Glanures de vacances.
Unterstütze den SAC Jetzt spenden

Glanures de vacances.

Hinweis: Dieser Artikel ist nur in einer Sprache verfügbar. In der Vergangenheit wurden die Jahresbücher nicht übersetzt.

Jungfraujoch, Fiescherhörner et Gross-Grünhorn.

C' est le 6 août 1925, au Berghaus. Il y a bourrasque de neige. Impossible de mettre le nez dehors. Heureusement que ma chambre, chauffée à l' élec, est très confortable. Quand une éclaircie le permet, on entrevoit, 50 mètres plus bas, sur le glacier, une vingtaine de fantômes construisant un appentis pour le nouveau « Snowmotor » qui s' évertue à décrire, au milieu de la tempête, des huits entrelacés.

Le guide que j' ai fait demander, se présente: Fritz Steuri. Il m' accom demain avec son frère Gottfried aux Fiescherhörner et après-demain au Gross- Grünhorn.

Comme il est tombé de la neige fraîche et qu' il en tombe encore, s' il fait beau, nous irons à skis.

Il examine d' un œil critique mon armature Tricouni qui ne peut s' adapter à une fixation Huitfeldt. Il me prêtera ses souliers d' hiver avec une paire de crampons. Les skis seront fournis par le magasin d' équipement où l'on peut louer tout ce qu' on veut, depuis les chaussons, sweaters, bonnets, gants et lunettes, jusqu' aux souliers de montagne, caleçons et culottes pour dames.

Il y a une semaine, j' ai rencontré à la Strahlegghütte un Vaudois qui, s' étant brusquement décidé à se frotter aux 4000, a emprunté, en échange de ses escarpins, une paire de souliers impressionnants qu' il a charriés à la Jungfrau et au Finsteraarhorn, et qu' il renvoie de Grindelwald au Joch, par la poste.

Il n' est donc pas de trop, pour encadrer ces touristes d' occasion, qu' il ne se trouve à cette station finale que des guides de première force. Le mien m' inspire, à l' instant, confiance absolue. C' est le vrai Oberlandais, trapu, large d' épaules. Son nom m' est connu par la première montée complète de la Mittellegi de l' Eiger, où, avec Brawand et Amatter, il conduisit en 1921 le Japonais Maki. II se révélera aussi excellent skieur que grimpeur. C' est un homme instruit, qui a voyagé.

Comme il est encore tôt, en attendant le souper, je fais un tour dansl' hôtel, monte les escaliers, redescends par l' ascenseur, car je veux me rendre compte de la magnifique œuvre qui a été exécutée ici.

Au rez-de-chaussée, le grand hall, en communication directe avec la voie souterraine par un large corridor à éclairage multicolore, est à tout instant envahi par le flot des touristes qui, tels des frelons, se précipitent vers le jour. Il y grouille tout un monde bigarré où les dames et les messieurs rosés et blancs coudoient les guides aux statures géantes ou ramassées, aux figures recuites ou couvertes de croûtes et qui fument leur pipe en attendant un engagement.

A gauche se trouve la « Walliserstube », toujours très animée, où l'on boit des crûs de choix et où l'on peut se faire servir, à toute heure, ou même con- sommer ses provisions. C' est le rendez-vous des guides et des ascensionnistes rentrant de tournée ou prenant leurs derniers arrangements pour le lendemain. Elle est joliment décorée et l'on y est à son aise en habit de montagne.

A droite, le « Clubstübli » réservé au Skiclub « Jungfraujoch » et au C.A.S., où l'on voit une relique de la Section Lauterbrunnen, le piolet monstre d' Ulrich Lauener, l' émule d' Aimer, le vainqueur de la Pointe Dufour en 1855.

Le hall s' ouvre sur une magnifique galerie surplombant le glacier.

Au premier étage, où l'on accède par de grands escaliers, s' étend la salle à manger monumentale, superbe et donnant par de vastes baies sur le Jungfraufirn, autrement dit: le glacier d' Aletsch. Elle est aussi submergée périodiquement par les voyageurs qui se consolent, avec des consommations... salées, de leur déconvenue, car l' ouragan fait rage et, tout ce que l'on voit aujourd'hui, ce sont les longues flammèches horizontales de la neige, fouettée par le vent furieux qui rase l' esplanade du col et siffle devant les fenêtres.

