Enchantement du Lac des Mortes
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Enchantement du Lac des Mortes

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Maurice Meylan, Le Sentier

Rares sont dans le monde les sites qui ont su développer à un tel degré la technique du camouflage.

D' où qu' on l' aborde, les apparences sont contre lui. Plusieurs lignes de défenses naturelles le préservent de la venue des intrus. D' abord il se dissimule efficacement derrière l' épais bouclier des sagnes jurassiennes, qui donnent son caractère particulier au paysage du lieu. Tout l' espace allant du midi au nord, en passant par le couchant, est ainsi incorporé dans une grande étendue de magnifiques tourbières, sur lesquelles vit une population très sympathique de bouleaux. Ce n' est dès lors plus tellement étonnant si le plan d' eau du lac est presque toujours invisible de la route départementale qui relie Bellefontaine à Chapelle-des-Bois.

Beaucoup plus vulnérables sont les rives orientales du lac. Négligeant l' utile protection de la haute et drue végétation paludéenne, réduite ici à un mince cordon de roseaux et de carex aux feuilles tranchantes, elles se confondent avec une prairie relevée en pente douce du côté de la Roche Bernard. L' ensorcelante et majestueuse forêt du Risoud a été prise d' un singulier caprice en choisissant de s' achever, sur cette partie de son versant ouest, non par un paisible vallonnement, mais par la cassure nette d' une falaise de calcaire blanc. Cette haute muraille verticale relie d' un trait rectiligne la Roche Bernard à la Roche Champion, et surplombe un talus d' éboulis sur lequel une abondante végétation de sapins et de hêtres dressent leurs cimes élancées. La lisière inférieure du 1 Le Lac des Mortes est situé près de Chapelle-des-Bois ( Jura français ), au pied de la Roche Bernard, à la frontière franco-suisse ( Carte nationale au t: 50000, N° 250 Vallée dejoux ).

bois ne s' aventure pas plus loin que le bas de la déclivité. Des prés humides lui font suite; ils procurent la seule possibilité d' existence aux paysans des rares fermes disséminées entre le lac et la falaise. Plusieurs de ces habitations sont abandonnées depuis longtemps déjà. On conçoit que l' ex d' un domaine agricole sur ce territoire exige de patients efforts sans pour autant garantir de hauts rendements.

Même si ce côté-ci du lac n' a pas jugé bon de se préserver des visites inopportunes, il s' est dessaisi de tous les agréments susceptibles d' exercer un attrait particulier sur les sens des quelques promeneurs qui s' aventurent aux alentours. Ainsi prati-que-t-il l' autodéfense avec un art consommé.

C' est depuis la Roche Bernard que le touriste aventureux embrasse d' un seul coup d' œil l' en de cette haute terre jurassienne. Une surprise lui est réservée d' emblée: le lac des Mortes n' est pas seul; à ses côtés scintille un frère jumeau: le Lac de Bellefontaine. En effet, un heureux caprice de la nature a voulu que la physionomie du site n' ait pas cet air de sévérité si fréquente dans tous les lieux où domine le sapin. Il fallait donc dissiper cette impression en imaginant le détail insolite qui provoquât la diversion désirée. Deux lacs! L' inspiration était géniale, et la réussite est parfaite. Aucune note discordante, mais des contrastes arrangés entre eux avec un goût sans défaillance, un monde d' harmonie. A ses pieds, l' eau frémit d' une vie profonde et mystérieuse, attentive à créer de subtils jeux d' ombre et de lumière, à imaginer sans une seconde de répit de nouvelles compositions de reflets mouvants, qu' elle effacera l' instant d' après en sollicitant la complicité d' un souffle de vent. A quelques pas du rivage, la sagne prend possession de son domaine et le défend avec opiniâtreté en rendant le sol, inégal et gonflé d' eau, très pénible à la marche. On dirait que des conciliabules de sociétés secrètes ont quelquefois lieu sous le couvert des bois de bouleaux et de pins rassemblés sur les nombreux hectares de tourbières où ils affirment leur droit d' exister. Où s' achève la sagne commence un cer- cle assez large de prairies verdoyantes, peu fécondes elles aussi, mais non dépourvues d' intérêt, puisque chaque été de hauts chars de foin y sont construits et chaque automne des troupeaux de vaches montbéliardes y trouvent une nourriture appréciée. Le bord extérieur de la ceinture cultivée vient se heurter à l' écran forestier omniprésent dans le Jura, mais tout particulièrement aux abords de cette haute et mélancolique Combe des Cives.

