La traversée des Alpes
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La traversée des Alpes

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rPar Julian Hall

Avec 1 illustration ( 198Traduit par Claire-Eliane Engel ) II y a deux ans environ nous étions conviés à un récital Shakespeare. Le nom du récitant, Julian Hall, nous était inconnu; nous savions seulement que c' était un officier anglais interné en Suisse après avoir réussi à s' évader d' Italie; mais il faisait vivre et vibrer les textes de Shakespeare qu' il nous récita comme je n' ai jamais entendu aucun acteur le faire, et cette heure reste comme un point lumineux dans mon souvenir.

Quelque temps après, M"« Engel m' envoyait le texte anglais du récit de son évasion. La censure britannique prit son temps pour nous accorder l' autorisation de le publier, d' où le retard dont nous nous excusons en présentant à l' auteur, gravement malade à la suite des privations subies, nos meilleurs vœux de rétablissement.

L. S.

Depuis que j' ai commencé à savoir quelque chose, je sais que les Alpes existent. Quand j' étais étudiant, et que je passais mes premières grandes vacances dans un chalet, en Haute-Savoie, j' ai traversé le Col du Bonhomme et je suis descendu sur Courmayeur par le Col de la Seigne; quelques années plus tard, comme je voulais décrire cette course dans un roman, je me suis aperçu que je m' en souvenais si peu qu' il me fallut appeler le Baedeker à l' aide. J' ai aussi volé de Munich à Venise, avec le manuscrit de mon premier roman en poche, revenant par la même voie de Milan à Munich. Mais aucun de ces voyages ne m' a donné une intimité quelconque avec les Alpes. Je ne les connaissais pas mieux qu' un passager de la Queen Mary qui a fait la traversée couché dans sa cabine ne connaît l' Océan.

Mais il y a environ dix jours, j' ai traversé les Alpes à pied. Je m' évadais d' Italie en Suisse. Il n' y avait qu' une seule méthode: à pied. On me dit en Italie qu' il me fallait passer le Felikjoch; les autres cols, plus faciles, étaient gardés par les Allemands: « E' lunga, è faticosa, ma è più sicura; avanti! » La lune était nouvelle, lorsque nous commençâmes l' ascension depuis Champoluc, en Piémont. La nuit était belle, tranquille, étoilée. Nous étions treize prisonniers de guerre évadés. Un guide nous accompagnait depuis le village. Deux heures après nous avions rendez-vous avec un second, celui qui avait offert de nous mener en Suisse. C' était à lui que, pour dix mille lires, nous avions confié nos vies de novices. Il était parti en avant, plus tôt dans la journée, pour guetter les patrouilles allemandes. Si nous tombions sur l' une d' elle, il crierait: « Savoia! » et, comme nous n' avions pas d' armes, nous devions attaquer avec des pierres. « Il sasso sulla schiena! » C' était un homme d' une taille gigantesque, un alpino de la dernière guerre, contrebandier de son métier en temps de paix. Chaque été, il conduisait son bétail et sa famille d' Ivrée, dans la vallée, à Champoluc, dans la montagne et, chaque automne, il les faisait désalper. Il aimait l' aventure. Il était parti pour battre les Allemands autant que pour aider les Anglais. Si nous étions pris, pour nous c' était l' Allemagne, mais pour lui et son ami, c' était la mort. Ce n' était pas quelqu'un avec qui il est difficile d' entrer en conversation. Il causait volontiers, tandis que nous étions assis sur les pentes, combinant la marche de nuit vers la Suisse. Je parlais italien et il parlait son dialecte, mais lentement, de sorte que je le comprenais facilement; il flânait, jouant avec sa trique, contemplant les arbres, la vallée, et crachant. Il inspirait confiance. C' était un Goliath, mais pas un Philistin. Il était sorti de l' ombre d' un rocher pour venir à notre rencontre. Le croissant de lune venait de se coucher. Il n' avait pas vu d' Allemands. Il prit son piolet et se mit à marcher devant nous.

