La vallée de l'Hongrin
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La vallée de l'Hongrin

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PAR DONALD MORIER-GENOUD, LES MOULINS

Depuis quelques années, on parle fréquemment, dans la presse, de la vallée de l' Hongrin, où l'on va construire un lac artificiel, destiné à alimenter notre réseau électrique vaudois. Si ce projet n' a pas provoqué de levée de boucliers ni passionné l' opinion publique comme ce fut le cas pour le projet du Spöl, ce n' est pas seulement en vertu de l' éloignement de la dite vallée de notre Parc national, mais surtout parce qu' on ne la connaît, en général, pas.

Et cependant, l' Hongrin sort du Lac Lioson, chanté par tant de poètes romands et dont Eugène Rambert a exprimé la beauté dans cette strophe:

Divine larme déposée Dans le pli du vallon désert Comme une perle de rosée Dans le creux d' un calice ouvert.

6Die Alpen - 1959 - Us Alpes81 Parti d' une altitude de 1851 m, sur le versant nord de la chaîne Chaussy-Tornettaz, l' Hongrin s' engage à la Lécherette dans une vallée longue de 22 km et formant un arc de cercle resserré entre les Monts Chevreuils-la Dent de Corjon d' une part, le Mont d' Or, les Rochers de Naye, la Dent de Lys de l' autre. Il se jette dans la Sarine en aval de Montbovon, ayant parcouru une distance de 14 km sur Vaud et de 8 km sur Fribourg. La vallée, bordée dans sa plus grande partie de parois de rochers ou de pentes abruptes, ne s' élargit guère que dans la région de la Lécherette et de la Jointe, au confluent du Petit Hongrin. Elle ne possède pas de villages, tout au plus quelques chalets, habités toute l' année.

L' importance de cette vallée résidait autrefois dans le fait qu' elle était un lieu de passage important, probablement le débouché le plus ancien et le plus praticable du d' Enhaut vers le bassin du Léman. A l' époque où les gorges de La Tine, vers Montbovon, étaient tout aussi infranchissables que celles de la Grande Eau, en dessous du Sépey, il semble que les « Damounais » utilisaient essentiellement les cols de Sonlomont et des Gaules, qui de d' Oex et de Rossinière conduisaient directement vers l' Hongrin et le col de Chaude.

Une récente acquisition du Musée du vieux d' Enhaut appuie cette thèse. Il s' agit d' un grand plan de la partie centrale de la vallée de l' Hongrin à l' échelle d' environ 1:1300, exposé dans la salle des documents. Il mesure à peu près 1,50 m sur 1 m, est daté de 1714 et orné d' une rose des vents en couleurs. Ce plan porte les inscriptions suivantes:

« Plan et vue du vallon où sont situées les Montagnes au Tour du Torrent, dit le Longrin, vulgairement appelées les Montagnes des Ongrins la plus grande partie rière L' Honorable Commune du Château d' Oex.

Le Torrent du Longrin, formé de trois branches se précipitant parmi des rochers et des cataractes fort étroits, a une telle impétuosité, au sortir d' iceux qu' avec la quantité d' eau de laquelle il est grossi en temps de pluye, ronge et emporte du Terrain des dites Montagnes, son Lit estant en divers Endroits de plus de 117 pieds de Berne de Largeur, profond à proportion. Echelle de cent Toises de neuf pieds de Berne chacune.

Ce plan a été tiré le dernier septembre et Premier octobre 1741 par Pierre Cuenet, Accompagné de Messieurs les Députez et commis de l' honorable Communauté de Château d' Oex et Messieurs les assesseurs. » La carte, fort bien conservée, donne une foule de détails se rapportant tous aux difficultés d' en de la « route construite en 1682 » que le torrent a emportée sur une grande distance en amont du pont de la Vuichoudaz. Le pont, lui-même, a aussi été emporté et l'on signale toutes les pierres, aptes à porter des passerelles provisoires, voire le bois encombrant encore certaines parties du lit de la rivière. Le pont de la Vuichoudaz est de première importance, puisque c' est là qu' aboutissent les chemins de Chaude, du Tabousset et des Gaules.

Nous savons qu' en 1798 le passage fut encore gardé par les troupes du d' Enhaut et de Berne, mais la construction des routes de Bulle et d' Aigle au siècle dernier, puis celle de la ligne du MOB en 1904, a fait abandonner complètement ce lieu de passage.

Tant que les armaillis de d' Oex ont encore « tenu » les pâturages en dessous du Tabousset, la route de 1682 fut régulièrement maintenue et elle était encore carrossable en 1920.

