La dalle des Bans
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La dalle des Bans

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Avec 2 illustrations ( 26, 27Par H. Isselin Juillet 1934. Le car remontait l' austère vallée du Vénéon. Il faisait beau et je guettais avec avidité l' apparition des premiers grands sommets de l' Oisans.

Je comptais retrouver à La Bérarde un certain Willard qui constituerait le deuxième élément de la « cordée »; de communs amis avaient arrangé cette rencontre et Willard m' était inconnu. Or, dans l' autocar se trouvait un garçon en « tenue d' alpiniste ». Etait-ce Willard? J' allais bientôt être fixé car nous arrivions à Saint-Christophe. Arrêt d' un quart d' heure. Je m' approchai de l' alpiniste: « Ne seriez-vous pas Monsieur Willard? » Non! Mon compagnon de route se nommait H.; il devait, lui aussi, retrouver des amis à La Bérarde.

Ces quelques mots échangés et comme il restait encore dix minutes d' at, je lui proposai une visite au cimetière du village. Les victimes des tragédies alpestres de la région, celles de la Meije, des Ecrins et de tous les sommets environnants y reposent, autour du Père Gaspard, le guide légendaire. C' est une visite émouvante mais un prélude un peu austère à une campagne alpine.

Je rencontrai enfin le vrai Willard à La Bérarde, et le soir même nous montions tous deux au refuge de la Pilatte. J' eus la surprise d' y retrouver mon compagnon de voyage et ses deux amis. Tous trois projetaient de faire les Bans.

Quand je m' éveillai le lendemain, ils achevaient de déjeuner. H. me faisait face. Je crois voir encore, à la lueur incertaine d' une bougie posée sur la table, l' expression lasse et soucieuse de son visage. Il mangeait sans conviction, et il s' interrompit un instant pour prononcer à voix basse des paroles que je ne discernai qu' en prêtant une attention soutenue. « Les Bans, disait-il, étaient une course un peu longue pour un début précédé de deux nuits de médiocre sommeil. Pourquoi ne pas se contenter d' un objectif plus modeste? » Ses camarades s' employèrent à le rassurer et bientôt tous trois s' enfonçaient dans la nuit.

Je ne devais jamais revoir H. Quelques heures plus tard, il faisait une chute de trois cents mètres et s' écrasait sur le glacier de la Pilatte. C' est à minuit seulement que ses compagnons, exténués et désespérés, arrivèrent à La Bérarde. L' accident s' était produit à la descente, sur la dalle qui est le « passage-clé » de la course.

Les circonstances qui avaient précédé cette fin tragique devaient rester très longtemps présentes à ma mémoire. J' éprouvai depuis lors une sorte de crainte superstitieuse à l' égard des Bans; si j' avais bien souvent depuis imaginé la fameuse dalle et reconstitué dans mon esprit la scène tragique, jamais ce sommet n' avait figuré parmi mes projets de course.

Août 1948. Decendant du refuge de la Selle, mon camarade S. et moi arrivons à Saint-Christophe. Le car de La Bérarde passera dans deux heures. Après avoir écrit quelques cartes, lu les journaux oubliés depuis quelques jours, nous errons, désœuvrés, dans l' unique rue du pays. Rien n' a changé depuis quatorze ans, ni les pauvres maisons, ni l' humble église. Nos pas nous ont amenés devant celle-ci. S. est un néophyte; il ignore tout des traditions alpines, des luttes menées par les anciens. Je pousse la porte de fer du cimetière et nous entrons. Les morts d' autrefois sont toujours là. De nouvelles tombes se sont ajoutées aux anciennes. Les Bans ont fait une nouvelle victime. Très haut dans le ciel, la belle cime des Fétoules dessine sa silhouette blanche.

En roulant vers La Bérarde, une heure plus tard, je songeais que nous devions le lendemain monter à la Pilatte et qu' une certaine similitude de circonstances présenterait un caractère inquiétant pour un esprit superstitieux. Mais, je me suis toujours défendu de l' être.

