant à la clarté du jour toute la nature qu' elle veut recouvrir de son voile épais. Seuls quelques hauts sommets jettent encore leurs derniers feux. Des lumières commencent à s' allumer au loin dans les villages. Nous rentrons dans le refuge, car il fait froid, et attendons, attablés autour du repas du soir, la venue de la nuit. Nous devons en effet faire les signaux lumineux convenus à nos familles qui villégiaturent dans la vallée de Chamonix, au-dessus d' Argentières. A cet effet, deux volumineux feux de Bengale ont été portés jusqu' ici. Nous les fixons à des bûchettes de bois, ce sera commode pour les planter dans la neige, face à Chamonix.

Emmitouflés de tous nos vêtements chauds, nous sortons prudemment, le piolet à la main, suivant le long du refuge le petit passage, bordé de vide, qui arrive à la pente de neige haute de quinze mètres, dont le sommet constitue l' arête faîtière de l' Aiguille du Goûter.

A nos pieds, les lumières éparses des villages de la vallée. Les phares d' une automobile rapide animent de leurs bandes de feu les ténèbres. Une vague luminosité éclaire encore le glacier et nous oblige à attendre que l' obscurité soit complète. Immobiles, nous scrutons l' horizon. Là-bas au loin ce sont, très distinctes, les lumières de Genève, et nous nous représentons la ville par cette chaude soirée, avec ses quais animés, les terrasses des cafés encombrées de gens qui au son d' orchestres entraînants respirent un peu la fraîcheur, le va-et-vient incessant, la trépidation citadine.

Ici, comme il fait froid, au milieu de cette accumulation glacée dans la pénombre lugubre. Quel silence, quelle majesté impressionnante. Nous sommes seuls, perdus entre ciel et neige. Mais non, allumons les feux, disons bonsoir à nos familles, qui là-bas attendent, un peu anxieuses peut-être, de nos nouvelles. Feu rouge d' abord, tout le sommet de l' aiguille devient pourpre et la flamme de Bengale éclaire étrangement quatre alpinistes attentifs et songeurs. Soudain des ténèbres monte un cri de montagnard, tandis qu' une lumière s' allume très bas. Ce sont ceux des Grands Mulets qui saluent amicalement notre feu d' artifice. Un feu vert brille ensuite, et pendant dix minutes, de lieues à la ronde, on a pu voir très haut, voisinant avec les étoiles, une lumière colorée attestant la présence humaine.

Le lendemain matin, il fait nuit encore lorsque nous achevons nos préparatifs de départ. Avant de chausser les crampons, nous enveloppons nos souliers de feuilles de papier pour isoler le cuir et empêcher la neige de s' intro entre les lanières fixatrices de nos Eckenstein et 1a chaussure. L'on évite ainsi la formation de glaçons dont la pression gêne la circulation sanguine et facilite les accidents de congélation. Encordés déjà dans la cabane même, nous partons à la lanterne. L' air est très froid, le vent heureusement faible. Les pointes acérées des crampons mordent juste suffisamment la croûte glacée qui crisse.

Notre caravane suit l' arête de l' Aiguille du Goûter, descend très légèrement, puis s' élève progressivement sur les flancs du Dôme du Goûter en évitant à gauche des séracs escarpés. Assez vite il fait jour, et nous allons d' un pas régulier, remuant méthodiquement les orteils dans les souliers, préoccupés de surveiller nos personnes, pour qu' aucune parcelle n' en gèle.

Le sommet du Dôme est déjà atteint lorsque toute la nature s' éveille aux premières caresses du soleil. Mais ce spectacle, si cher aux alpinistes, contemplé de tout en haut, semble moins enchanteur que vu d' une altitude moindre, alors que les premiers rayons de Phébus jouent dans une arête voisine dont ils dessinent avec vigueur un motif, puis un autre, ou éclairent des parois imposantes rapprochées.

Puis c' est une brève descente jusqu' au col du Dôme; de là curieuse impression d' altitude, en admirant bien au-dessous de nous et en raccourci l' élégante, fine et sinueuse arête qui constitue l' Aiguille de Bionnassay et le Dôme de Miage, montagnes qui hier encore étaient pour nous les reines du paysage et aujourd'hui ne sont plus qu' un simple contrefort.

Le refuge et l' observatoire Vallot, les débris de l' observatoire Jansen descendus du sommet du Mont Blanc et laissés là tristement sur la glace, et c' est la Grande Bosse, dont l' inclinaison se montre suffisamment forte pour qu' il faille tailler quelques marches. La Petite Bosse, la « méchante arête » relativement étroite, sont parcourues à une allure qui se ralentit quelque peu sous l' influence de la raréfaction de l' air. Nous longeons les rochers schisteux de la Tournette et enfin l' arête dernière nous conduit à 7 heures du matin à la cime du Mont Blanc.

