La Haute Route bernoise
Avec 2 illustrations ( 28, 29Par P. Vittoz L' alpiniste devient myope. Nous ne voulons ni en pleurer ni en rire, mais c' est un fait; de plus en plus notre attention se porte vers des facettes et des nervures qui perdent en grandeur et en espace ce qu' elles gagnent par la difficulté. Le Riffelhorn est plus couru que le Liskamm, et bientôt peut-être le Grand Combin sera détrôné par la Pierre à Voir. Mais à ce jeu de miniaturistes, si passionnant soit-il, un regret nous prend parfois des vastes étendues et des horizons variés. On aimerait un moment être presbyte. C' est sûrement pour les varappeurs pénitents qu' ont subsisté — par le moyen du ski — les hautes routes, ces longs pèlerinages par cols et glaciers qui enthousiasmaient nos grands-pères. Et nous les avons parcourues un peu dans l' état d' esprit du chaloupier qui veut faire un voyage au long cours entre deux régates: pas de tension, pas de record — seulement le soleil et le bercement des vagues.
— Mais cette haute route, c' est un crève-la-peau, juste bon pour les forcenés qui veulent suer sur leurs bâtons durant vingt-quatre heures!
— Triple erreur. Le tout, à la vérité, est de bien monter son affaire. Avec un peu de soin on peut transformer la corvée en une royale promenade.
Cette organisation comprend deux points principaux: le chemin et le chargement.
Pour choisir l' itinéraire et les étapes il faut se rendre compte de ce que peut faire journellement la caravane sans se fatiguer. Nous avons pour cela repris la notion militaire du « kilomètre-effort », consistant à ajouter au nombre 1 Ce passage m' a paru plus « délicat » que ceux de la traversée classique de la Meije ( la Zsygmondy exceptée ) que nous avons faite trois jours plus tard.
de kilomètres parcourus le nombre de centaines de mètres de montée. Si par exemple de Chanrion à Schönbiel la carte indique à peu près 27 km avec les détours, et environ 1900 mètres de montée, je dirai que cette étape est de 27 + 19 = 46 « kilomètres-effort ». Arbitraire, bien sûr, comme toutes les autres, cette unité rend fidèlement compte de l' effort exigé. Une ou deux expériences permettront d' évaluer le nombre de « kilomètres-effort » qu' il est sage de parcourir chaque jour; sur cette base on édifiera l' itinéraire et les étapes. Ce travail mérite d' être fait car il évite de mauvaises surprises. D' autre part on ne se repentira jamais d' avoir étudié la carte à fond et déterminé quelques lignes de retraite.
Pour le problème du sac, la solution est toujours: « Petit, tout petit, petit », comme dans la chanson. On y arrive en sacrifiant impitoyablement tout le superflu et... un peu du nécessaire, en prenant des provisions légères, pas trop de vêtements, une corde mince et un seul piolet. L' envoi d' un colis postal à mi-chemin peut encore réduire le poids de la nourriture et des habits.
Les hautes routes valaisanne et grisonne sont assez connues, quoique trop peu parcourues, et leurs diverses variantes voient chaque printemps quelques amateurs. Tandis que la haute route des Alpes bernoises se réduit le plus souvent, aujourd'hui, à la traversée Goppenstein-Grimsel ou Oberwald, et rares sont les skieurs à se hasarder dans la randonnée Diablerets-Sanetsch-Rawil-Gemmi-Lötschental1.
Le Wildhorn Parvenus au Col de Tsanfleuron, le soleil nous éblouit; nous fixons un moment les yeux sur la pointe des skis, pour nous habituer, puis regardons lentement autour de nous. Venant du nord, de l' ombre où se cachent le Pillon et la cabane des Diablerets, nous avons à droite le sommet des Diablerets, devant nous la vallée du Rhône et les Pennines et à gauche les cent kilomètres de sommets en enfilade qui jalonnent notre route. Les plateaux monotones des Diablerets arpentés tant de fois, éclairés d' un jaune plat, ne nous tentent guère, tandis qu' à notre gauche s' écoule doucement le glacier; quelques brumes, à contre-jour, effilochent leurs ombres rapides parmi ses bosses et ses moraines blanches. Dans le lointain, estompé de vapeurs irisées, le Wildhorn s' élève immense et s' auréole du soleil levant. Nous tournons nos pointes vers l' aval. La neige matinale nous laisse glisser sur les ondulations du glacier, de longues courbes nous balancent doucement de droite et de gauche, les collines nous bercent de-ci delà, et en un rêve de givre nous portent jusqu' au Sanetsch.
