Guide de Montagne
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Guide de Montagne

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Enfin! le voilà guide, le bouèbe déguenillé de jadis, qui trottait dans les pierriers à la poursuite de ses chèvres indociles. Ce n' est plus un mince personnage, désormais, puisque le gouvernement de son canton s' est occupé de lui; de la propre main du préfet il a reçu le diplôme qui lui confère le droit, absolu et illimité, de conduire des voyageurs à l' escalade de toutes les sommités qui se dressent à la surface du globe. Et les fumées d' un excusable orgueil emplissent son cerveau; en plein cours déjà, cédant aux suggestions mielleuses d' un commerçant avisé, il a commandé des cartes de visite portant, en caractères gras, son nom accolé à son nouveau titre: guide breveté. Pour dissiper tout malentendu et ne laisser aucun doute sur sa situation sociale actuelle, il a spécifié qu' il est: Berg- und Gletscherführer, guide en montagne et sur les glaciers, n' est pas, plus il y a de mots imprimés, plus ça paraît sérieux et fera bon effet sur les clients à venir. Ces cartes, il les a tenues cachées, craignant un accroc de la dernière heure, il les exhibe maintenant avec osten-tation, les distribuant à ses camarades, aux connaissances de hasard; pour un peu, dans la griserie du moment, il les jetterait aux quatre vents des cieux, afin que nul n' ignore l' honneur qui lui est échu. Il cherche à paraître impassible, mais ses yeux démentent l' indifférence voulue de son visage; une recrue est moins fière, assurément, au jour où, pour la première fois, elle revêt l' uni, que ne l' est le nouveau guide, alors que, d' une main maladroite, il accroche à son habit l' insigne métallique qui va le signaler à l' attention publique.

Cet insigne, c' est le symbole de la profession. Le ciel en soit loué, il n' est, pour le guide, point d' uniforme à passementeries ni de casquette à galons, chacun s' habille à sa fantaisie; les nouveaux venus dans la carrière volontiers font un brin de toilette; ils s' appliquent à ressembler à leurs voyageurs. Chose singulière, leurs voyageurs, par une coquetterie inverse, s' appliquent du mieux qu' ils peuvent à afficher une tenue un peu débraillée; ils sourient d' aise lorsque, portant la corde roulée sur le sac, on les prend pour des guides. Quant aux vétérans d' entre les guides, ils ont, depuis longtemps, renoncé à toute prétention d' élégance; ils s' en vont à l' assaut des hautes crêtes vêtus de leurs vieux habits rapiécés, à la mi-laine tenace, limée par le contact de la roche rugueuse, et qui cadrent à merveille avec le bronze de leur visage aux rides profondes. L' insigne atténue ces différences, tout extérieures, entre les cadets et leurs aînés; il les rapproche à la manière d' un talisman, ouvrant toutes grandes les portes de la confrérie, un coup d' œil sur le revers d' habit suffit à faire reconnaître dans l' inconnu un collègue, allié naturel, avec qui il y aura profit à converser.

Les membres de la confrérie se donnent volontiers rendez-vous dans les salles de guides; non point chambres somptueuses, telles qu' en possédaient les corporations du moyen âge, mais salles à boire rustiques qu' en toute station alpestre les hôtels mettent à la disposition des guides de la vallée et du dehors. Descendu des hauteurs, le touriste à la bourse bien garnie entre à l' hôtel par la porte d' honneur, cérémonieusement reçu par le personnel de la maison; son guide entre sans fracas par la porte de service et va prendre place à une table plus simple, mais non moins bien servie que celle des hôtes de distinction. Car, en maintes localités alpestres, les maîtres de l' hôtellerie redoublent d' égards envers les guides de passage, susceptibles de leur faire une fructueuse réclame; le guide, en ces palais de Cocagne, peut s' octroyer, pour une somme minime, des repas pantagruéliques, dont il ne sort pas toujours indemne, si son habituelle prudence lui a fait défaut. Dans ces salles de guides, chacun entre tout de go, comme chez soi; entre membres de la grande confrérie du piolet, il n' est d' autre cérémonial que celui de la cordialité fruste mais non dépourvue de courtoisie. Fraîchement débarqué, ignorant des conditions locales de la montagne, vous avez bien des chances, à la salle des guides, de rencontrer des collègues rentrés tout récemment de quelque expédition alpine et capables de vous donner, en peu de mots, les renseignements qu' il vous importe de posséder. Dans ces entretiens, le nouveau venu tâte en quelque sorte le pouls de la montagne et établit son diagnostic; il s' instruit de l' état de la roche ou de la glace, des passages déjà parcourus, et il élabore en conséquence ses plans d' ascension; il se met en même temps au courant de la chronique locale, tissée de menus faits, en apparence insignifiants, mais dont il tirera bon profit auprès de son voyageur, surpris du grand savoir de son guide et prêt à le tenir pour sorcier.