Aucun nuage à l' horizon. Pas de vent, mais un bon soleil qui tempère agréablement l' atmosphère. Aussi restons-nous une heure à contempler le vaste panorama qui se déroule sous nos yeux ravis. Je suis beaucoup plus impressionné que je ne m' y attendais par la majesté du spectacle qui nous est donné. Avouerai-je que j' avais un certain mépris pour le Mont Blanc, dédain dû surtout à cette trace sillonnée de caravannes, à cette route qui souvent, des Grands Mulets au refuge Vallot, dessine un large ruban qui me semble profaner l' Alpe telle que je l' aime.

Aujourd'hui, sur la neige, pas d' empreintes humaines autres que les nôtres. La solitude et l' immensité de la nature régnent souveraines. Rien n' arrête le regard, qui domine au loin l' espace sur la France, la Suisse et l' Italie. De la succession infinie de crêtes, de vallées, de rivières, de sommets blancs, noirs ou bleus de l' ombre du matin, naît une sensation d' étendue et de grandeur que je n' ai éprouvée nulle part ailleurs. Ici, on se sent réellement au-dessus de tout.

Grisés d' air, de lumière, de beauté, jouissant à pleins sens d' un bien-être physique et moral complet, ils sont quatre qui descendent allégrement, par des pentes faciles, le vaste belvédère incliné aboutissant à une coupure abrupte, le Mur de la Côte. De cette muraille glacée, l' œil plonge émerveillé sur les splendides et rébarbatifs abîmes du glacier de la Brenva que menacent des corniches aux lignes audacieuses.

Le ressaut est franchi sans aucune difficulté, les conditions étant excellentes, et la caravane arrive au col de la Brenva, plateau blanc qu' encadrent le Mont Blanc et le Mont Maudit. Ensuite elle remonte en écharpe les flancs inclinés du Mont Maudit pour aboutir à cent mètres environ en dessous du sommet et à sa gauche, au col du même nom, fine selle blanche enchâssée dans les rochers.

La descente commence par quelques pas un peu délicats dans une neige poudreuse qui recouvre de la glace. Des rochers verglacés, puis au bas de ceux-ci et pour éviter une taille fastidieuse, un rappel de corde de vingt mètres sur la glace nous conduisent à une neige meilleure. Un passage rapide dans quelques séracs abrupts et nous parvenons au bas du vallon glaciaire qui sépare le Mont Blanc de Tacul du Mont Maudit.

Maintenant il fait chaud. Les pas marquent profondément la neige amollie et il faut remonter une fois encore, pour atteindre là-haut, à gauche, l' épaule du Mont Blanc de Tacul, qui se profile, blanche, sur un ciel intensément bleu. Et nous gagnons à une allure un peu paresseuse la crête convoitée.

A partir du Mont Blanc de Tacul commence la partie de notre course pouvant offrir des difficultés. En effet, le glacier raide et imposant qui, du sommet, dévale sur le col du Midi et le glacier des Bossons, présente des séracs aux cassures énormes et des crevasses formidables barrant parfois totalement le passage. Aussi avons-nous une corde de rappel de quarante mètres et des piquets de bois que nous portons depuis trois jours.

Au début, la marche est aisée, les obstacles peuvent être tournés; mais un moment arrive où il ne nous reste, comme seule porte de sortie possible, qu' une muraille surplombante de glace, haute de quinze mètres environ, dominant une crevasse béante. La lèvre opposée de cette vaste fissure qui semble couper transversalement toute la montagne, présente un pont partiel qui diminue la largeur du vide, sans toutefois le combler.

Un piquet est solidement planté dans la neige à peu près à un mètre de la cassure, et la corde double jetée. Le premier descend en rappel, assuré par la corde de caravane, les pieds sans appui, à cause du surplomb. Arrivé à la hauteur du rebord de la crevasse, le varappeur sur glace se balance, pour arriver à toucher du pied la muraille voisine, et par des élans successifs, fait le pendule avec des oscillations croissantes et enfin franchit le trou et se laisse glisser en lieu sûr. Le second suit sans incident. Le piquet semble légèrement ébranlé; on le replante énergiquement à une autre place. J' entre prends à mon tour la descente. Je pends maintenant dans le vide de tout mon poids à la corde double passée en rappel sous la cuisse, les pieds absolument ballants. A deux mètres devant moi, sans que je puisse le toucher, un mur vertical de glace lisse, et au-dessous, bleue avec des ombres et des reflets saisissants, une crevasse si profonde qu' on n' en voit pas le fond, plus loin la pente inclinée du glacier. J' ai déjà effectué à peu près la moitié du parcours lorsqu' une voix angoissée me crie: « Attention, le piquet bouge. » Je m' arrête. L' instant est assez spécial, car je ne puis absolument rien faire d' autre que de me tenir de tout mon poids à ce qu' on me dit n' être plus solide. Un regard pour essayer de choisir un point de chute. La corde cède progressivement, devient molle dans mes mains, un bout de bois passe sur ma tête, et la corde qui me porte dégringole... mais mes camarades ont veillé au grain. Je me sens suspendu sous les aisselles par la corde de caravane, tendue à ses deux extrémités, et j' achève ma traversée aérienne doucement et agréablement, tel un ballot attaché à un câble téléférique.