Très tôt le jour suivant, nous remontons donc le sentier de la Pilatte. Une jeune personne rencontrée au Carrelet nous accompagne et mettra pour quelques heures entre nous la détente d' un léger bavardage féminin. A un détour du chemin, les Bans apparaissent soudain et nous arrachent à tous trois une exclamation admirative. Dans la lumière du matin, le sommet aux escarpements poudrés de neige est d' une incomparable beauté. S. est séduit. « Dis donc, nous les ferons demain! » interroge-t-il. Je ne lui ai rien dit de l' accident de 1934 et il y a trop de sérénité dans cette matinée radieuse pour évoquer cet événement. Montons toujours au refuge. Demain la Pointe des Bœufs Rouges fera aussi bien notre affaire!

Nous déjeunons tous trois sur la terrasse ensoleillée qui domine le refuge, dans une atmosphère d' optimisme et de gaîté insouciante.

Dans l' après, S. se dévoue pour reconduire la jeune personne et lui faire traverser les névés qui recouvrent les derniers lacets du sentier. Je reste seul. Les Bans se dressent, fascinants, auréolés de cumulus, dans lesquels se jouent les rayons du soleil. Même l' Ailefroide avec ses trois cents mètres de plus, ne peut, sur cette face du moins, rivaliser avec eux. C' est par une après-midi semblable à celle-ci, peut-être à cette heure, qu' il y a quatorze ans... Cependant des nuages venus du Valgaudemar glissent lentement sur les pentes inférieures du glacier de la Pilatte.

Vers 5 heures, S. est de retour; le soleil a disparu et les nuages plus épais envahissent les sommets. Nous préparons notre dîner. Quand, notre repas terminé, nous sortons du refuge, une brume opaque nous entoure qui étouffe tous les bruits. Personne ne montera ce soir. Nous faisons quelques pas sur le sentier. La visibilité ne dépasse pas quelques mètres. La montagne est invisible et étrangement silencieuse. La sensation d' isolement est une des plus impressionnantes que j' aie jamais ressentie. Il fait froid et la crainte me saisit tout à coup qu' un epaississement subit de la brume nous empêche de retrouver le refuge. Mon compagnon qui n' est cependant pas affligé d' une sensibilité maladive paraît affecté par cette ambiance accablante et ne dit mot. Il est à peine 20 heures, quand nous nous glissons dans nos sacs de couchage. Une clarté blanchâtre marque encore l' emplacement des fenêtres.

5 heures du matin. Je me lève et j' ouvre la porte. Nuit noire, mais un ciel étincelant d' étoiles. Plus une trace de brume. Je chercherais en vain le plus léger symptôme inquiétant qui puisse justifier une abstention. Trente minutes plus tard, nous quittons le refuge et en quelques instants prenons pied sur le glacier. C' est ici qu' il faut choisir: Bœufs Rouges, Pointe Richardson, Ailefroide? « Alors on va aux Bans? » questionne S. Cette obstination m' irrite. Mais quel motifs avouables puis-je invoquer pour expliquer un refus? Dans la pénombre de cette fin de nuit, nous nous encordons sans dire mot et nous attaquons les premières pentes qui mènent vers le Col des Bans.

Ma mauvaise humeur allait y trouver un nouvel aliment. Le froid nocturne avait durci le névé et celui-ci opposait aux semelles Vibram une surface impitoyablement lisse et glissante. Je me trouve en état d' instabilité continuelle et je dois m' arcbouter sur mon piolet pour éviter une glissade qui n' eut certes pas été mortelle, mais à coup sûr fort désagréable.

S. oui est « en clous » adhère mieux. Je le prie sèchement de passer en tête et de tailler quelques ébauches de marches. Vers le haut la neige s' amollit quelque peu, mais alors je reproche à mon camarade son allure trop rapide.

Nous arrivons au Col des Bans avant que le soleil encore bas sur l' horizon, n' en ait éclairé les pentes nord. D' énormes nuages emplissent le val d' Entre, déferlent contre la muraille abrupte qui tombe sur ce versant et submergent les crêtes du Valgaudemar. Seuls les Aupillons et le Sirac émergent encore. Il fait froid. Je suis fatigué et n' éprouve aucune envie d' aller plus loin. Et les Bans?

