L'arête est du Bietschhorn
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L'arête est du Bietschhorn

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A Eugène Chenuz, qui nous a conduits à la victoire.

En dépit des présages néfastes du jour et de la date, ce fut une joyeuse caravane qui s' agrégea ce vendredi 13 août 1926 à l' Hôtel du Mont-Cervin à Viège. L' ordre de marche avait été lancé quinze jours auparavant, et tandis que je descendais de Treutz Bouc sur Praz-de-Fort par le joli sentier de la Pourriaz pour rallier le lieu de rendez-vous, je me demandais combien répon-draient à l' appel de la petite carte expédiée en pleine dispersion des vacances.

A Martigny, je trouvai déjà Paris, le photographe de l' expédition, et Mabillard, qui ramenait un visage brûlé par les neiges du Combin. Au crépuscule, Chenuz descendit des hauteurs de l' Ochsenhorn et de Visperterminen, où il avait été rôder, chamois solitaire et infatigable. Trivelli et Liengme arrivèrent du fond du Val Bavona. A minuit enfin, Burnier et Cœytaux débarquaient du dernier train, courbaturés et engourdis de sommeil.

A la montagne, comme dans la vie, trop de science est parfois un encombrement inutile. Nul de nous n' avait jamais pénétré dans le Baltschiedertal, et les renseignements livresques que j' avais retenus donnaient Ausserberg comme point de départ. Le petit village de Baltschieder, qui cache ses maisons noires sous des treilles luxuriantes, est absolument désert lorsque nous le traversons, à 6 heures du matin; personne qui puisse nous renseigner. C' est pourquoi je crois devoir mépriser le sentier qui, remontant la rive droite du torrent, passe sous le viaduc de la ligne du Lœtschberg, et je lance la caravane à l' assaut des pentes abruptes, coupées de bancs de rocher et de murs croulants, obstruées de blocs et de ronces, qui montent vers Gründen. Miséricorde! Quel d' œuvre! Au bout de vingt minutes, nous étions tous éparpillés sur les talus pierreux, trébuchant, suant, soufflant, sacrant. Et toujours personne sur les lambeaux de prés, dans les carrés de seigle, autour des rares et pauvres mazots, pour nous remettre sur la bonne voie. Seul Chenuz, grâce à son ignorance et à son bon sens, s' est échappé par la droite et a disparu. Nous ne devions le retrouver qu' à la cabane, où il arriva plus de deux heures avant nous.

Toutefois, après trois quarts d' heure de ce calvaire, nous finissons par rencontrer un bisse et le sentier. Dès lors, et jusqu' au refuge, les aventures sont finies et ce n' est plus qu' une longue promenade. Promenade pleine de charme, au reste. Les rudes raidillons d' Ausserberg n' ont pas réussi, avec toutes leurs chausse-trapes, à nous mettre de mauvaise humeur. Ce val Baltschieder ne mérite pas, croyons-nous, la vilaine réputation de sauvagerie inhospitalière et d' affreuse désolation que lui ont faite les premiers explorateurs 1 ). Les hautes crêtes qui l' enserrent y maintiennent jusque tard dans la matinée une ombre délicieuse. Des cascades déroulent sur le flanc de ses parois leurs écharpes flottantes. De superbes mélèzes sont piqués sur les alpages du Krutberg.

La journée est jeune encore, et nous sommes riches de temps autant que d' espoirs. Vers 1500 m. nous faisons une longue halte au milieu d' un chaos de blocs monstrueux et fleuris sur lesquels tremble l' ombre légère des bouleaux. Seul le désir impatient de franchir enfin la porte des merveilles, jusqu' ici jalousement barrée par la fière sentinelle du Stockhorn, nous pousse en avant. A partir de ce point, le nouveau sentier passe sur la rive gauche. Il gravit à droite une longue croupe gazonnée, se repose un instant sur la terrasse de la Martigschüpfe, passe près des minuscules chapelles de Hohebitzen, après quoi il se faufile entre les gros blocs de la moraine pour aller se perdre sur le glacier.

Avec une soudaineté qui rappelle l' arrivée sur un col, tout un pays nouveau s' est dévoilé; pays tant de fois étudié sur la carte, dans les livres, sur les images, mais dont la réalité sensible, vivante, lumineuse, puissamment modelée, enchante et déroute nos regards, en même temps que sa forte empreinte se substitue, dans notre mémoire, aux pâles souvenirs livresques. Désormais nous verrons toujours ce vaste cirque, avec son arène encombrée de blocs gigantesques, ses larges golfes glaciaires, ses falaises crénelées, ses plateaux neigeux où poudroie la lumière, le tout dominé par la fière figure du Bietschhorn, resplendissant dans sa cuirasse de glaces étincelantes, bardé du haut en bas de tassettes d' or. Au centre de l' amphithéâtre, sur la proue rocheuse du Jägihorn, dont l' étrave de granit fend les vagues des deux Baltschiedergletscher, une petite tache grise, de forme régulière: c' est la cabane, où, un peu avant deux heures, nous sommes enfin tous réunis.

