Fantaisie en ski majeur
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Fantaisie en ski majeur

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Avec 2 illustrations.

Par C. Eg. d' Arcis.

Prélude.

Afin de ne pas porter atteinte à une neutralité librement consentie et bien ordonnée, disons d' emblée que, malgré des coïncidences de noms toujours possibles, nos personnages sont imaginaires; que les lignes suivantes ne critiquent aucun régime, qu' il soit carné ou végétarien; que les photographies qui les illustrent sont symboliques; que le texte a été écrit quelque part en Suisse par un Suisse quelconque et à l' intention de Suisses quelconques aussi.

Andante.

Mon cousin Albert a vingt ans, beaucoup de muscle, un culot énorme et pas grand' chose dans la tête; il affecte un dédain immense pour le libéralisme, un mépris complet de l' opinion d' autrui, une pitié teintée de condescendance pour les fossiles de ma génération. Il a une permanente—ce sont ses cheveux — et une « temporaire » — c' est son amie dont il change fidèlement à chaque saison de ski. A moins qu' il n' y trouve un lac ou une piscine, il ne va jamais à la montagne en été: c' est un homme à la plage; il n' y va qu' en hiver, quand elle est couverte de neige: c' est un homme à la page, un skieur complet.

Albert est si expert qu' il peut faire du ski sans neige du tout. L' essentiel est d' avoir le costume et l' équipement dernier cri. Pour le reste, on se débrouille. On peut, grâce à la prévoyance des chemins de fer, laisser ses skis à la consigne. On voyage ainsi plus agréablement, et, une fois à destination, on a les coudées plus franches. Cependant, Albert m' assure que traverser la ville sans porter ses skis sur l' épaule c' est du dernier mauvais goût, et cela vous rabaisse aux yeux du bourgeois lequel, en voyant passer les gars de la neige, dit à son épouse asthmatique: « Tu vois, Titine, c' est des .sekieurs ', ça! » Albert se croirait à jamais déshonoré si, pendant la saison du ski, il ne partait pas chaque semaine, quelque temps qu' il fasse, même sans neige. D' ailleurs, dans toute station hivernale qui se respecte, on peut danser aux sons mélodieux d' un orchestre musette, ou bridger, ou siroter des cocktails, ou écouter, en tapant du pied, les « jazz Hot » que dispense un gramophone criard ou une radio nationale défendant les valeurs spirituelles du pays. Parfois il y a de la neige, alors Albert retrouve toute son énergie, son ardeur, son besoin d' action, son aérodynamisme subjectif. Il va, s' élance, bouscule la foule et reçoit enfin le ticket n° 876 qui lui donne le droit d' attendre une ou deux heures le départ du téléférique ou de la téléluge, ou d' obtenir une planchette ou un bâtonnet au tire-ski. Une fois en haut: prrt! il file, descend en bolide et, avant même d' avoir repris son souffle, il est prêt à remonter pourvu qu' il tire un bon numéro.

Ainsi, quatre, huit ou douze fois dans la journée, il parvient à refaire la même descente, le chronographe en main pour être certain de ne jamais être, ni inférieur à lui-même, ni au recordman de la piste.

— Pourquoi cette frénésie de vitesse? lui dis-je un jour. Vous n' en arriverez ni plus tôt, ni plus tard au bout de la grande piste de la vie.

Die Alpen — 1941 — Les Alpes.35 FANTAISIE EN SKI MAJEUR.

— Vous êtes des rétrogrades, répondit-il. Le temps est pour vous comme une insipide pâte de guimauve qu' on peut tirer en longueur, indéfiniment. Vous calculez trop; nous spéculons; vous allongez les heures que vous comptez en minutes; nous abrégeons, nous hachons le temps en centièmes de seconde, car il faut arriver au but le plus rapidement possible. Nous regardons en avant, loin, toujours plus loin; vous guignez à gauche, à droite, en arrière même, vous n' avez pas d' avenir...

— Mais nous avons un passé fait de la somme de nos plaisirs d' antan, de notre expérience, de nos souvenirs, la dernière richesse qu' en ces temps de misère il nous est permis d' amasser sans crainte d' un prélèvement sur le capital. En ces souvenirs, nous revivons dix fois, cent fois, et c' est mieux que de brûler, comme vous, les belles étapes de la vie.