Aujourd'hui, il n' y a plus qu' un pauvre sentier, dominant la gorge du « Rocher coupé ». Des routes modernes ont été construites vers 1925 sur Vaud et sur Fribourg, mais elles ne se rejoignent pas. Ainsi, le passage le mieux entretenu dès 1682 n' est plus guère praticable que pour les piétons.

Comme ce sont les touristes qui sont le mieux à même de découvrir la poésie des lieux, je ne résiste pas à l' envie de citer ici les impressions de M. Louis Seylaz, parues en 1924 dans son beau livre « Nos Alpes vaudoises »:

« De la Lécherette, je ne connais pas, pour gagner les bords du lac, de chemin plus frais, plus varié, plus pittoresque, que celui de la vallée de l' Hongrin et du col de Jaman. On y éprouve le plaisir rare d' être ramené loin en arrière dans un autre siècle. Cela commence dès la Tête des Pralys, une ravissante clairière que l' Hongrin entoure d' une boucle écumante. De là et pour de longues heures, on se sent séparé du monde. Un étroit horizon vous enferme de toutes parts. Pas de route, pas de hameau. Les rares chalets égrenés sur les pentes ont l' air tellement perdus qu' ils augmentent l' impression de solitude. Aussi est-ce une surprise, après une heure de marche sous les sapins et les aulnaies, de rencontrer la scierie du Pâqueret. Un peu plus loin le Tabousset dresse au milieu d' un pré une étrange façade blanche éternellement close, endormie dans une torpeur léthargique. Nous sommes à un carrefour important de ce désert. Les ruisseaux des Charbonnières et du Petit Hongrin viennent grossir, au fond d' une gorge inaccessible le torrent principal. Ici aboutissent et se croisent les chemins de Sonlomont, de la Pierre du Moëllé, des Agittes, de Roche, du Pertuis d' Aveneyre, du Col de Chaude, de Montreux et de Montbovon. » Le Dictionnaire géographique de la Suisse, datant de 1903, dit que la vallée est extrêmement boisée et que l' exploitation des bois constitue la principale occupation des habitants. A cette époque, la vallée possédait deux scieries, l' une au Pâqueret, l' autre Sous la Barmaz. Les planches et les échalas ( fabriqués en grand nombre ) étaient sortis à char, durant l' été, par le méchant chemin escaladant alors le rocher des Pralys, vers la Lécherette. Cette industrie fournissait du travail à la population de la vallée mais le faible prix du bois maintenait les coupes dans des limites modestes. Le bois ne se payait pas au mètre cube mais à l' unité: un sapin valait environ cinq francs, fût-il de un ou de dix mètres cubes.

Vint la guerre de 1914 et la hausse des bois qui s' ensuivit. Le jour où le prix du mètre cube atteignit cinquante ou même cent francs, il fut possible d' exploiter les forêts les plus écartées et la vallée de l' Hongrin connut une activité intense. Dès lors les billons furent conduits durant l' hiver dans les grandes scieries du pays et il était courant de voir jusqu' à vingt-cinq chevaux tirer leur lourd chargement sur les pistes glacées. Les paysans, leurs fils, voire leurs filles conduisaient les attelages de l' aube jusqu' à la nuit.

La grande difficulté était de maintenir les chemins ouverts par grosse neige, non seulement pour les transports mais aussi pour ceux qui, par manque de fourrage, devaient descendre avec leur bétail. Tel fut le cas de l' hiver 1923-1924, entre Noël et le Nouvel an. Douze hommes, avec vingt-cinq génisses et deux chevaux, s' employèrent durant trois jours à ouvrir le chemin jusqu' à la Sierne au Chien pour atteindre la Lécherette. La traversée du pâturage des Antheines, à elle seule, prit vingt-cinq heures de travail. Il fallut même scier la surface durcie de la neige. Le 2 janvier, tous ceux dont les granges étaient vides quittaient la vallée. Pour ceux qui restèrent, la neige fut si dure, dès la mi janvier, qu' elle portait les chevaux. On travailla alors très tôt le matin et jusque vers 15 h. Dès la fin mars, la neige fut « pourrie » et il ne fut plus question de sortir.

