La montagne et ses noms
Par Albert Chessex
Si je me permets de reprendre ici le titre du beau livre de notre regretté Jules Guex, qu' on n' y voie point une irrévérence; j' aimerais au contraire rendre hommage au pionnier qui, plus que tout autre peut-être, a travaillé à expliquer, interpréter et rectifier nos toponymes alpins. C' est plus particulièrement ce dernier point, c'est-à-dire la correction de l' orthographe de ces noms, que je voudrais traiter, en comparant l' Atlas Siegfried ( AS ) aux feuilles déjà parues ( depuis 1938 ) de la Carte Nationale ( CN ).
Il y a longtemps que la question est pendante. Dans le défunt Echo des Alpes d' octobre 1910, M. Jules Vodoz incriminait déjà « nos cartes Siegfried, dont la nomenclature laisse tant à désirer, car l' inexactitude de notre orthographe officielle est avérée ». Et en juin 1924, également dans l' Echo, l' in topographe Charles Jacot-Guillarmod venait à la rescousse: « Il est temps, disait-il, de réagir énergiquement contre les désignations fautives qui se perpétuent sans changements appréciables d' une édition à l' autre de nos cartes, car les erreurs s' enracinent à l' usage et ne peuvent plus être extirpées; elles sont admises alors, même par les gens du pays. » Or, en 1871 déjà, le colonel Siegfried lui-même admettait que cette réforme ne pouvait être confiée qu' à des linguistes. Cependant, tant que parut l' AS, à l' exception de quelques tentatives heureuses mais demeurées sporadiques, les progrès furent minimes. Aujourd'hui enfin, il en va tout autrement, car, comme l' a déclaré ici-même le directeur du Service topographique fédéral S « beaucoup plus que les cartes en usage jusqu' ici, la CN fait systématiquement son profit des travaux du philologue », et l' examen attentif des feuilles parues, qui toutes concernent les Alpes, montre en effet que l'on s' est décidé, cette fois-ci, à prendre résolument le taureau par les cornes.
Les redressements réalisés sont extrêmement nombreux; j' en ai noté plus de 160, mais je suis certainement très loin d' avoir exploré à fond les feuilles parues. ( Et il est entendu que je ne parle ici que des noms alpins romands. ) Ces rectifications sont de nature diverse; elles vont de la suppression d' une lettre parasite à la réfection complète d' un mot jusqu' ici incompris ou compris de travers. On pourrait les classer, grosso modo, en quatre catégories.
7° Suppression d' une lettre parasite. C' est parfois un d final: le Dar ( ruisseau ), le glacier du Dar, le Culan ( 545 ) 2; parfois un s: Alesse ( 545 ), la Lui, la Grande Lui ( 565 ), Vercorin ( 547 ). La disparition d' un x est déjà plus fréquente: Folliau, le Corbé, Bon Riau ( 524 ), le Nombrieu ( 545 ), Bonavau ( 565 ), Montagne, Aiguilles, Pigne de la Lé ( 567 ).
1 Les Alpes, juin 1948.
2 Ces nombres désignent les numéros des feuilles de la CN. Les toponymes qui ne sont pas suivis d' un numéro se trouvent sur la même feuille que le dernier de rénumération.
3LA MONTAGNE ET SES NOMS Mais, le fait est bien connu, c' est le z qui, dans nos toponymes romands comme dans nos noms de famille, est la lettre parasite par excellence, la lettre que rien de valable ne justifie. Aussi la CN s' en donne-t-elle à cœur joie: la Forcla, la Burita, la Dausa, la Jaqua, Sautodo, la Dérotchia ( 524 ), la Mossetta, la Vudalla, Doréna, VEtiva, la Plana, Meitreilla, Chersaula, la Com-balla, la Pra Cornet, Saziéma, YEcuala, la Torneila ( 525 ), la Laya, Prapio, Som de Pro, la Corba, la Rionda, la Pointe de Chemo, Fontana Seula, la Saussa, la Tailla ( 545 ), Poupro, Saleina, la Breya ( 565 ), la Cretta ( 564 ), Premplo, Pra Jean, Lovégno, la Mura, le Pont Noir de Lugneré, Plan Pra ( 546 ), la Tsarva ( 547 ), l'Arpetta, Plan Pro, le glacier de Giétro ( 566 ), etc.
11° Remplacement par e des finales atones a, az, oz. La CN innove aussi dans ce sens, mais peut-être trop timidement encore. « Ces az atones, disait Jules Guex, devraient tous devenir des e muets », car, comme le remarquait Henri Jaccard dans son Essai de toponymie, en 1906 déjà, « on entend trop souvent prononcer Riondàt, Anzeindàt ( en accentuant la dernière syllabe ), ou Riondaze, Anzeindaze, les mots que nos pères prononçaient Rionde, Anzeinde, comme nos montagnards le font encore aujourd'hui. » Et il arrive à plus d' un estivant, trompé par l' orthographe de la carte, de dire: « J'ai passé mes vacances à la Comballaze! » Les toponymes ci-après, entre autres, ont été judicieusement rectifiés par la CN: Argnaule, Grevalle, Corbette, Combarosse, Chamossale, la Biorde, Saudanne, Chérésaule, Chérésaulette ( 524 ), Paneirosse, les Encrenes, la Vare, Anzeinde, Javerne, Taveyanne, le Brente, le Six Tremble, Sodoleuvre, Bovonne ( 545 ), la Becca Colinte ( 565 ), la Rionde, Tsessette ( 566 ).