Cette Baltschiederklause, juchée à 2800 mètres d' altitude, au plus haut des maigres gazons du Jägithierweidli, est une vraie merveille. Je ne connais aucune autre cabane qui marque mieux les progrès accomplis en ces dernières années dans la construction des refuges alpins. Sans remonter jusqu' aux antiques et vénérables huttes de pierres —première cabane d' Orny, de Panossière, du Cervin —, je songe au type des cabanes en bois, cages lambrissées que la pression des vents ou des neiges ne tarde pas à gauchir, à fissurer, et d' où, si la place, la lumière et le confort ne font pas défaut, toute grâce, tout élément décoratif, toute note artistique semblent avoir été, chez la plupart, délibérément bannis. Ici, dans ce repli profond et ignoré des Alpes, l' archi s' est heureusement souvenu de la parole du poète: A thing of Beauty is a joy for ever ( une chose belle est une source éternelle de joie ). Il a compris enfin qu' une cabane pouvait et devait être autre chose qu' un abri en forme de caisse, que la simplicité n' exclut pas la grâce des lignes et des formes, qu' à la beauté des montagnes doit correspondre la beauté de l' industrie humaine, et il a réussi à unir, en cette construction, à la solidité et au confort indispensables, l' harmonie des lignes et des proportions, la robuste sincérité du matériau, le soigné et le fini du détail, bref, beaucoup de cette grâce et de cette beauté regardées trop longtemps comme inutiles dans les refuges alpins.

L' après se passa en flâneries. Trompant les sinistres présages que nous avait donnés, à l' aube, au départ de Viège, un ciel peuplé de longs poissons rouges, le temps se maintenait beau; un léger vent du nord nous était une garantie suffisante du lendemain. Toutefois, ce n' est pas vers l' horizon du sud, où la Sudlenzspitze découpe sur un ciel d' opale la faucille blanche de sa crête, que se tournent les regards; nous n' étudions que distraitement, aussi, les longues murailles de la chaîne du Gredetschhorn; tous, par contre, le cou tendu, la tête renversée en arrière, tenons nos yeux braqués sur la face orientale du Bietschhorn.

Il est vrai, comme le dit M. Julien Gallet, « qu' il est à lui seul un spectacle ». Mais, ce jour-là, c' était un autre attrait que celui de sa farouche beauté qui y rivait nos regards: le problème de la grimpée. Bien que résolu, par d' autres, depuis longtemps 1 ), il gardait pour nous tout son mystère et toute son attirance. Cette arête orientale, surgissant du glacier au point 3098, s' élève d' abord par une succession de vagues, avant de s' élancer, plus rapide et nerveuse, à la rencontre de la ligne de faîte.Vers le haut, elle est coupée de quelques ressauts abrupts, puis elle forme un toit neigeux qui va se souder à la corniche sommitale à cinquante mètres au sud du cairn. Par son orientation, par les mouvements de ses lignes souples et hardies, elle rappelle beaucoup la fameuse arête des Quatre Anes. Mais tandis qu' à la Dent Blanche on chemine le plus souvent sur le flanc droit, par de longues écailles de gneiss schisteux, on ne s' écarte guère de la crête de l' arête est du Bietschhorn, extrêmement effilée.

La donnée du problème est donc simple: suivre cette arête jusqu' au bout. Mais quelles surprises nous réserve sa lame ébréchée? On nous avait dit: « S' il y a de la neige, vous ne l' aurez pas. » Or, de la neige, il y en avait, et même beaucoup, en ce misérable été 1926. A partir de 3400 mètres, la montagne était toute blanche et resplendissait sous les rayons obliques de l' après. C' est pourquoi tant de regards anxieux étaient tendus vers le sphinx, comme pour lui arracher son secret. Le livre de la cabane mentionnait en cette saison deux tentatives par cette voie: toutes deux avaient échoué. Mais à quoi bon ces préfigurations? Demain aura soin de ce qui le regarde; à chaque jour suffit sa peine. Et l'on s' en fut souper.

Jusqu' en 1923, les rares caravanes qui choisissaient ce chemin d' ascension bivouaquaient généralement à la Martigschüpfe, à 2000 m. environ. Pour atteindre le glacier, elles avaient deux heures de marche pénible, dans l' obscu, sur des pentes d' éboulis et d' affreuses moraines, dont les blocs ont dû répercuter des imprécations à faire trembler les chapelles et les saints de Hohebitzen. Deux autres heures étaient nécessaires pour gagner le pied de l' arête, qu' elles attaquaient par son versant méridional, après avoir remonté assez haut une baie du glacier.