De col en col, c' était une montée progressive mais constante. Parfois, nous devions descendre des pentes de cailloux raides. Pas trace de neige; pas un souffle de vent. Des étoiles au-dessus des pics et, en bas, le scintillement d' un lac qui les reflétait. Un courant d' air frais. Pas une souris ne bougeait. Rien de bien pénible dans tout cela, penserez-vous. Oui, mais c' était la nuit, nous n' étions pas couchés et il nous fallait marcher, monter, faire des détours; c' était la nuit, et la nuit était longue, mais pas aussi longue que le chemin à parcourir. J' avais soif, mais Goliath ne me permettait pas de boire. Dans les creux des rochers, nous trouvions les premières neiges, mais il ne me permettait pas d' en manger; je le fis tout de même. J' avais donné mon sac à un ami, mais dès que mon dos fut soulagé, les jambes commencèrent à me faire souffrir. Cela dura une heure, deux heures. J' étais mal à l' aise. Lorsque nous fîmes halte, la nuit me sembla bien longue: elle avait à peine commencé; il était environ 1 heure. Notre second guide n' avait même pas encore enfilé ses chaussures; il portait encore ses sabots. Lorsqu' il les enleva et les cacha sous un rocher, je me sentais à bout de forces, inquiet, torturé de l' envie de dormir. Goliath me donna un morceau de beurre avec mon pain. Son goût n' était pas particulièrement délicieux, mais je me sentis tout autre après avoir mangé. Je repris mon sac et nous continuâmes. Ce que nous venions de manger, c' était la « collazione », le petit déjeuner — ceci entre 1 heure et 2 heures du matin, sous le scintillement des étoiles. Nous n' avions pas vu trace de patrouilles allemandes, et un poste d' observation qui aurait pu leur servir était vide. Nous avions les montagnes pour nous tout seuls — les montagnes et les étoiles aux premières heures sombres d' un matin d' octobre.

Une nouvelle montée qui semblait n' en plus finir: « Même pour nous, qui les connaissons, les montagnes sont brutte ( mauvaises, pénibles ) », dit Goliath. Une nouvelle descente; on glissait sur une pente de neige, mais cela ne me gênait pas, car on pouvait se tenir aux rochers et on y voyait. Encore une longue montée. Longue? Chaque minute est longue, en montagne, plus longue qu' une heure à plat. Car on ne peut se hâter. Il faut aller à l' allure des montagnes, et non de l' homme — des montagnes dont la vie est éternelle.

Il n' y avait plus de rochers, ni même de pierres sur notre chemin. Au loin, on voyait des pics et au-dessus de nous des étoiles, mais sur notre chemin s' étendait la neige — rien que de la neige, molle, interminable, stérile et blanche. Il fallait grimper, mais je ne pouvais pas rester stable. Je glissais, je me débattais, je me sentais stupide. Le temps passait, mais il m' était impossible de déterminer le nombre d' heures. Je me sentais profondément malheureux. La glace, les parois de rochers, les crevasses: c' était à cela que je m' attendais, avec effroi. Je savais que cela mettrait ma résistance à l' épreuve. Mais je ne comptais pas sur l' hostilité de la neige — la douce neige passive, dans laquelle il m' était impossible de marcher. Peut-être parce que mes souliers manquaient de clous ( à l' un d' eux, il n' y en avait que trois ), peut-être parce que je ne savais pas poser mes pieds. J' étais vaincu par la neige. Je n' étais pas furieux, je n' avais même pas honte. J' étais simplement dégoûté, écœuré. Mon corps avait horreur de ce qu' il était contraint de faire, de ce qu' il faisait si mal, en proie à une telle fatigue. J' avais perdu ma canne. Je ne savais pas où nous étions, quelle distance nous avions parcourue, ni même l' heure. Je me traînais en avant, glissais en arrière, attendais; j' étais devenu indifférent à mon sort, je continuais à lutter, sans espoir ni plan. Trois de mes camarades me tiraient à la corde. Goliath hurlait des encouragements. « La cabana » était tout près. « La cabana! » Qu' est que cela me faisait? Pour moi, il n' y avait plus rien que la neige, cette neige infernale dans laquelle je n' arrivais pas à marcher, à peine à être traîné sans tomber. Cela m' était égal d' arriver à la cabane ou même en Suisse; je ne voulais qu' une seule chose: ne plus marcher, ne plus avoir les pieds dans la neige.