Au temps passé, la vertu de l' insigne opérait ailleurs encore que dans les hôtels; au chalet où le guide étranger s' arrêtait pour se reposer ou passer la nuit, il était reçu en ami; voulait-il, au départ, régler sa dépense, on lui répondait que les guides ne payaient point, c' était bon pour les étrangers. Pour avoir connu cet âge d' or, j' en ai gardé, malgré les années écoulées, une vive gratitude; il me souvient être descendu tout le long du val d' Anniviers, de Mountet à Sierre, sans avoir pu débourser un denier, sous peine de désobliger mes hôtes successifs; et j' ai pensé depuis que feu Ashavérus, le Juif errant, devait porter sur lui quelque insigne analogue, grâce auquel il pouvait parcourir le monde sans bourse délier.

L' insigne frappe les regards, mais il est anonyme; il ne révèle que la profession, laissant dans l' ombre les vertus ou les tares de celui qui le porte; c' est au livret qu' incombe la charge de rendre manifeste la valeur réelle du guide. Ce livre, tout caparaçonné d' un cuir épais mais armorié, aux pages blanches soigneusement numérotées, dû à la munificence des autorités, c' est le livre de bord; seulement, chose bizarre, ce sont les passagers et non le capitaine qui y consignent leurs observations. Et de ce fait, l' humble volume devient en quelque sorte le reflet apparent de la carrière du guide, le mémorial des expéditions alpestres grandes ou modestes dont chacune remplit une des pages, il est l' écho des victoires et des retraites, accompagné du jugement porté par les touristes sur l' homme qu' ils honorèrent de leur confiance. A tourner ces feuillets vous lisez, à livre ouvert, dans la vie d' un homme, car le guide porte sur lui sa propre louange ou l' opprobre qui le disqualifie.

Lorsqu' en 1856, on institua ces livrets, les guides de l' époque en con-çurent de l' amertume, leur amour-propre se rebellait à l' idée d' un contrôle; ils avaient jusqu' alors couru trop librement les monts pour supporter un asservissement, si léger fut-il. « Pour moi, » répétait le vieux Andenmatten, « je suis trop vieux pour m' embarrasser d' un de ces livres; qui ne me connaît pas et n' a pas confiance en moi, qu' il en prenne un autre. » Mais avec les années, les guides se sont familiarisés avec l' institution nouvelle; ceux dont la conscience était nette de tout reproche ont vite compris qu' ils n' avaient rien à perdre à se soumettre à un contrôle destiné, avant tout, à éliminer de la corporation des éléments inférieurs. Seuls, les guides qui ont brillé au tout premier rang, gagnant leurs chevrons de première classe en des entreprises hardies, ont mis, parfois, délibérément leur livret de côté; quand on a conquis de haute lutte de fiers sommets des Andes ou de l' Himalaya, il semble puéril d' accoler, à la suite d' une page glorieuse, la mention d' une course banale avec des touristes insignifiants.