Les Bans dressent à quelques centaines de mètres une muraille abrupte et massive. Rochers noirs, rébarbatifs! S. arbore une mine soucieuse. Cette montagne qui l' attirait tant l' inquiète maintenant et il ne manifeste plus aucun désir de conquête. Comme il fait tout de même trop froid pour rester immobile, je propose d' aller reconnaître les abords du sommet et nous repartons sans conviction. Nous suivons l' arête. Etroite, d' abord neigeuse, elle oppose ensuite quelques gendarmes dont l' un présente une descente absolument verticale, mais bien pourvue de prises. Cet exercice a pour résultat de dissiper très vite la torpeur qui m' avait envahi à la montée du glacier. Encore une mince crête de neige et j' attaque Jes premiers rochers. Vu de près l' édifice s' humanise et perd de sa massivité. Couloirs et cheminées s' y dessinent. Nous contournons la grande tour noire si visible d' en bas. L' escalade a ranimé notre ardeur et nous grimpons fort allègrement.

Je progresse en m' efforçant, par l' examen des traces de clous, de suivre exactement la voie normale. Autour de nous un décor sauvage de couloirs et d' arêtes disloquées, qui plongent dans les abîmes de la face sud. Quand nous nous retournons, le spectacle des nuages, déferlant sur les crêtes de la Pilatte, est vraiment extraordinaire. Le soleil qui monte dans le ciel étale des traînées lumineuses sur les pentes glaciaires.

Après quarante-cinq minutes d' escalade aisée, la pente se « roidit » et le terrain devient plus sérieux. Deux ressauts, puis brusquement la « dalle » est là devant moi. Elle n' est pas telle que je l' ai souvent imaginée, mais aucune erreur n' est possible. C' est bien elle. Je me trouve sui une arête assez étroite. La dalle est à ma gauche et je dois la traverser presque à l' horizontale pour gagner une petite brèche située sur une autre arête parallèle à la première. Le couloir que délimitent ces arêtes fuit avec une inclinaison vraiment impressionnante. S. qui me rejoint lâche un mot qui n' a pour l' excuser que le rappel d' un passé glorieux. Sans prolonger l' examen je m' engage. La pente est redressée et les prises peu marquées. Celles pour les mains sont fort petites, de simples grattons pour l' extrémité des doigts. Je tâtonne un peu. S. suit mes mouvements avec attention. Pour finir, une excellente prise de pied gagnée au prix d' une enjambée maximum et je me rétablis dans la petite brèche qui offre une solide position d' assurage. Mon compagnon se tire fort bien d' affaire et dix minutes après nous émergeons tous deux sur la plate-forme sommitale.

Il est 9 heures. La vue est sauvage plutôt que belle. Au SE la houle des nuages a tout recouvert sauf le Pic Sans Nom, le Pelvoux et, très loin, le Viso. Le Sirac s' y est englouti. Vers le Valgaudemar, des trouées laissent voir, dans les profondeurs, les minuscules maisons de La Chapelle. Sur tout le reste de l' horizon le ciel est limpide. De l' Olan à l' Ailefroide, en passant par la Meije et les Ecrins, nous pouvons détailler tous les grands pics dauphinois.

Trois quarts d' heures consacrés à la contemplation, aux prises de vue photographiques, à l' absorption de nombreuses tartines, et nous quittons le sommet.

Après dix minutes de descente attentive, nous retrouvons la petite brèche qu' il ne faut pas manquer. Je jette un coup d' œil de l' autre côté: « elle » est là, dominant le vertigineux couloir. Appuyé au rocher comme au parapet d' un pont, je puis assurer S. tout en surveillant sa progression.

II s' engage, traverse lentement, adroitement; c' est fait. Je lui enjoins de gagner un endroit confortable et il disparaît à ma vue. A mon tour!

Je procède à un bref examen du « terrain ». Le bord inférieur de la dalle surplombe le fond du couloir comme le rebord d' un toit au-dessus du mur qu' il abrite. La tendance naturelle est donc de traverser à mi-hauteur afin de prendre une « marge » avec ce rebord inquiétant. En réalité, il faut passer aussi bas que possible1. J' avale ma salive et je pars. J' effectue très posément changement de mains et enjambées et je prend pied pour terminer sur la petite vire d' où j' étais parti tout à l' heure. C' est fini. Un dernier regard sur ce morceau de rocher qui a si longtemps hanté mon esprit et que je ne reverrai sans doute jamais, puis je ramasse les anneaux de corde et nous reprenons la descente.

A part une erreur à la traversée du grand gendarme le retour s' effectuera sans incident.

Veis 13 heures, recrus de coups de soleil, assoiffés, nous gravissons péniblement les pierrailles croulantes qui conduisent au refuge de la Pilatte.

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