Changement de décor. Skis sur le sac nous abordons un éperon de l' Arpeli. Neige glacée, schistes, terre gelée, ce serait monotone sans le ciel merveilleux dont nous sommes gratifiés. Bientôt nous sommes attirés par la solitude et la blancheur d' immenses plateaux déserts, sur notre droite. Nous y poussons nos skis longuement, sans hâte. Faibles montées, légères descentes, coll' nes et vallons se succèdent sous une lumière accablante. Il n' y 1 Cette course a été exécutée il y a quarante ans et racontée avec une agréable fantaisie par M. F. Roget dans Y Echo des Alpes, 1911.
a ici que le bleu du ciel et le blanc cru de la neige. Ce blanc est trop violent, et le regard cherche des accidents où s' accrocher; caillou, reste d' avalanche, ombre du camarade font diversion et l' œil s' y fixe autant pour s' y reposer que pour mesurer le lent progrès d' une marche qui finit par nous amener au glacier du Brotzet, où la pente nous impose un autre rythme, celui des lacets. Montée opiniâtre, où le buste se balance violemment pendant que le ski bat la croûte gelée.
Venu on ne sait d' où, un petit nuage se pose brusquement sur nous et nous baigne d' une humidité chaude et jaunâtre qui nous encercle à quelques mètres. Heureusement mon compagnon a passé en été par ici, et de son petit pas tranquille il ouvre une trace qui s' infléchit à droite pour tourner le Mont Pucel par des pentes auxquelles la demi-obscurité donne une allure vertigineuse. Après vingt minutes je commence à m' inquiéter du chemin, et ne suis pas peu surpris d' entendre Matthey déclarer avec assurance: « Ici on monte; on est tout de suite au plateau. » Nous abandonnons la marche de flanc, et en effet l' inclinaison diminue, et la brume avec elle; la dernière grimpée jusqu' au Wildhorn n' est plus que flânerie dans une somptueuse lumière d' après. Nos yeux dédaignent les sommets valaisans pour contempler l' espace parcouru et scruter vallons et bosses qui nous attendent pour demain. Le terrain apparaît dégagé, le cheminement aussi facile que le laisse supposer la carte, et c' est la conscience tranquille que nous nous élançons sur la large échine du glacier de Ténéhet. Sur la neige ferme on peut glisser aussi vite qu' on le veut, et même plus; dans la pente du Kirchli mon sac, assez petit pour m' engager à quelques virages sur les pointes, est assez gros pour excuser mes échecs, et contribue ainsi à conserver mes illusions à défaut de mon équilibre. C' est donc d' excellente humeur que nous accostons la cabane du Wildhorn.
Le Wildstrubel L' humeur a baissé avec le baromètre; nous barbotons dans le brouillard, et lorsque nous sommes remontés sur le Ténéhet et voulons quitter les traces du Wildhorn, carte, boussole et palabres sont impuissants à nous diriger. Après un quart d' heure d' attente arrive, comme dans toute histoire édifiante, l' éclaircie obligée qui nous permet de piquer sur le Col du Rawil. Glacée, la neige irrite les mollets mais nous lance comme des billes sur une table de roulette; enivrés de vitesse, nous plongeons tout droit dans chaque cuvette pour en rejaillir et recommencer de plus belle à la poursuite d' une sensation qui ne nous laisse que le désir de mieux l' éprouver. Après un instant de ce jeu, l' immensité du Rawil nous absorbe dans ses plis. Sous le ciel encore brouillé cette plaine mamelonnée nous enlève la notion des distances et des directions; le temps est arrêté, nous voguons sur une mer inconnue, dans un monde ignoré.