Pour l' heure, c' est un livre vierge de toute inscription, celui que le jeune guide porte en sa poche, douillettement emmailloté; seul, son propre nom s' étale en tête du volume. Quand donc ces pages se rempliront-elles? ses désirs courent au-devant des touristes inconnus, ses rêves font apparaître à sa pensée le mirage d' ascensions aussi remarquables que grassement rémunérées; mais il a trop de bon sens pour tenir comme réels, rêves ou désirs. Il est guide, et son titre résonne harmonieusement à son oreille, mais c' est un titre qui recouvre le néant; en fait, il n' est qu' un inconnu auquel nul ne pensera jamais s' il se borne à attendre qu' on le cherche; à moins d' actives démarches, il n' a d' autre fortune à espérer que d' être embauché au hasard, sur la recommandation d' un portier à qui il a promis une part de la recette. Pour arriver à gagner son pain, il faut à tout prix se tailler une réputation.

Ils sont légion, dans les principaux centres alpins, les guides réduits à se mettre à l' affût du touriste, qui guettent avec impatience l' arrivée des convois montés de la plaine. En chaque passant, ils flairent le client possible, et s' éver à éveiller, en l' âme des simples flâneurs, l' ardeur sacrée des grandes escalades; vain et humiliant effort que doivent faire ces hommes honnêtes et capables, mais qui ne sont pas sortis du rang. Le cœur se serre à voir ces montagnards robustes, au visage hâlé, échelonnés, oisifs, le long de la rue du village, illustration vivante de la parabole évangélique des ouvriers sur la place, que personne ne louait. On sent là une réserve magnifique de forces inemployées qui s' exaspèrent en une interminable et douloureuse attente. Aux journées radieuses, l' inaction est plus accablante encore; il ferait si bon être là-haut! tailler des marches sur la pente glacée qui luit au grand soleil, empoigner à pleins bras la roche chaude, tirer, pousser, haleter; campé sur l' arête, tenir sa cordée d' une main puissante et jeter du sommet un jodel éclatant, répercuté par les cimes d' alentour! Oui, il ferait bon grimper et redescendre, le soir venu, avec le légitime orgueil de l' homme qui a rempli sa tâche. Et pendant que les compagnons privilégiés vivent ce rêve, les guides délaissés demeurent attachés à ce sol qui les brûle, écoutant d' une oreille distraite les propos de quelque bavard ou les sons mièvres d' un orchestre tzigane. Inexorablement les jours propices s' égrènent; l' été fuit, déjà les hôtes alpestres soupirent après le bien-être des cités et songent au départ: les guides inemployés attendent toujours, inutiles, le cœur rongé d' une sourde angoisse: de quoi vivra-t-on, cet hiver, au chalet?

Condition misérable, indigne d' un homme de cœur qui refuse de subir le sort réservé aux faibles et prétend contraindre sa chance. Pour compter parmi les guides courus, il suffit d' un de ces coups d' éclat audacieux qui frappent l' imagination et s' imposent aux indécis; les soldats de l' Empire portaient tous, en leur giberne, le bâton de maréchal, mais, pour l' en faire sortir, il fallait des Austerlitz et des Iéna. Un exploit! n' est que cela; le montagnard ambitieux est prêt à escalader, les uns après les autres, les gendarmes des hautes arêtes, tours croulantes que l' œil averti tient pour inaccessibles, sinon aux choquards ailés. Mais que lui servirait-il de forcer, seul ou en compagnie de quelques gars solides de son village, les recès inviolés de la montagne; nul ne se soucierait de sa prouesse; ce n' est pas en grimpeur, mais en guide, qu' il doit vaincre, et les cénacles alpins ne consacreront sa jeune gloire que s' il a conduit au triomphe d' authentiques touristes.