C' est dehors un vacarme de cyclone marin qui couvre presque le tintamarre de l' harmonica et des souliers ferrés en danse et le brouhaha de la foule qui se presse devant les étalages et s' agite comme en une kermesse. Repré-sentez-vous que la moyenne quotidienne des passagers est de 2000 et que les beaux jours elle dépasse 3000. La rumeur emplit les escaliers déserts de l' hôtel, qui montent aux chambres d' habitation occupant le 2B, le 3e et le 4e étage, tous peints de couleurs différentes.

Quand vous atteignez ce dernier, vous êtes au niveau de la galerie couverte qui conduit, à gauche, au Joch, mais il y circule un violent courant d' air et quand vous essayez de mettre le nez dehors par une embrasure taillée dans la paroi de neige, vous êtes cinglé par les aiguilles de glace. A droite, la galerie descend et conduit bientôt au restaurant, à l' ancien restaurant, toujours travaillant à plein rendement, et qui est aussi en communication avec les voies par le premier couloir, de sorte que vous pouvez faire une grande promenade circulaire, sans sortir de la montagne.

Ce qu' il faut visiter aussi, c' est la prodigieuse cuisine électrique, où un ingénieux système de boutons rappelle le tableau de distribution de l' usine de Chèvres et où le maître-queu se transforme en un électricien qui, d' un simple revers de main, envoie, modère et domine les ampères et les volts. Enfin, vous pouvez jeter un coup d' œil à l' observatoire où M. de Quervain et aussi M. Schär, de Genève, surveillèrent le dernier passage de Mars.

Quand vous avez assez de vous « royaumer » dans la cohue toujours renouvelée, anonyme et bruyante, vous rentrez chez vous, dans les chambres qui touchent au petit salon, le logement proprement dit.

Vous vous remettez entre les mains de la bonne Madame Girard, le génie tutélaire de ces lieux, qui sait tempérer son autorité souveraine du plus gracieux sourire. Elle est pleine de sollicitude et fait régner dans son domaine une atmosphère de douce intimité. Si vous désirez un bain chaud, vous n' avez qu' à demander. On n' imagine pas un contraste plus frappant entre ces deux mondes. C' est une trouvaille de la direction d' avoir su conserver, dans cette partie du Berghaus, les traditions de la vieille hôtellerie suisse et d' y avoir mis, non pas le secrétaire cosmopolite, polyglotte et impersonnel, mais la vraie hôtesse helvétique, énergique et bienveillante. Ce n' est que maintenant que je comprends le plein sens de ce mot « Berghaus ».

Un long Anglais, avec lequel, dans le hall familial, je m' essaie à échanger laborieusement quelques impressions à ce sujet, médit: « Ilovetobemothered. » En bon français: « J' aime qu' on me dorlote. » Pour ce grenadier de Wellington, c' est typique.

Cependant, la séparation, dont je viens de parler, n' est pas si tranchée qu' il semble, et même dans la salle à manger princière, où je descends maintenant, je découvre une aimable oasis de vie intime.

Dans une encoignure, à quelques mètres des tables artistiquement décorées, avec leurs fleurs et leur lampe à abat-jour rouge, un charmant petit groupe d' enfants est niché. Ils ont leurs tabliers bleus et leurs pantoufles de lisière; ils font leurs tâches. Sont-ce les enfants du cuisinier ou du directeur, je ne m' en soucie pas. Trois fillettes bien sages, un bout de langue au coin des lèvres, comptent leurs mailles, et la chaussette de grosse laine grise s' allonge. Une mignonne sœur aînée fait de la broderie. Deux garçons aux joues brunes, aux mollets rebondis, absorbés par un problème, alignent des chiffres sur l' ardoise, manient la petite éponge, effacent, corrigent. L' un d' eux appelle à son secours Lina, la sommelière en costume bernois, qui passe chargée d' un plateau à thé. Elle le pose sans façon sur la barrière de bois séparant ces deux mondes qui se frôlent; elle se penche, s' assied à côté du petit, refait la multiplication, rattrape au vol un retenu égaré: « Aber, Hansi, fais donc plus attention, tu en as pourtant déjà fait beaucoup comme cela; qu' est qui arrivera, quand tu seras caissier de la ,Jungfraubahn '? » La dame aux paupières noires, aux lèvres carmin, qui attend impatiente son thé, en face du monsieur aux guêtres cannelle attendra. En réponse à sa plainte, Lina étonnée et regardant la merveilleuse robe et les doigts chargés de bagues, dit sans malice: « Mais, madame, vous comprenez bien que je ne pouvais pas laisser Hansli avec son char arithmétique embourbé dans le pétrin; si vous sauriez' calculer, vous auriez fait la même chose que moi. » C' est simplement délicieux. Je m' accoude à la barrière, admire la chaussette bossue, je lorgne le problème de lait condensé et de pommes de terre du futur Jungfraubahndirektor, et je me dis que même dans ce torrent d' étrangers, on se sent encore dans une vieille démocratie.