La cabane1. Goliath était très fier: « Très peu de guides y viennent de nuit. » Elle était vide. Il y avait deux tables. Quelqu'un mit un matelas sur l' une d' elles, et je me jetai dessus. Je n' entendis rien, ne vis rien; tout m' était égal. J' étais heureux. Je n' avais plus à marcher. Aucun bonheur sur terre était comparable au mien. Etendu là, immobile, les yeux fermés, j' avais tout ce que les dieux pouvaient me donner. Mes désirs étaient comblés.

Il s' agit de la cabane Quintino-Sella, 3620 m ., au pied S. de Castor.

J' entendis une voix dire: « Le jour se lève. » Le lever du jour sur les Alpes: il faut aller le voir; je ne le reverrai peut-être jamais. Mais je restai où j' étais. J' avais besoin de repos. Il y avait deux heures que nous étions dans la cabane. On avait fait chauffer de l' eau, et j' en bus, en mangeant un peu de pain. La cabane avait deux pièces, celle où j' étais couché et une antichambre, avec un fourneau; au-dessus, un grenier. Nous nous attachâmes en trois cordées. Le refuge était la dernière habitation italienne. Quand nous arriverions à la prochaine, nous serions en Suisse. Nous fermâmes derrière nous la porte de l' Italie. Il était environ 6 heures. Les étoiles s' étaient couchées. Je pouvais enfin voir où nous étions.

C' était un monde blanc et gris, un monde morne et désert; au-dessous de nous une bande de nuages que perçaient des montagnes. Elles étaient pour moi des noms, rien de plus. C' était un paysage mal composé, monotone, sans grâce. Il n' apportait aucune joie à l' esprit. Il était mort, inerte. Les nuages semblaient immobiles. Nous reprîmes notre route.

Une longue pente, très large, pas raide. Il n' y avait qu' à la monter sans arrêt, pas à pas, heure après heure, les pieds dans la neige. Je ne glissais plus; nous avions des cordes, et je suivais dans les traces de ceux qui me précédaient. Mais je souffrais autant que pendant la nuit, car, à présent, j' étais si fatigué, si raide que le simple fait de marcher était pénible. Mes pieds étaient de plomb. Il me semblait qu' ils traînaient une chaîne. Je chancelais plutôt que je ne marchais. Cinq minutes comme cela et je devais m' arrêter. De nouveaux cinq minutes, peut-être moins; une nouvelle halte, une nouvelle marche de cinq minutes encore plus courtes; là où le ciel rencontrait la terre, il se dorait; une pointe isolée rutilait, couleur de rose. Si j' arrive jamais au sommet de cette pente, je serai au pied d' une barre de rochers à pic. Est-ce notre but? La Suisse est-elle là-haut? Mes voisins étaient de cet avis.

Ils avaient raison. La crête était le terme de notre ascension. C' était le Felikjoch. Goliath et son ami nous taillaient des marches. « Ne regardez pas derrière vous, disaient-ils, regardez où vous mettez les pieds. » C' était dangereux. Nous étions sur la glace. C' était le passage contre lequel on nous avait mis en garde, à Champoluc. Il pouvait être dangereux, mais il n' était pas pénible; il ne m' épuisait pas comme l' avait fait la neige. Je grimpais très lentement, presque en me traînant, mais je ne me sentais ni fatigué ni découragé. J' étais transporté de joie. J' atteignis la crête. C' était la Suisse. Le matin était là; le jour s' était éveillé. Le monde inerte naissait à la vie.