Qui donc parlait d' Imseng avant qu' il eût décidé Pendlebury à tenter l' ascension du Mont Rose par le versant de Macugnaga, tenu jusqu' alors pour impraticable? Depuis 10 ans, le montagnard hardi végétait, rongeant son frein, prétérité, jusque dans sa propre vallée, par des guides venus du dehors; au lendemain de sa victoire, sa renommée jaillit en coup de foudre, auréolant jusqu' à son terme sa trop brève carrière. Ulrich Aimer, pour gagner la notoriété, fraya à sa caravane un passage le long de la fameuse arête des quatre Anes; Alexandre Burgener s' illustra au col du Lion qu' il descendit par son effrayante rampe septentrionale. Tous les guides notoires, ceux dont le nom défie l' oubli, ont attaché leur nom à quelque haute citadelle des Alpes où ils firent brèche pour la plus grande gloire de leurs voyageurs.

Le problème donc est double: imaginer une ascension encore inédite, et s' assurer des voyageurs assez entreprenants pour la risquer; et, certes, je ne sais laquelle de ces deux conditions est la moins ardue à remplir. Depuis tantôt un siècle que des hommes s' évertuent à gravir les Alpes, pic après pic, vous pensez bien que toutes les voies où un être humain, normalement doué, peut s' aventurer ont été parcourues, tantôt en vertu d' une intention déterminée, tantôt par pur accident. De la fabuleuse moisson de jadis, que reste-t-il à glaner? serait-il croyable que des épis aient échappé au regard perçant de générations successives de guides ou de touristes qu' animait un fougueux désir de se distinguer? Mais notre génération de tard-venus ne manque point de sagesse; d' une part, elle maintient les vastes ambitions des précurseurs de l' alpinisme, les poussant jusqu' aux cimes faîtières du globe, d' autre part, elle se contente, dans cette antique arène des Alpes, d' enjeux modestes, de demi-victoires. Il suffit aujourd'hui, pour asseoir une honnête réputation de guide, de se frayer passage le long de quelque paroi si raide qu' elle découragea les plus entreprenants; exploit insignifiant à côté des victoires éclatantes que remportaient les guides d' autrefois, conquérant de haute lutte des Cervin ou des Weisshorn, exploit néanmoins, et dont la réalisation exige une connaissance approfondie de la montagne.

Si génial que puisse être un guide avide de renommée, il est de son temps et de sa vallée, c' est dire qu' il ne saurait prétendre inventer de toutes pièces ce qu' en terme d' alpiniste on appelle une première. Le projet qu' il mûrit, d' autres en ont eu l' idée avant lui; peut-être même des anciens se sont-ils risqués à tenter l' entreprise et, revenus bredouilles, ont confirmé, par leur échec même, l' impossibilité de réussir. Mais un vrai montagnard ne s' en tient pas aux expériences d' autrui, il ne se fie qu' à ses propres observations; un échec tient souvent plus à l' homme qu' à la montagne elle-même; qui sait si, avec une ténacité plus résolue, les devanciers n' eussent pas obtenu la victoire. Et puis, la montagne est changeante; quelques heures de soleil fondent le verglas le plus dur et ouvrent un passage au travers de l' inaccessible de la veille; seulement, pour avoir quelque chance de réussite, il convient de dresser un plan minutieux; le temps des attaques brusquées est passé en alpinisme comme en stratégie. A l' arrière donc, tandis qu' il traque le chamois, le montagnard pousse des reconnaissances; au jeune été, il scrute de sa lorgnette les diverses portions de l' obstacle qu' il rêve de franchir; à ce moment de l' année, les dernières neiges de l' hiver restées sur les pentes indiquent clairement les points où la déclivité est moins forte; le raisonnement corrige ainsi l' erreur des yeux, comme Whymper en fit l' expérience lors de son ascension au Cervin par le versant suisse. Tronçon après tronçon, le guide repère son chemin; des yeux comme de la pensée, il passe et repasse le long de la montagne; toute la course déjà est faite en son esprit; il reste bien quelques points obscurs encore, mais l' homme se fie à son étoile et à son adresse pour parer à l' imprévu. Du risque il y en aura, c' est sûr, mais s' il n' y en avait pas, il y a beau longtemps que le passage serait effectué; l' esprit d' aventure qui jetait ses aïeux hors de leurs étroites vallées flambe en lui, il sent toute sa jeune force bouillonner; vienne la saison prochaine, il est prêt.