Steuri réapparaît pour m' annoncer que tout est en règle: souliers, crampons, skis et bâtons. Sa tête hirsute, ses cheveux noirs plantés très bas, ses énormes épaules, ses yeux étincelants, clairs dans cette face brûlée, font un effet extraordinaire dans la salle ornée et parmi les dîneurs finement vêtus, mais il se sent chez lui et les autres ne comptent pas, ce sont de simples comparses. Il vient faire un brin de causette vers le nid des enfants, qui l' entourent et rient de toutes leurs fossettes. Lui aussi, de sa puissante main, il remet à la raison les boîtes Nestlé et les tubercules qui menaçaient d' entamer une nouvelle sarabande.

Après le plantureux et fin repas à 10 francs, beaucoup trop copieux pour cette altitude, je me retire dans ma délicieuse chambre bleue avec lavabo, eau chaude et froide, chauffeuse électrique, lampe de chevet et lit somptueux, mais le sommeil ne veut pas venir et ne viendra pas.

J' ai déjà fait cette expérience, il y a quelques années, au même endroit, dans des conditions moins confortables, sur les matelas de l' ancien restaurant.

L' adaptation ne se fait pas facilement, ce qu' ont remarqué aussi ceux qui, après l' assemblée d' Interlaken, ont gravi la Jungfrau, accompagnés de mon guide Steuri. Leur ascension a été aisée, mais leur nuit agitée.

Alors que, en marche, au-dessus de 4000, je n' ai jamais, à une allure raisonnable, ressenti la moindre gêne, ici, étendu entre les fins draps de mon lit moelleux, je sens battre mon cœur beaucoup trop violemment.

7 août — réveil tardif — dehors brouillard épais, mais tranquille.

Nous déjeunons pour voir venir.

Soudain, coup de théâtre: tout est balayé, ciel pur.

En face de nous: Glacier d' Aletsch merveilleusement éclairé.

A droite: La Jungfrau.

L' ascenseur nous conduit au 4e d' où nous suivons la rampe descendant au restaurant; puis frappant du talon la neige durcie, nous gagnons le glacier.

Bientôt, les skis aux pieds, en manches de chemise, nous nous élevons doucement vers 1' Ober ( 3618 m .) que nous atteignons en une heure, ayant mis les peaux de phoque.

Sur le col on les enlève, puis chacun file, surla neige parfaite, augré du caprice.

La vitesse est telle que nous renonçons au slalom et descendons en flèche l' Ewigschneefeld, et 10 minutes après, nous sommes au pied des grandes pentes qui montent vers l' arête nord-ouest du Gross-Fiescherhorn. Là, marche de flanc et lente foulée. Bientôt nous fichons les skis contre un sérac, nous nous encordons et commençons l' ascension en diagonale, dans la neige croûtée où l'on enfonce profondément, pour atteindre la belle arête qui en quelques ressauts gagne la pointe. Nous mangeons alors un morceau et laissons tout le bagage superflu.

D' ici le Gross-Fiescherhorn est d' une audace extrême, mince dentelle ajourée. J' ai quelque appréhension, mais en voyant la tranquillité avec laquelle le guide de tête foule la crête, je me rassure. La neige est excellente, il suffit d' un coup de soulier pour faire une marche. Plus loin, le piolet entre en activité. Quelques roches verglacées et nous voilà au sommet ( 4049 m. ). Nous saluons le délicieux coin vert qui nous sourit, et le clocher bien connu, et nous entonnons une strophe du « Grindelwald ».