Cinq quarts d' heure de solide montée nous rendent le sens des réalités et nous déposent au bord de la Plaine Morte, qui tend au soleil sa nappe glaciaire, une vraie nappe blanche et repassée comme celle qu' on étend sur une table de banquet; mais ici la table à cinq kilomètres de long, et excepté un ou deux personnages sans caractère, le seul convive est le vieux Wildstrubel qui montre par-dessus la nappe sa tête chauve, satisfaite et bien-pensante. Il ne nous charme guère, lui, mais je me sens brusquement ensorcelé par cette surface géométriquement plane à perte de vue, qui me demande un geste géométrique aussi: visant le pied de la montagne je m' efforce de tracer une piste rectiligne à travers tout le glacier. La neige légère en surface et ferme de fond permet de grandes foulées; le corps se jette en avant à la cadence des épaules qui roulent pour mieux lancer le bras et faire piquer le bâton, pendant que la tête se redresse pour vérifier la direction. Comme des gosses nous avons couru, tout droit sur le plateau, et aux premières pentes nous nous asseyons rayonnants de cette joie un peu sauvage de l' effort, pendant que je lorgne fièrement ma trace: elle se perd dans l' éloignement et la lumière aveuglante, mais elle est si rigoureusement droite que l' œil croit la suivre indéfiniment.
A défaut d' originalité personnelle, le sommet du Wildstrubel permet de contempler une grande partie de la haute route, du Tsanfleuron d' hier au Lötschental de demain. Par monts et vaux désormais amis, notre itinéraire semble tracer une courbe ondulante qui dessine un trait harmonieux à travers tout l' Oberland. Suivons la courbe; elle plonge vers la Gemmi, et nous avec elle. Sur le glacier dégagé j' aime m' abandonner à la pente. Pas d' effort pour forcer la neige et lui imposer un virage. Je me laisse aller presque comme la neige le veut, souvent tout droit, parfois en coulant un christiania, toujours au gré de l' air et du soleil, comme flotte la graine au souffle du vent.
De la Gemmi il n' est pas question de suivre le faîte par l' Altels et les grands sommets. On pourrait tourner d' abord par Kandersteg pour remonter le Gasterntal, mais nous préférons emprunter le cirque de Loèche, qui permet de rester beaucoup plus près de la ligne idéale de notre « route ». Skis bien ficelés au sac, nous entreprenons le chemin qui serpente dans la haute paroi. Drôle de chemin! la neige s' y est accumulée en talus de ciment, et ne laisse que par endroits une margelle sèche — ou glacée — qui court d' un bouteroue à l' autre. La marche est inconfortable, mais comme Matthey ne redoute pas les solutions imprévues, nous évitons quelques lacets en dégringolant des couloirs plus ou moins rassurants. Site extraordinaire, dont le revêtement blanc fait ressortir les promontoires en noircissant les surplombs; en cette fin d' après, où le soleil est déjà caché, la roche exhale une humidité qui durcit les lignes et creuse le gouffre.
Sitôt atteint le pâturage, nous furetons entre blocs et sapins, pour élire domicile dans un fenil où ni le souper froid aux courants d' air ni le foin chardonneux n' entament notre joie.
La Gilzifurgge Entre le Balmhorn et le Majinghorn se creuse un vallon qui vient du nord-est et aboutit à Loèche-les-Bains. Nous y entrons par une marche de flanc qui nous évite de descendre au village, et nous mettons en devoir de monter ses quinze cents mètres. Matthey est le compagnon idéal pour semblable tâche monotone dans son ensemble mais infiniment variée par ses détails:
économe de son souffle il s' élève à petits pas, souriant à la pente, mèches au soleil, ignorant la hâte comme l' arrêt. Jambes et bras accomplissent leur petite besogne, grignotant les talus, sans aucun rapport avec la tête qui s' intéresse à l' éclat de la neige et aux jeux d' ombre d' un nuage.
Quelques vieilles avalanches coupent le vallon de barres brunes. Il faut grimper dessus, ôter les lattes, plonger à mi-corps et sauter de bloc en bloc. A force de déboucler et reboucler les fixations, nous finissons par nous extraire de ce labyrinthe pour viser la selle de la Gitzifurgge. A notre droite les flancs du Majinghorn et du Ferden-Rothorn, à peine effleurés par le soleil, semblent retranchés dans le givre de décembre, tandis qu' à gauche le Balmhorn se croit en mai, tout est rutilant de lumière et bruissant de cascatelles. Nous, nous sommes en août et la chaleur nous fait éviter l' eflort par de subtiles courbes au flanc des promontoires. Nous allons sans un mot, tantôt ensemble, tantôt par des vallons parallèles, au gré des skis et des replis du terrain. De quart d' heure en quart d' heure le col s' aggrandit, s' élargit, et finalement, de cible qu' il était à notre désir, il devient le cadre où seplacent toutes les cimes bernoises vaporeuses et irréelles dans une atmosphère d' où semble émaner la lumière; chaque parcelle d' air irradie un éclat qui donne aux ombres-mêmes un bleuté éblouissant.