Alors, haussant les épaules, Albert me décrivit l' une de ses plus belles journées de ski, au temps où la Savoie n' était occupée que par les amateurs de neiges et de sommets.

Crescendo.

Chamonix, mon bon. En téléférique à la station des Glaciers. Descente de la piste des Glaciers. Puis, téléférique au Brévent; descente sur les Houches; en téléférique à Bellevue. Col de Voza. Au Prarion par funiski; descente sur St-Gervais. Cassé une croûte, puis au Mont d' Arbois par téléférique; descente sur Robinson. Juste attrapé le car pour Mégève. Remontée au Mont d' Arbois en téléférique; descente de la Mandarine, trop de foule, perdu une minute. En téléférique à Rochebrune et piste olympique. Le car. Roupillé. Genève à 19 h. Journée splendide. » Allegro.

Albert a une amie, je vous l' ai dit; ce n' est pas toujours la même; elle se nomme Loulou, cet;e fois; mais c' est toujours même fond de teint ocré, mêmes cheveux platinis, mêmes sourcils en circonflexe, mêmes lèvres désespérément grenat, mêm es ongles lie de vin, mêmes cigarettes ambrées, mêmes lunettes bleues à bord blanc qu' elle porte même la nuit. Elle pratique un ski plus tranquille, non par goût, ni par manque d' aptitudes, mais par crainte de nuire à l' arrangement laborieux de sa beauté. Elle recherche les pentes faciles susceptibles de faire \a]oir ses formes, ses attitudes en des stemms harmonieux et des christianias téméraires, où, surtout, un public nombreux la puisse admirer et co::igratuler. C' est un peu un théâtre. Et quand elle arrive en bas dans un grincement de toutes ses arêtes, elle regarde les spectateurs comme pour leur demander: « L' ai bien descendue? » Une fois, au sortir du chalet-hôtel juché sur un col des Préalpes — où elle s' était trois heures durant offerte aux caresses du soleil — Loulou, rageusement, réclamait: « Mes bâtons? Où sont mes bâtons? » Et Albert de lui tendre une élégante paire de tubulaires en duralumine. Mais non, pas ceux-làJe t' assure que ce sont les tiens. Idiot! C' est mon bâton de rouge et mon bâton de noir que je cherche!

Scherzo.

C' est au printemps que s' affirme la supériorité de Loulou, quand, sur la neige gros sel, le soleil répand ses rayons rajeunis. Alors, foin des pantalons de saut si collants soient-ils, et des lourds pullovers à fermeture éclair, des inélégantes windjackes amarante, canari ou vert bouteille: un short aussi ténu que l' admet la décence, un foulard étroit soutenant une poitrine qui promet et qui tient aussi, son corps gracile enduit de hâle artificiel, Loulou voit soudain enfler le cercle de ses admirateurs, et c' est d' habitude à cette époque qu' Albert passe la main, c'est-à-dire qu' il change de « temporaire ».

Andante capricioso.

Il fut un temps où, las d' un ski dépourvu de toute technique — tel qu' on le pratiquait voici trente ans — j' avais renoncé à ce sport que d' aucuns disent « royal », sans doute parce qu' on revient souvent couronné. On s' appuyait alors sur un unique bâton, on ignorait les fixations diagonales, les arêtes, les chaussures à semelles métalliques et à talon surélevé, on ne savait virer en pleine course qu' en se courbant sur le bâton, on s' arrêtait en s' asseyant par terre: c' était l' arrêt de Briançon. On était plus souvent par terre que debout, aussi le général Bruce — celui de l' Everest — disait-il: « Je préfère l' alpinisme vertical à l' alpinisme horizontal. » Ne faisant aucun progrès, j' avais résolu de mettre mes skis au rancart. Au cours d' une ultime tentative, je rencontrai le Dr Pilule. Il fut mon critique, mon conseiller, mon sauveur.

— Votre erreur, me dit-il, consiste à faire du ski sans équipement approprié. Tant que vous vous obstinerez à porter une culotte saumur et des bandes molletières, vous n' arriverez à rien. Changez-moi cet attirail antédiluvien, adoptez le pantalon norvégien, vous m' en direz des nouvelles.

Il avait dit vrai. Très vite j' acquis une technique passable, je recom-mençai à courir la montagne en hiver. Entre temps, la méthode suisse était née, ses leçons m' avaient redonné habileté, confiance et satisfaction, mais c' est indubitablement au changement de costume que je dois en grande partie ma transformation.