En 1906, la population de la vallée comptait vingt-cinq feux, dont quatre temporaires. Si l'on ajoute que la famille Ramel comptait seize enfants, on comprendra qu' une école était bien nécessaire. M. Alfred Favre, des Crêtes, y fut régent au début de ce siècle. Né et élevé là-haut, doué d' une bonne instruction et d' une fort belle écriture, il fut désigné à dix-huit ans pour faire l' école. Son traitement était de 500 francs pour l' hiver et M. Favre a son œil qui brille encore aujourd'hui en parlant de l' aubaine qui lui échut à ce moment-là. La discipline n' allait pas mal, me dit-il, bien que quelques grands garçons de seize ans fussent physiquement plus forts que lui. En ce qui concerne le programme, l' inspecteur montait une fois par année le contrôler, mais le maître d' alors me semble s' être plus soucié d' assurer la sécurité de l' arrivée et du retour du citadin que de l' im remportée à Lausanne. Ceci ne veut nullement dire que cet enseignement, qui visait plus à la qualité qu' à la quantité, n' ait pas été excellent. Preuve en est la richesse et la précision du vocabulaire d' un des élèves de cette époque, M. Noé Ramel, qui a pourtant passé la plus grande partie de son existence, seul, dans la vallée du Petit Hongrin, à une ou deux heures de toute autre habitation.

Jusque vers 1860, il y avait un four aux Crêtes, au bord de l' Hongrin. Quand les paysans avaient planté leurs pommes de terre, ils utilisaient le reste de leur provision pour faire du pain-gâtelet. ( Voir à ce propos l' article de C. Delachaux « Le gâtelet au d' Enhaut », N° 1 du Folk-Lore Suisse de 1943. ) Cette réserve de pain suffisait pour les périodes d' hiver, où l'on ne pouvait aller ni aux Mosses ni aux Moulins pour faire des achats. Après la disparition du four, on se constitua des réserves de « flanges ormonanches », beaucoup plus épaisses et pourvues, en leur milieu, d' un trou permettant de les suspendre à une latte dans le grenier. De temps en temps un boulanger de Rossinière montait avec une hottée de pain, par Les Moulins et le col de Sonlomont. Mais, pour semblable performance, il eût fallu « du souffle ». Or, si mes souvenirs sont exacts, le brave homme, du nom de Chaduteau, paraissait pâle et maladif, ce qui fait que ses tournées ne durèrent guère.

C' est alors que vers 1902, M. Henri Henchoz eut l' idée d' adjoindre à sa ferme un four de boulanger et d' installer dans sa maison un petit magasin et une salle d' école. Ainsi, le Croset, situé assez haut sous le col, allait devenir pendant un quart de siècle le centre de cette région. M. le pasteur Chuard, pasteur à d' Oex et aujourd'hui nonagénaire, montait à pied faire le culte là-haut. Ses jeunes paroissiens d' alors se souviennent de l' avoir accompagné pour ses soirées de Noël. Tout leur semblait féerique: l' enthousiasme communicatif du pasteur, la généreuse réception de la famille Henchoz et finalement le retour sous les étoiles avec six cents mètres de descente en luge sur Les Moulins.

Si le mérite du pasteur était grand, celui de ses catéchumènes ne l' était pas moins. Durant les deux hivers 1911, 1912, j' ai vu deux filles passer le col ( on ne connaissait pas encore les skis ) deux fois par semaine pour venir suivre le catéchisme à d' Oex. Elles reprenaient vers 16 h., chargées comme des mulets, le chemin du col. Derrière-Sonlomont, comme on disait alors, était rattaché à la paroisse de d' Oex, et un enterrement n' était pas une mince expédition: il fallait monter le cercueil jusque sur le col, le descendre en luge aux Moulins et, de là, le porter au cimetière du chef-lieu. Cela représentait neuf cents mètres de dénivellation à l' aller comme au retour.

Aujourd'hui, un seul ménage habite encore la vallée toute l' année. Pour combien de temps? Ne suffirait-il pas d' un nouvel hiver de grosse neige et d' avalanches, semblable à ceux de 1952 et 1953, pour montrer l' inanité des efforts d' un homme luttant seul contre les éléments ou contre le courant qui emporte les populations montagnardes vers les centres? Parlant des routes construites pour freiner la dépopulation des campagnes, un Français disait: « Elles ont surtout permis aux habitants de partir plus vite! » Ce n' est donc pas le barrage qui aura été la cause de l' abandon de la vallée de l' Hongrin. La magnifique forêt de Charbonnières subsitera et le lac n' enlèvera rien au pittoresque de ces lieux. Ils resteront un charmant but de course en été et verront toujours de nombreux skieurs l' em pour gagner les Monts Chevreuils, de Naye ou de la Pierre du Moëllé.

La seule opposition à la construction du barrage est venue de Fribourg. Notre canton voisin ne voulait, du reste, par son intervention, que faire aussi valoir ses droits sur cette rivière. L' été dernier, un arrangement a été signé entre Vaud et Fribourg. Leur antagonisme passager n' a pas troublé les bonnes relations qui ont toujours existé entre les anciens sujets du Comte de Gruyère. Preuve en soit le succès du tir commémoratif des trois Gruyères, organisé, en août 1958, précisément au bord de l' Hongrin, sur le beau pâturage des Antheines.

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