La France, l' Italie, la Suisse: trois pays pour ce spectacle solitaire; trois pays et pas un homme ou une habitation en vue. Un désert de pics, comme la partition d' une symphonie dont les notes attendent qu' on les joue. Un prodigieux squelette. Un monde sans nom; deux syllabes collectives: les Alpes.

Goliath n' était plus le géant de la nuit. Il était content comme un gamin. Il riait, il nous félicitait. A la lumière du jour on aurait pu le prendre pour un touriste; ou un acteur dans un film de montagne. Il appartenait au XXe siècle, c' était un cosmopolite, un homme comme nous. Lui et son ami Die Alpen - 1946 - Les Alpes25 nous dirent adieu au col. En tant qu' Italiens ils n' avaient pas le droit d' entrer en Suisse, où ils auraient été internés. Nous n' avions plus qu' à descendre à notre gré; nous étions libres et nous n' avions plus besoin de guides, dit Goliath.

Nous allions bientôt nous apercevoir à quel point il se trompait. Pour descendre du Felikjoch, il faut traverser un glacier qui est l' un des plus dangereux des Alpes; c' est ce que nous dirent les soldats suisses qui vinrent nous chercher dans l' après. Ils nous amenèrent à la cabane Bétemps. Ce fut une descente difficile; son danger et l' adresse des Suisses nous étonnèrent. Mais c' était un travail machinal. Nous étions en sécurité: les Allemands ne pouvaient plus nous atteindre; nous avions franchi le col. Ni pour le corps, ni pour l' esprit ce n' était plus une aventure, une expérience vivante, comme l' avaient été la nuit et le matin.

Le lendemain, en descendant à Zermatt, j' appris le nom des montagnes qui avaient formé notre univers anonyme. Il y avait le Mont Rose, Castor, Pollux, le Breithorn — les auberges de Champoluc ont été nommées d' après eux. Maintenant, ces mots avaient un sens pour moi. C' étaient toujours des squelettes, mais revêtus de la chair de ma propre vie; et le cours de mes souvenirs coulait maintenant dans leurs veines de pierres.

Et je fis une découverte plus importante que toutes les autres. Un pic isolé avait un aspect très frappant. Je me souvenais d' en avoir vu des photos ou des dessins, ou peut-être sa forme a-t-elle une symétrie qui le met à part dans cette gigantesque famille en lui donnant la perfection de l' art. C' était, comme je l' appris, le Cervin. C' était lui qui m' avait contemplé, ce matin, avec cette chaude lueur rose sur sa joue. D' autres montagnes des Alpes ont une histoire, mais celle du Cervin a passé dans la légende, comme celle de l' Angleterre des Plantagenets à travers les pièces de Shakespeare. Ce que sont les rois de Shakespeare à ceux dont il ne s' est pas occupé, tel est le Cervin par rapport aux autres montagnes des Alpes. L' historien et l' alpiniste connaissent les uns; le monde entier connaît les autres. Un nom, une légende, une image, un souvenir. Le Cervin est tout cela. Je l' avais vu — sans plaisir, sans effroi, avec indifférence, les pieds enchaînés — sans savoir ce qu' il était. Maintenant, libre, je savais son nom, et il m' était familier, émouvant comme celui d' une tragédie grecque ou le numéro d' une symphonie de Beethoven.

Je pensais à mon vieil ami Martin Conway, le seul alpiniste que j' eusse connu. Avec quelle sympathie, avec quel trésor de sagesse Martin, qui est mort en 1937, aurait écouté l' histoire de notre nuit! Je souriais en pensant au titre de son livre, The Alps from end to end, anticipant le plaisir de le lire bientôt. Je ne connaîtrai jamais les Alpes de bout en bout, mais un jour d' automne de 1943, je les ai connues heure après heure. Il faisait nuit, je ne savais pas où j' allais, mais, une fois parti, je ne pouvais plus rebrousser chemin; je devais continuer jusqu' au moment où le soleil se lèverait, où les plus hauts sommets de trois pays contempleraient un monde désert.

Wil, 19 octobre 1943.

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