Il ne reste plus maintenant qu' à décider des touristes à risquer l' entre avec lui, tâche malaisée, en vérité. Derrière un guide réputé, les voyageurs se lèvent en foule; qui donc hésiterait à suivre un homme dont on connaît l' audace et l' habileté; les grands généraux toujours trouvèrent des soldats pour les suivre; mais quelle créance attacherait-on aux promesses d' un débutant! L' homme qui, le premier, fraya la voie des Bosses au Mont Blanc, Marie Couttet, eut beau supplier les touristes passant en caravanes, de le suivre sur son chemin à lui, personne, de son vivant, ne crut à sa parole; tête fêlée, disait-on. Après sa mort, seulement, on se risqua sur l' arête que, maintes fois, il avait foulée seul et il se trouva que c' était précisément la voie d' ascension la plus commode et la plus sûre. Les précurseurs dans tous les domaines ont pâti des méfiances et des préjugés.

Des alpinistes, enfin, ont répondu aux invites ingénues de ce grand gars aux yeux brillants, qui leur proposait une grimperie inédite; bravement, ils ont lié partie avec lui. Ils se sont, bien naturellement, enveloppé de mystère; la moindre indiscrétion ferait lever des concurrents fâcheux; d' ailleurs, en cas d' échec, il est bon de se mettre à l' abri des brocards que la malice des timides jette à profusion sur les audacieux, déçus dans leurs ambitions. La caravane est partie ostensiblement à l' escalade d' une cime quelconque, sortie banale, à laquelle nul ne prête attention; mais, une fois à l' abri des regards indiscrets, elle gagne, par d' adroites contremarches, la base de la forteresse. Cette fois, le guide est à pied d' œuvre; il va jouer sa partie, et l' enjeu sera le succès de toute sa carrière.

La fortune, dit-on, favorise les audacieux; c' est possible, mais elle leur fait payer ses faveurs sans vergogne. La montagne n' adoucit point sa pente, ni ne hérisse de saillies solides ses dalles nues, parce qu' un brave garçon tente sa chance; jusqu' à partie gagnée, elle tiendra les grimpeurs en haleine, leur faisant éprouver à satiété l' angoissante pensée: passerons-nous? Elle n' a fait grâce, aux humains chétifs accrochés à ses flancs, d' aucune difficulté; elle les a allures par les vires aboutissant à de purs précipices; elle leur a offert, pour toute voie d' ascension, de misérables fissures et des cheminées délabrées, tapissées de verglas. Dans cette lutte sans répit, les heures ont passé comme des minutes, dans la tension extrême de la volonté; mais le guide a montré ce qu' il valait. Lorsqu' est venu le moment de rompre les ponts, un fanfaron eût hésité, parlementé, le montagnard énergique simplement a déclaré: coûte que coûte, maintenant, il nous faut gagner le sommet; puis, pour rassurer ses voyageurs, il a ajouté avec un sourire confiant: ce sera dur, mais nous passerons bien.

Ils ont passé, en effet; parce qu' ils étaient tenaces dans leur résolution, ils se sont frayé un passage jusqu' au but convoité. Leur rêve réalisé, las de l' effort donné, les hommes, silencieusement, se sont donné la main. Javelle et ses compagnons, jadis, lançaient du Tour Noir, enfin conquis, leurs cris de triomphe; n' avons pas perdu de cette exubérance? nos victoires d' aujourd se ressentiraient-elles de leur médiocrité, nous retenant de dire avec Whymper au Cervin: « II faut qu' on nous entende! » ou bien sommes-nous plus réservés dans l' expression de nos sentiments? il se peut, car je ne sache pas que nous soyons moins sensibles à cette émotion religieuse de l' homme qui vient de fouler une terre vierge et de lever un des voiles dont s' enveloppe la nature. Qu' importe l' opiniâtreté d' une lutte où les hommes ont dû se vaincre autant que la montagne; à l' heure de la moisson, le laboureur songe-t-il encore à l' effort des semailles! Le cerveau embué de lassitude, enregistre encore la joie virile de la possession; ce coin de terre est à ceux qui l' ont conquis, bien à eux, d' autres pourront suivre leurs traces, ils ne goûteront point la volupté sans pareille d' avoir ouvert la voie.