Des nuages menaçants couvrent l' horizon ouest, mais les alentours sont clairs, et le regard plonge sur les glaciers de l' Ewigschneefeld et du Walliser-Fiescherfirn.

Une caravane monte à l' Ebnefluh et l'on voit à l' œil nu la cabane E. von Steiger, à la Lötschenlücke.

Les cinq sommets marquants sont: le Schreckhorn, le Finsteraarhorn, l' Aletschhorn, le Trugberg et le Mönch.

Nous tenons conseil. Les guides n' ont pas confiance, craignent la bourrasque pour 16 heures; il est 13heures. Mais je veux ajouter le Hinter-Fiescher-horn à ma collection. D' autre part, je redoute de redescendre l' arête nord- ouest par une tempête de neige. Si nous renonçons, il faudra consacrer un jour de plus pour ce 4020 m. qui, en ligne droite, n' est qu' à 3/4 de kilomètre d' ici.

Enfin, les guides, voyant que j' en ai grande envie, décident de tenter l' aventure, et au pas accéléré nous nous engageons sur l' arête qui nous conduit au Fieschersattel par deux cents mètres de descente captivante, puis nous contournons à gauche la crête dentelée et en une heure nous atteignons le Hinter-Fiescherhorn. Le soleil s' entoure d' un halo, qui nous fait fuir à peine arrivés, et 3/4 d' heure après nous voilà de nouveau sur le grand Fiescherhorn, non sans en avoir admiré la silhouette singulièrement audacieuse, telle qu' elle nous apparaît des flancs de son frère cadet.

A bout de souffle, je foule à nouveau ce que Gottfried appelle notre troisième 4000.

Ils sont contents de leur belle journée et deviennent communicatifs. Leur conversation est intéressante, remplie de souvenirs caractéristiques, en particulier sur l' arête de la Mittellegi et le piolet d' Alex. Burgener. Mais nous n' arrêtons pas une minute et la descente de l' arête nord-ouest se fait, contre mon attente, trèd rapidement, la neige étant restée dure. Il est vrai que ces hommes sont d' une magnifique solidité et que je pourrais me payer un faux-pas sans conséquence grave.

Une heure après, nous sommes aux sacs et nous nous accordons un temps de répit.

Fritz Steuri en profite pour me donner quelques conseils bien sentis; il critique ma manière de descendre les pentes inclinées. Je suis beaucoup trop raide et m' appuie trop sur les talons; il faut se pencher en avant, jambes fléchies, avec le piolet planté aussi très en avant, et en posant tout le pied.

Je reconnais l' excellence du précepte, mais mes articulations durcies n' obéissent qu' à contre-cœur. « Mauvaise habitude, simplement », dit-il.

In-petto, je m' amuse à étudier la différence entre mes guides de Randa et ceux-ci. Les Valaisans se contentent de réparer les gaffes du touriste et de le surveiller. L' Oberlandais ajoute la théorie à l' exemple, en exige l' exécution, donne les raisons de ses habitudes et, ma foi! est un excellent maître. J' attribue cela à la différence de religion. Les Bernois, protestants, sont naturellement didactiques et discuteurs; ils ont charge d' âme, veulent convaincre, former et améliorer, ils sont de rudes pédagogues et ne ménagent pas les mauvais compliments, en un mot, ressemblent singulièrement à des Genevois. Mais on s' en trouve bien, et je ne demande pas mieux que de me mettre, hélas! bien tard! à l' école de pareils hommes. Fritz a déjà dirigé des cours de guides, et on s' en aperçoit. Il a des théories sur tout et il les défend avec habileté et autorité. Mon ami Tricouni rirait fort de ses idées sur les clous. Hier, dans le hall, il a regardé, sarcastique, mon armature de talon pour laquelle évidemment je ne suis pas une réclame, car: « tant vaut le sabot, tant vaut le fer », et je suis un cheval de retour.

Nous dévalons les pentes de neige ramollies et reprenons nos skis. Le halo est toujours là, le ciel se couvre entièrement, mais maintenant vienne l' orage, nous sommes saufs.