Maestoso.

Parce qu' ils ont été chèrement acquis, les souvenirs de l' âge héroïque sont, je crois, plus profondément gravés dans la mémoire, mais aussi plus faciles à rappeler.

Telle cette montée du Grand St-Bernard au Col de Fenêtre avec une demi-douzaine d' amis, en compagnie de deux chanoines que le Prieur nous avait adjoints parce que, en dépit du temps clair, il prévoyait la tempête. Sur le versant italien, brouillards descendants, vent aigre. Nous montons. Une rafale nous plaque au sol: en plein dans l' ouragan. Le vent multiple ses coups de boutoir. Nous vacillons, le visage cinglé par les cristaux de neige, les yeux pleins de flocons. Un replat découvert. Une bourrasque renverse deux des nôtres. L' obscurité s' accroît: ténèbres blanches; blancs nous-mêmes, nous ne nous voyons plus dans ce tourbillon blanc. Retraite, dure, difficile, sans rien distinguer, tombant, ici dans un trou, là contre une bosse. Descente FANTAISIE EN SKI MAJEUR.

harassante, interminable, avec la terreur que l' un de nous s' égare. Brusquement nous sortons de la tourmente dans un air plus calme. Trois heures après notre départ, nous réintégrons l' hospice où le Prieur, qui nous attendait, a fait préparer du vin chaud. Heures exquises de détente, d' apaisement, dans la grande cuisine où nom achevons de nous sécher en devisant tranquillement avec les chanoines: le calme après la tempête.

Allegretto.

C' est encore au Grand St-Bernard, ce guide que nous avions pris à Liddes: une perche à laricots surmontée d' une boule de poils hirsutes d' où saillait un nez outrageusement rouge; l' un des premiers guides skieurs, je pense. Quand, en montant, nous avions chaussé nos skis, le guide — se rapprochant de trois des nôtres montés sur raquettes — avait dit en hochant sentencieusement la tê e: « Mes skis, moi, je ne les mets pas pour monter. Et pour descendre non plus. » De fait, plongeant parfois jusqu' à la ceinture, il avait marché jusqu' à l' hospice, en était redescendu de même, portant ses skis avec une constance admirable, sans révéler un signe de fatigue, sans autre altération de ses traits que la rougeur obscène de son nez qui s' empur de plus en plus à mesure que se vidait l' outre en peau de bouc dont un chanoine nous dispensait, de temps à autre, le vin rouge régénérateur.

Più maestoso.

Et aussi — et enfin, car il en faut une fois finir — cette rentrée au crépuscule, au Val Ferret, par un redoux de Noël. Dans l' obscurité naissante, on voyait sur le chemin, plus bas, deux bûcherons filant, comme des fantômes, entre les sapins, sur leurs schlittes chargées de bois. Pas un bruit, sauf le crissement léger de nos skis: silence impressionnant dans une solitude peuplée d' ombres. Mais quoi? Sommes-nous fous? Les arbres marchent: à droite du chemin, une rangée de sapins se déplace tout d' une pièce et suit les luges dont l' allure se précipite. Figés de stupeur, nous regardons sans comprendre. Arcboutés sur les cornes des schlittes, les bûcherons dégringolent la pente, poursuivis par les arbres.

Brusquement, les sapins s' arrêtent, s' inclinent tous ensemble, s' entre, s' abattent comme un château de cartes dans un fracas répercuté par les parois d' alentour. Des blocs de neige, des pierres dévalent: c' est l' avalanche, et un glissement de terrain avec. Puis c' est le calme complet. Inquiets, nous traversons les débris à peine immobiles: que sont devenus les bûcherons? Ah, les voici, rallumant philosophiquement leur pipe. Pas de malNon, mais elle a passé bien près. Elle nous a couru dessus. Faut croire que ce n' était pas encore pour cette fois.

Comme si rien ne s' était passé, après un bref bonsoir, nous repartons: les bûcherons retournant à leur labeur quotidien, nous autres regagnant la vallée, également indifférents, semble-t-il, à la mort qui nous a frôlés de si près, tant il nous paraît naturel d' y échapper. Du moins le pensions-nous dans ce temps-là qui était l' âge d' or et non l' âge de sang dans lequel nous croupissons à cette heure.

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