Le but atteint, le retour importe peu; même dans l' obscurité, la flamme du triomphe tient l' esprit en éveil, tandis que le corps, pauvre bête trébuchante, cherche douloureusement sa route. A son poste d' arrière, le guide sent bouillonner en lui l' âpre satisfaction de la réussite; il se voit déjà sur la placette du village, jetant négligemment aux curieux la phrase qu' il tient prête depuis si longtemps: « On a fait hier la Dent par la grande paroi! » et son oreille, tendue au silence de la nuit, croit percevoir le murmure d' étonnement incrédule qui accueillera cette nouvelle. Car le succès, toujours, rencontra sur sa route plus de doute que de crédulité, et l' histoire alpine fourmille en manifestations peu édifiantes de cet esprit pervers de négation. Lorsque Whymper et ses guides annoncèrent aux Chamoniards qu' ils venaient d' escalader l' Aiguille Verte, on leur rit au nez, tout simplement, traitant leur récit de billevesée. La première ascension du Petit Dru fut niée froidement; aux assertions passionnées de Jean Charlet, on répondit sans ambages: ce n' est pas vrai; le montagnard prit le meilleur parti, il gravit à nouveau la montagne, mais cette fois s' arrangea à ce que nul ne pût s' aviser de mettre en doute son exploit. La grande crainte du guide Gaspard, tandis qu' il frayait péniblement sa route vers le sommet de la Meije, encore invaincue, était de trouver sur la cime le roc nu, ce qui l' eût privé du plaisir de donner, par un cairn, la preuve irréfutable de sa victoire. Naïveté de montagnard! battue sur un point, la négation jalouse rentre en lice par une voie détournée: le sommet a été atteint, la voie suivie, cela se voit assez, mais vous n' êtes nullement les premiers, à d' autres appartient la gloire qu' à tort vous revendiquez; dans l' histoire des ascensions, on découvre régulièrement que l' honneur de la première escalade revient à un grimpeur des temps fabuleux, dont le nom s' est perdu.

Le seul côté comique de l' affaire, c' est qu' en réalité tout le monde est persuadé; qu' une seconde caravane suive vos traces et s' efforce de garder pour elle tout le mérite d' une première ascension, tout aussitôt la critique virera de bord et, pour mieux atteindre les derniers venus, vous restituera la renommée dont elle vous privait jusqu' alors. Pour l' honneur de l' humanité, disons qu' il est, à cet esprit du doute à outrance, de fort réjouissantes exceptions. A leur retour du Schienhorn, en 1869, Häberlin et ses guides furent accueillis avec enthousiasme par la population de Gletscherstaffel; même, emportés par leur zèle, les braves gens célébrèrent séance tenante, bien qu' on fût au milieu de la nuit et en plein orage, un service religieux de reconnaissance, autant pour saluer la victoire remportée que pour fêter l' heureux retour des grimpeurs.

Au surplus, le guide ne se soucie guère de l' appréciation d' autrui; il a atteint son but, et n' en demande pas davantage; déjà, sur son livret, les voyageurs ont consigné l' inscription d' usage, très brève, sonnant clair comme les bulletins de victoire des armées de la République. C' est la clef menue qui va ouvrir la carrière brillante du montagnard; ces lignes-là, il ne les donnerait pas pour le poids en or du livret tout entier, non, pas même pour des années de sa vie; demain, les feuilles publiques relateront la dernière prouesse alpine, l' illustrant de commentaires élogieux; elles vont hisser sur le piédestal les touristes énergiques qu' un guide avisé accompagnait; à chacun sa part, n' est pas: aux uns la gloriole, à l' autre le profit.L. Spiro.

( A suivre. )

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