La remontée au Mönchjoch se fait lentement, mais sans fatigue, en une heure; les skis glissent, enfoncent à peine de cinq centimètres dans la neige lourde, mais nous plaignons une caravane qui gagne péniblement la Bergli — les pauvres titubent, plongent jusqu' au genou et retirent leurs jambes à chaque pas, comme d' un océan de mortier. Sur ces entrefaites le soleil réapparaît. Nous prenons d' abord pour but un énorme bloc de glace, grand comme un mazot, tombé du Mönch. Nous nous affalons, brûlés de lumière, et à l' ombre dégustons notre dernière poire.

Du Mönchjoch nous joignons en 10 minutes le niveau du Berghaus, laissons les skis plantés dans la neige pour demain et rentrons par la corniche qui coupe horizontalement les flancs du Sphinx.

C' est une simple piste, glissante et assez scabreuse, où un seul faux-pas vous enverrait faire une vilaine promenade sur le glacier.

Nous assistons, un instant, de notre vire, aux évolutions de l' auto qui a étendu le cercle de ses pérégrinations, point de mire de tous les regards. C' est un coin idéal pour faire de la réclame.

Nous abordons, en enjambant la balustrade, sur la galerie du restaurant, salués par un cri de collégien: « Bonjour! M. Meylan! D' où venez-vous? » Nous nous frayons un chemin des coudes dans le flot serré des voyageurs, faisons le tour par les deux souterrains et rentrons à l' hôtel par le hall.

Impossible d' imaginer un contraste plus saisissant entre la réverbération cinglante, la solitude du dehors et l' obscurité, la fraîcheur, le brouhaha de l' intérieur.

Le liftman galonné nous pousse dans l' ascenseur qui nous mène en un clin d' œil à mon étage, car à ceux qui rentrent d' ascension, les privilégiés, on évite même la montée de la rampe — et il est inutile de discuter.

Je passe la soirée avec Monsieur Blanchet que j' ai déjà rencontré autour de Zermatt. Nous rafraîchissons d' abord nos souvenirs de la Nord-End, puis il me donne la primeur de ses belles courses dans la chaîne de l' Aiguille Verte. Monsieur Blanchet est aussi atteint de la fringale des 4000, mais il n' aura de cesse qu' il n' ait conquis tous ceux d' Europe.

Je lui découvre surtout certaines arrière-pensées sur le versant italien du Mont Blanc, qui me font frémir: les lauriers des frères Gugliermina, pic Amedeo, arête du Brouillard!

Ensuite il me fait part, avec un humour délicieux, de ses déboires des dernières semaines dans 1' Oberland, où il avale les 4000 à la cuiller!

C' est vrai que le temps a été affreux tout le mois de juillet, si bien qu' il a inauguré un mode original d' arriver sur les sommets.

Il a fait, au bazar de Grindelwald, l' emplette d' un monumental « riflard », qui fait pendant à son piolet Willisch de Täsch.

Si je ne me trompe, c' est dans cet appareil qu' il a atteint avant-hier le Grand Lauteraarhorn et qu' en tout cas il est revenu à la Strahlegg et à Grindel -wald, narquois et guilleret.

Avouez qu' il faut être le splendide alpiniste qu' est M. Blanchet, pour se permettre cette rentrée triomphale en Robinson portant son parachute, flanqué de ses deux Vendredis qui, eux, les pauvres, sont ruisselants comme des toutous, devant la haie interloquée des portiers d' hôtel, des Oxfordiens en souliers blancs et des miss rosés à sweater canari. Tandis que nous avons pour but le Gross-Grünhorn, il montera demain aux Fiescherhörner, où il établira, comme ailleurs, des records de vitesse.

Le ciel s' est rasséréné et promet un beau jour.

En effet, le 8, nous partons à 4 heures, au clair de lune, ce qui rend la vire impressionnante. L' énorme bassin d' Aletsch semble une mer qui vient déferler sous la falaise du Sphinx.

Nous retrouvons nos skis au contour et remontons doucement la large conque entre les pentes du Mönch en pleine lumière et les sombres parois du Trugberg.

On a l' illusion d' un voyage à la Amundsen, sur les glaciers géants du continent antarctique.