111° Reetification de l' orthographe tendant à serrer de plus près la signification, Vétymologie, la prononciation locale x ou le simple bon sens. ( Je citerai désormais non seulement les noms de la CN, mais aussi, entre parenthèses, ceux de l' AS, les comparaisons devenant indispensables. ) Malatray ( Malatraix ), Sonchaux ( Sonchaud ), Chesau ( Cheseaux ), la Pleigne ( Pléniaz ), Crêt di Bau, « crêt des bœufs » ( Crêt d' y Bau ), le Plan d' Areine ( Arennaz ), Auféru ( Haut-Féruz ) ( 524les Teys ( Theys ), la Tissenéva ( Tissinivaz ), l' Audalla ( Laudallaz ) ( 525Paluaires ( Pallueyres ), Maseimbro ( Mazembroz ), les Pointes de Tsérié ( Zériet ), Euzanne ( Ausannaz ), la Lue Tortay ( Loëx ), les Lues ( Loëx ), le Mont à Cavouère ( Monta Cavouère ), le Mont à Perron ( Monta Peyron ), le Sia; Armaille ( Six des Armays ), la Tchiffa ( Ziffaz ) ( 545la Lé ( Ley ), Tion ( Thyon ), la Tsa ( Zâ ), Saclentse ( Sarclintze ), VEtherolla ( Eperollaz ), VOjintse ( Ogenze ), la Lé ( Laie ), Mâche ( Mars !!), Erré ( Verrey15461e Mont Noble ( Nuoble ), le pâturage et le Roc à' Ortsiva ( Orzival ), la Pointe de Tsirouc ( Ziroue ), Pinsec ( Painsec ), le Tsarlsey ( Zarzey ) ( 547les Pointes d' Aboillon ( Pointes à Boulon ) ( 564la Repa ( Reppaz ), Pra Surni ( Pras-surny ), VAglan ( la Gland ) ( 565le lac des Vaux ( Veaux ), Plana Dzeu 1 La prédominance de la prononciation d' après l' orthographe du toponyme sur la prononciation locale qui reste fidèle à la tradition orale, est de plus en plus fréquente. Récemment un journaliste me parlait du Val d' Aoste, qu' il prononçait Aoste. Gomme je lui faisais remarquer que dans la vallée on prononce Oste, il s' étonna: en France nous disons Aoste ( réd. ).
( Plenaz Jeux ), le Bec de la Sasse ( Sziassa ), Tsena Réfien ( Zinareffien ), Tsessette ( Zessetta ) ( 566le Blanchen ( Blancien ), Tsidjiore Nouve ( Zigiorenove ), l' Aiguille de la Tsa ( Zâ ), les Lachiores ( Lassiores ), Tsarmine ( Zarmine ), le Tsaté ( Zaté ) ( 567 ).
IV0 Cas d' incompréhension particulièrement frappants. UAu de Mordes, d' Arbignon, d' Alesse, « l' alpage » de Mordes, etc.; au, forme patoise ancienne d' alpem, devenue aup et prononcée au; ( Haut de Mordes, etc. ). Pierre qu' Abotse, « la pierre qui abotse, qui penche, comme si elle allait tomber » ( Pierre Cabotz ) ( 545 ). La Pierre Avoi, « la pierre aiguë, pointue » ( Pierre-à-Voir ). L' A Neuve, « l' alpe nouvelle », autre forme du mot alpe, pâturage de montagne ( La Neuve ); la Combe de l' A, « la combe de l' alpage » ( Combe de La ) ( 565 ); de même: l' A de Bran ( Lardebran ) et Y Ar du Tsan, « l' alpe du champ » ( Larduzan ) ( 547). h' Aouille Tseuque, « l' aiguille tronquée » ou « sans cornes » ( Mont Oulie ). Chermotane1, en patois « Tsarm-otane », la « chaux d' août », les pâturages élevés où le bétail monte au mois d' août ( Chermontane ) ( 566 ). La Combautanna, « la combe d' août », même explication ( Composana ) ( 567 ).
On le voit: le redressement est considérable. Et, je le répète, je suis très loin d' avoir tout relevé dans les feuilles parues.
On y trouverait cependant quelques petites inconséquences.
Il est compréhensible que le Service topographique fédéral n' ait pas osé s' attaquer aux noms des villages, et qu' il continue à écrire La Chiésaz, Rennaz, Huémoz, Evionnaz, Vernayaz, Nendaz, Vétroz, Arbaz, etc., malgré son souci de supprimer les z parasites. Mais alors, pourquoi biffer le z de la Forcla sur Evolène, qui est un village aussi bien que la Forclaz ( Vaud ), à qui l'on a laissé le sien? Et quelle raison avait-on pour orthographier Ondallaz ( lieu-dit aux Pléiades ) avec un z, tandis que les noms de cette catégorie ( et certains même beaucoup plus importants, par exemple YEtiva ) ont vu disparaître le leur? Pourquoi Culan aux Ormonts et Culand sur Rossinière, Tracui sur Vercorin et Tracuit sur Zinal? Pourquoi Chermotane, avec o et un seuln, et Combautanna, avec au et deux n, alors que la seconde partie des deux mots est exactement la même? Quant à la lettre finale, ici a et là e, elle montre la pertinence de la suggestion de Jules Guex: « Tous ces az atones devraient devenir des e muets. » Pourquoi enfin écrire Pierre Avoi sur la carte elle-même et Pierre-à-Voir sur la couverture? Est-ce pour ménager la transition et éviter de paraître trop révolutionnaire?
Mais on aurait tort d' insister sur ces vétilles. Félicitons plutôt vivement les auteurs de la Carte Nationale et faisons des vœux pour la suite de leur belle entreprise.
1 Vers la fin du siècle passé un étymologiste fantaisiste et sentimental soutenait ( Echo des Alpes ) que « Chermontane » c' était la « Chère montagne ».