Ces trois premières journées ont été splendides, mais que sera demain? Nous redoutons la montée de la Lötschenlücke, où nous avons naguère peiné dix heures. Vu d' ici, sans le raccourci trompeur de la perspective, le bien-nommé Langgletscher est décourageant; pour éviter d' indiscrètes questions d' horaire, je plonge sur le Lôtschenpass par un talus de poudre qui accueille tout un serpentin de télémarks. Depuis ce vaste col amidonné et cartonneux j' aurais voulu longer un peu le Petersgrat, mais la pente du moindre effort nous fait glisser parmi pâturages et ravins, tourniquer autour des sapins et nous empêtrer dans des framboisiers pour atterrir parmi les crocus de Ferden. Il ne nous reste qu' à fainéanter et flâner au long du Lötschental, et la nuit tombante nous trouve près de Fafleralp, dans un mazot, en train de vider un bidon d' eau froide et une boîte d' anchois.
La Lötschenlücke La crainte du Langgletscher nous a donné parmi les mélèzes une allure un peu nerveuse. Mais avant même d' atteindre le glacier, notre démarche se tranquillise: dure comme du béton, la neige ne demandera aucune fatigue. Les skis sont attachés à une ficelle, la ficelle au coin du sac, et nous poussons des deux bâtons pour aider les souliers qui entament à peine la croûte gelée. La bise coule dans le chenal de la vallée, soulevant ici et là une poussière de neige qui erre au ras du sol avec un frou-frou de tulle; ces cristaux impalpables glissent par-dessus les bosses, se nichent un instant dans chaque trou, rebondissent contre le cuir gelé de nos chaussures, ébauchent un tourbillon, puis s' en vont doucement continuer ailleurs leur ronde insatisfaite d' âmes en peine. C' est le seul mouvement qui soit perceptible dans cette solitude; tout le reste est figé, crispé dans le silence; notre avance ne se mesure pas, faute de points de repère, et le soleil semble ne jamais pouvoir descendre jusqu' au fond de cette retraite de l' hiver. Mais le froid est l' allié de notre marche; nous laissant à peine le temps d' étudier l' extraordinaire sécheresse du Bietschhorn, tout bleu de glace, il nous empêche de muser, et de moraine en plateau, de combe en talus, il nous pourchasse jusqu' à la Lötschenlücke et la cabane Hollandia.
La descente vers la Place Concordia est si faible qu' elle oblige d' ordinaire à jouer au coureur de fond. Mais aujourd'hui, malgré le soleil retrouvé au col, la neige est si dure que, pieds joints, bâtons sous le bras, nous glissons sans un mouvement — comme des chocards planent sans effort, avec seulement un tout petit frémissement des ailes. L' Aletschhorn fait pompeusement défiler ses cohortes de séracs et nous montre tour à tour les défenses de sa face nord, pendant que la pointe effilée du Gletscherhorn pivote lentement sur son piédestal de glace pour nous laisser admirer la vigueur de ses brunes arêtes.
Une fois de plus nos yeux lient entre elles les diverses parties de la course: ils nous précèdent et tirent nos corps en avant par la convoitise de la prochaine joie; la Grünhornlücke nous offre son col rond et nous tend un bras de glacier blanc et régulier comme celui de la belle Hélène. Ses lignes sont si parfaitement nettes et douces que notre corps comme notre esprit se reposent dans ce calme vallon qui s' ouvre lentement à mesure que nous y montons au rythme apaisé d' un après-midi baigné de soleil.
Assis sur le croissant du col, j' ai l' impression qu' un vent favorable nous a durant quatre jours poussés de vague en vague, sans peine mais aussi sans arrêt, d' un seul élan par cols et sommets; mais ce vent termine sa course, il va tomber et ne nous portera pas demain jusqu' au Grimsel. L' envol pris aux Diablerets se meurt au pied du Finsteraarhorn. Je resterai deux semaines encore dans ce massif, mais ce sera une autre course, sans rapport avec la royale balade qui s' achève.
Nous arrachons les peaux de phoque et piquons vers la cabane Finsteraar tandis que s' amassent des nuages lourds de flocons.