Nous sommes immergés dans ces blancheurs polaires qui nous enveloppent comme du frisson d' un suaire.

Pas un souffle.

Calme et silence, si absolus que nous nous sentons envahis d' un émoi involontaire et glissons, muets et espacés.

Les paillettes de la neige durcie chuchotent entre elles un langage lilas, rose et vert, changeant au rythme de la marche, mais qui cesse dès qu' on s' arrête et qu' on tend l' oreille. C' est inquiétant!

Nos ombres démesurées, inlassables, nous suivent mystérieusement. Qu' est qu' elles nous veulent?

Plus haut, une avalanche fraîche, tombée du Moine, barre la trace, d' un tas de blocs mal équarris, qui nous font sursauter et rompent l' enchantement. Au Mönchjoch le jour apparaît.

A 5 heures, par un froid sibérien qui vous coupe le visage, nous plongeons dans les ouates imprécises de 1' Ewigschneefeld, encore nimbées de bleu, et filons d' une seule flèche de quinze minutes jusqu' au pied du Grünhorn. 5y2 kilomètres d' un trait, ne vous en déplaise!

Bientôt, comme hier, nous faisons un dépôt, quittons nos précieuses planches, et grimpons les raides pentes de neige qui nous amèneront à la base de la pointe.

Les guides m' avaient proposé de traverser la montagne du nord-ouest au sud-ouest, ardue escalade de rochers, mais je décline et serai bien content de réussir par le chemin classique.

Au bout de deux heures nous sommes devant une énorme rimaie large comme la Corratene. A l' une des extrémités elle se rétrécit et une mince arête de glace rejoint obliquement l' autre bord.

J' admire l' extraordinaire audace avec laquelle Gottfried abat le rasoir et y place ses pieds à l' équerre. Je suis de confiance, étonné que cela aille si bien. Seul, j' aurais pris le quadruple du temps et avec quelles hésitations!

Nous atteignons ainsi en même temps que le soleil la « Lücke » entre le Gross-Grünhorn au nord-est et le Grüneckhorn au sud-ouest.

De là nous suivons pendant une heure une crête rocheuse, un peu crous tilleuse à mon goût, et à 9% heures nous foulons le sommet 4047 mètres.

Steuri, craignant probablement que je ne m' enorgueillisse de mon succès, a soin de rabattre mon enthousiasme en me disant:

« Heureusement que nous n' avons pas essayé la traversée! » Ne dit-on pas que les triomphateurs étaient suivis d' un esclave chargé de leur répéter:

« Mémento te mortalem! » ( Souviens-toi que tu es un mortel !) La journée est belle, l' air lumineux.

Le Finsteraarhorn apparaît maintenant de face, nous sommes sur un perchoir beaucoup plus mince qu' hier, la plongée sur les deux glaciers est aussi bien plus forte.

Nous restons là, à nous baigner dans la lumière dorée, à planer sur les blancheurs étincelantes qui nous envoient leur réverbération.

La fumée légère des cigarettes monte droite vers le ciel.

Nous suivons des yeux les caravanes qui traversent les fonds glaciaires, échangeons des jodels avec Blanchet qui, au pas accéléré, dévale déjà du Fiescherhorn sur la Concordia.

C' est un émerveillement.

Je me reporte en pensée à cette tournée de 1918, faite avec de chers amis et qui nous mena de l' Aletschhorn au Finsteraarhorn et au Grimsel et où, passant la Grünhornlücke par un beau jour comme celui-ci, nous envoyions des regards d' envie vers ce prodigieux Grünhorn aux hardies parois vertes et rouges que je ne supposais pas escalader jamais.

C' était le début de cette fièvre des 4000 qui m' a pris pendant sept ans, et dont je guéris maintenant peu à peu, hélas! pour des raisons trop évidentes.

Quand je considère cette époque si remplie et si agitée, il me semble me réveiller comme d' un cauchemar.

Est-ce que, après le demi-assoupissement des 45 ans, il valait la peine de reprendre le combat pour se donner l' illusion qu' on est encore celui d' antan?

Et pourtant ne me suis-je pas délivré ainsi de bien des hantises qui m' em de jouir sans arrière-pensée du moment présent?