Mais le dernier de notre caravane, comment va-t-il faire, lui que personne n' assurera d' en haut. Nous parvenons à lui relancer la corde de quarante mètres. Il a heureusement encore sur son sac deux piquets de réserve. Il les plante ensemble avec un soin méticuleux, aussi profondément que possible, tasse la neige à leur alentour, place la corde de rappel et parvient sans encombre jusqu' à nous, qui surveillons anxieux la manœuvre.

La morale de cet incident est qu' on ne saurait porter assez d' attention à la fixation d' un piquet dans la neige, surtout lorsque, comme c' était le cas pour nous, celle-ci est déjà un peu ramollie et repose sur une couche durcie.

Nous poursuivons notre route, parfois coupée encore par des crevasses immenses. L' une présente un pont d' une portée si longue que nous sommes obligés de nous engager sur lui deux à la fois, rampant à plat ventre le plus doucement possible, pour ne pas effondrer la neige fragile qui nous soutient. Le col du Midi est enfin atteint. Là nous délaçons nos crampons devenus inutiles et nous sommes heureux de ne plus sentir leur poids alourdir nos pieds.

Les pentes agréables de la Vallée Blanche nous amènent, après avoir longé le Rognon, au bassin supérieur du glacier du Géant, carrefour glaciaire des plus beaux qui soient dans les Alpes, vaste océan de blancheur immaculée, entouré d' un cirque immense et fantastique d' aiguilles acérées et de sommets imposants dont le plus prenant, vu d' ici, me semble être la Dent du Géant, véritable lame de granit fauve, inclinée sur le vide.

Nous avions pensé, après la traversée du Mont Blanc, coucher au refuge Torino, pour faire le lendemain l' ascension de la Dent du Requin. Malheureusement, un jour a été perdu à cause du mauvais temps à Tête Rousse et l' un de nous doit regagner sans plus tarder la plaine.

Ils sont quatre qui prennent à regret le chemin du retour et suivent ce qu' un auteur français a appelé: « Notre route nationale du col du Géant. " Ils marchent en terrain connu, aimé, et désireraient flâner un peu dans cette nature grandiose; mais de nombreux kilomètres de glacier restent à franchir encore aujourd'hui jusqu' au Montenvers.

A la Bédière, halte respectueuse auprès de la première eau rencontrée depuis plus de quarante-huit heures. Ce torrent qui coule dans un charmant petit vallon enneigé nous remplit d' aise et de fraîcheur. Puis ce sont les fameux séracs du Géant, où le glacier déchiré en une multitude de crevasses béantes et de séracs tourmentés, minés par le soleil, oppose un véritable labyrinthe à l' avance des alpinistes qui cheminent ainsi pendant près d' une heure et demie dans ce chaos. Ensuite la caravane parcourt dans toute sa longueur la Mer de Glace, vaste fleuve blanc que bordent magnifiquement les Aiguilles de Chamonix vues par leur face la plus abrupte et le massif de l' Aiguille Verte avec les Drus.

Des bois destinés à la construction du refuge du Requin 1 ) entreposés par places, jalonnent la route à suivre.Voici enfin les gros blocs de rocher qui montrent la naissance du sentier conduisant au Montenvers.

Le flot des touristes a déjà quitté les lieux lorsque nous arrivons sur la terrasse de l' hôtel. Aussitôt le directeur s' approche de notre groupe, nous interpelle aimablement et demande si l' un de nous n' est pas M. B., banquier à Genève. Sur notre réponse affirmative il nous transmet une dépêche urgente qui nous avertit que dans quarante-huit heures notre financier doit être présent à un rendez-vous d' affaires des plus importants à Londres.

Quel heurt brutal avec la civilisation! Nous n' avons pas même eu le temps de poser nos sacs que déjà la vie agitée de la plaine nous saisit avec ses obligations et ses ennuis.

Le dernier train est parti. Tant pis, nous gagnerons ce soir encore à pied la vallée. Cependant, auparavant, nous bénéficierons au moins des ressources bienfaisantes de la cuisine et de la cave de l' hôtellerie.

Le soleil est couché lorsque quatre alpinistes réconfortés descendent gaîment le large sentier qui serpente dans les flancs boisés de la montagne. Leurs yeux un peu éblouis et fatigués par l' éclat de l' immense espace blanc qu' ils ont parcouru, se posent avec plaisir sur les verdures rafraîchissantes des mélèzes et de pâturages fleuris.

Des ombres grises envahissent progressivement l' atmosphère et estompent les contours de l' Alpe. C' est dans la douce pénombre d' une belle soirée d' été que la caravane atteint le pittoresque hameau des Bois, puis la gare des Tines où un dernier train passera bientôt.

Au-delà de la plaine de l' Arve, la masse déjà sombre du Mont Blanc trace dans le ciel plus clair sa noble silhouette et développe de son sommet à l' Aiguille du Goûter une ligne majestueuse.

Au-dessus de l' Aiguille d' où sont partis, ce matin, quatre alpinistes brille la première étoile.

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