Comment va réagir le touriste commodément juché sur la Roche Bernard et entièrement absorbé par le plaisir de la contemplation? Sera-t-il tenté d' aller flâner le long des deux lacs ou à travers les sagnes? C' est assez peu probable, sans compter que le parcours du retour réserve l' ascen d' une côte rude sur un chemin rocailleux. Mais si la curiosité l' emporte, malgré toutes les bonnes raisons de ne pas pousser son excursion plus loin? C' est alors que l'on aura la révélation d' un monde d' une sereine et fascinante beauté. Il faudra d' abord descendre l' étroite bande de terrain qui sépare les deux lacs, puis franchir le mince canal au moyen duquel le Lac de Bellefontaine se déverse dans celui des Mortes. Un petit sentier longe les rives et incite à une inoubliable escapade dans les hautes herbes. L' eau surprend par sa limpidité malgré la nature tourbeuse de l' endroit. Au bord du Lac des Mortes, du côté du couchant, un admirable bois de pins a pris ses quartiers et n' a pas craint de s' avancer jusqu' à toucher l' eau. L' endroit possède un tel charme qu' on ne peut résister à la tentation de s' arrêter et de se laisser gagner par une vague d' émerveille. Le temps ne compte plus; le silence atteint un si haut degré de perfection qu' il parvient même à étouffer les épuisantes cacophonies du monde moderne. Il n' y a rien de plus reposant, sous un beau ciel d' automne, que d' entendre le tintement toujours un peu mélancolique des sonnailles signalant la présence de plusieurs troupeaux occupés à paître l' herbe des prairies avoisinantes. Tout concourt à engendrer une atmosphère d' harmonie étroitement rattachée au caractère des lieux. C' est bien pourquoi il est alors si cruel de les quitter.

Pénétrer dans les sagnes proches des deux lacs est une excursion dans le monde des rêves; elles sont un d' œuvre de la création. Le bouleau s' est taillé la part du lion dans sa conquête des espaces disponibles. Certaines parcelles de terrain lui sont entièrement acquises, et l'on éprouve un sentiment de douce euphorie en allant rendre visite à ce peuple de fûts d' un blanc satiné qui vous éblouit presque. De nombreux individus, ayant bravement résisté aux épreuves du temps, manifestent leur vigueur par des formes tourmentées et des dimensions surprenantes. Ils n' atten que la visite d' un artiste pour lui suggérer une foule d' idées originales et fécondes. Quant au photographe, sa pellicule dévore ces paysages encore si peu détériorés par la main de l' homme Au printemps ou en été, l' œil de son appareil saisit les plus délicates nuances d' une infinité de feuillages allant des verts les plus tendres aux tons beaucoup moins délicats des conifères.

Mais c' est en automne que la symphonie des compositions picturales atteint son apothéose, durant ces journées si brèves où les bouleaux blon-dissent, les herbes palustres roussissent et les arbustes flamboient. Ces heures de contemplation uniques parviennent malgré tout à nous faire oublier que le spectacle aura un anéantissement proche et inéluctable. Sous la morsure du gel, les arbres vont se métamorphoser en squelettes implorants, et le tapis végétal s' anémiera jusqu' à prendre le masque mortuaire sur lequel se posera la première neige. C' est bien en effet un voile de mort et de profonde désolation qui va s' appesantir sur cette lande ingrate déjà guettée par les prémices de son engourdissement hivernal.

C' est par une belle soirée d' arrière qu' il faut aller saluer une dernière fois le Lac des Mortes jusqu' au printemps prochain. Tandis qu' à l' horizon le soleil s' engloutit dans une cataracte d' or fondu, la surface liquide s' immobilise et devient un miroir étincelant autour duquel toutes les choses viennent regarder un double exemplaire d' elles. L' ombre naissante rend indistincte la limite séparant le ciel et la terre, qui se fondent l' un à l' autre en une étreinte magique. La contemplation d' une si extraordinaire féerie enchante les yeux et réjouit le cœur, car il règne une telle harmonie, une telle sérénité que même nos fibres les plus passives en sont toutes palpitantes d' émerveillement.

Quelques tisons étincellent encore à l' horizon, mais la nuit s' épaissit sur les deux lacs; l' heure de quitter ces deux joyaux est venue imperceptiblement. Le feu d' artifice s' est éteint, mais la révélation du spectacle entrevu nous soulève encore d' une vague d' allégresse.

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