Il y a eu la hantise du Lyskamm, celle du Weisshorn, celle du Roseg, celle de la Dent Blanche, et la dernière, cette semaine-ci, celle du Schreckhorn.

Si c' est pour goûter pleinement comme aujourd'hui cette halte sereine, cette heure sans prix de recueillement et de contemplation sur l' audacieux donjon du Grünhorn, ce n' a pas été en vain que j' ai peiné tous ces étés.

Ce jour restera comme une colonne lumineuse à l' entrée de l' automne de la vie qui s' approche à pas pressés.

Je me laisse bercer par des rythmes de souvenirs, de longs espoirs, de noires déceptions, de rêves réalisés.

Je revois dériver en légères vapeurs les chers disparus, les amitiés envolées.

Je ressuscite les belles hallucinations solitaires du Tödi, du Cervin, du Mont Blanc, les luttes farouches livrées seul à seul aux puissances méchantes de la montagne, pendant lesquelles j' ai si souvent recherché et goûté cet étrange dédoublement de la personnalité, ce passionnant réveil des énergies insoup- 24 çonnées de l' ancêtre, ensevelies au plus profond de notre être, de l' homme primitif, de celui que Maeterlinck nous décrit comme le parent pauvre, occupé d' ordinaire à d' infimes besognes dans les arrière-cuisines de l' organisme, celui que le moi raisonnant et orgueilleux a traîné, renâclant, à travers mille pièges, sur la cime d' où l'on ne revient pas.

Mais, à la descente, c' est lui qui, tenaillé par la seule chose qu' il comprenne, l' instinct de la conservation, surgit des bas-fonds des viscères, du cloaque des entrailles, et poilu, hirsute, hagard, arrache la direction des mains défaillantes de la raison pantelante, réduite au rôle de spectateur impuissant, et fouaillé par la bourrasque de neige, passe où il n' y a pas de passage et, dans une fuite éperdue, transforme cette course à la mort en une course à la vie, d' où l'on rentre dans la société des hommes, encore tout frémissant, alors que la moindre androsace, le moindre chaume agité par la brise, vous apparaissent divinement beaux.

Je revis aussi la défaite, ma phénoménale dégringolade au Düssistock en 1901, le tourbillonnement sur les pentes glacées, l' aiguillage sur la paroi de Hüfi, l' invraisemblable arrêt en plein couloir abrupt, la nuit devant les yeux, la longue journée à ramper jusqu' à l' abri protecteur. Et puis voici enfin les belles victoires gagnées en commun, et la douce fraternité des heures vécues sur tant de sommets aériens avec des amis aux âmes accordées.

Autour de nous quelques diaphanes buées flânent paresseuses, nous invitant à oublier les minutes, à flotter sur les ailes du temps. Aujourd'hui quelle langueur exquise! Pourquoi remuer 1 pourquoi descendre?

Cependant le soleil s' approche lentement du zénith, la neige s' amollira, les guides pressent.

Nous partons, et par la face ouest qui se trouve être en excellentes conditions, pente de neige profonde avec bonne croûte, nous rejoignons obliquement le col, repassons la lame de couteau de la rimaie et atteignons nos skis en l½ heure du sommet.

Et maintenant vient la remontée du glacier pendant deux heures, sous le soleil aveuglant, dans la fournaise du plein midi. On n' a presque rien mangé. Rien à boire. C' est la vraie galère. Chacun traîne son boulet dans un sillon différent. Ce traître de Fritz « trace » comme un damné.

Et pourtant que serait-ce à pied! On n' ose y songer.

Enfin voilà l' iceberg, mais pas une ombre, la lumière tombe trop dru.

Rien à faire qu' à continuer sur le col pour la descente finale au Joch.

Cette fois j' en ai mon compte et renonce à la traversée de l' Eiger que nous projetions pour demain.

Les yeux brûlent, la peau du visage se craquelé, les lèvres éclatent. D' ailleurs les finances sont à bout.

C' est une délivrance de s' enfoncer dans le souterrain, d' échapper enfin à cette fulgurante clarté, de reprendre la vie de taupe, pour retrouver plus bas: des campanules, des vaches — et le clocher de Grindelwald.

W. Meylan.

Feedback