Aujourd'hui, une heure et demie de marche sur les champs de neige faciles du glacier de Baltschieder nous amènent à la rimaie sur le flanc nord de l' éperon inférieur, d' où une pente neigeuse conduit à la première selle que dessine la crête. A ce moment, Mabillard veut se décorder. Hier déjà, il était indisposé; ce matin, il ne se sent pas en forme: nausées, palpitations, etc.; il aime mieux renoncer que de compromettre le succès de notre journée. Nous l' encourageons de notre mieux à persévérer. Ce serait dommage de déranger la symétrie de deux si belles cordées. Bien qu' il puisse le faire sans aucun danger, nous serions navrés de le voir reprendre le chemin de la cabane pour redescendre, seul, ce long val Baltschieder. La seule façon honorable de sortir de ce cirque dantesque est de passer par le sommet du Bietschhorn. Allons! Mabillard, encore un coup. C' est la marche sur le névé insuffisamment durci qui t' a fatigué. Viens au moins jusqu' à l' arête; ça ira mieux dans le rocher.

La rimaie traversée, nous attaquons la pente de neige. Un bon coup de pied suffit pour y marquer des marches solides, et nous sommes bientôt sur la selle neigeuse au-dessus du premier éperon de l' arête. Celle-ci se redresse pour former un large renflement en dos de zébu. Le travail va commencer. Pour ménager mes forces, car la frappe des pas dans la neige durcie m' a un peu essoufflé, je prie Chenuz de prendre la tête un moment, et nous renversons l' ordre de marche de la cordée. Aucune difficulté au début; des rocs fracassés, des feuillets branlants, mal cimentés par la neige qui remplit tous les creux. Mais très vite l' échine se redresse, s' amenuise, se hérisse de lames tranchantes que, suivant le cas, nous gravissons ou tournons. C' est ainsi qu' au bout d' une heure peut-être, nous sommes rejetés vers la droite dans un couloir de la face N.E. Le fond est constitué par des dalles grises irrégulières, recouvertes de neige et de verglas qui masquent les rainures et les prises. Çà et là émergent quelques blocs, les uns solides, les autres adhérant à peine à la pente raide. Lorsqu' on s' y agrippe, ils font entendre un grincement lugubre, et l' imprudent qui y a posé la main la retire comme si ce granit glacé était du métal chauffé à blanc. Toute notre cordée est engagée dans cette ravine. Chenuz travaille toujours à l' avant, léger, rapide, choisissant son chemin avec une merveilleuse habileté. Enfin il surmonte les dernières dalles et se hisse dans l' encoche. Nous serrons et crions à la seconde caravane, collée au flanc d' une tour à la base du couloir, qu' elle peut avancer. Chenuz se livre déjà à une voltige aérienne et malaisée, sur la crête tranchante et délitée. Tout à coup le talon brusque de Mabillard, raclant le parapet ruiné, déchausse une plaque de granit. Un cri! Paris, collé aux dalles du couloir, n' a que le temps de s' y aplatir encore davantage. La faux sifflante effleure son chapeau avant de rebondir en parabole, accompagnée dans le précipice par le ricanement du menu gravier. Pas de mal, mais l' alerte a été chaude, et nous accélérons notre chevauchée sur cette lame de scie. Ici, du moins, nous sommes en sûreté.

Les heures avaient passé. Depuis un moment nous étions à l' affût de quelque plate-forme, de quelque balcon où nous pourrions déjeuner. Mais c' est en vain que nos quatre paires d' yeux fouillent le terrain: cette dure arête ne laisse guère de repos. Chenuz, infatigable, est déjà reparti. Tantôt on se glisse le long d' une fente, tantôt, serrant à pleins bras les flammes rocheuses de la crête, il faut avancer par une reptation latérale, en se propulsant des genoux meurtris contre la paroi. De nouveau, après quelques corniches de neige, l' échine se hérisse de pals infranchissables. Le flanc sud tombe en une muraille verticale; c' est encore sur le versant nord-est qu' il faut chercher le passage, cette fois en rampant d' un bloc à l' autre, puis debout, les pieds dans des marches douteuses, le corps renversé en arrière contre la face surplombante des gendarmes. Selon les mouvements de la muraille, Chenuz m' apparaît de temps en temps, cheminant toujours plus précautionneusement. Je le vois travailler sur le flanc d' une vilaine protubérance rocheuse cravatée de verglas et s' y hisser lentement. Il avance encore de quelques décimètres; je l' entends racler de ses crampons une dalle garnie de neige folle, à la recherche illusoire d' un point d' appui inexistant. Il finit par s' y fixer des genoux, et son piolet explore la dalle inexpugnable: « M' assurez? crie-t-il, je ne pourrai pas tenir beaucoup plus longtemps. » Sans répondre, nous nous cramponnons plus tenacement aux pauvres saillies, la main pressant la corde derrière le bec qui doit être l' ancre de salut. Le piolet de Chenuz sonne plus rageusement sur le granit; on entend le crissement aigre des pointes du crampon; d' un effort désespéré, par je ne sais quel miracle d' équilibre et de souplesse, notre chef a franchi le mauvais pas. A peine essoufflé, il se retourne et nous sourit, à califourchon sur l' arête: « C' est un sale bout », dit-il simplement.

Cette fois une halte s' impose. Justement voici enfin quelques blocs qui permettent de s' asseoir et, moyennant qu' ils soient accrochés au piolet par la bretelle, d' ouvrir les sacs pour déjeuner. Cette collation ne diminua guère leur poids. Déjà il fallait tourner dix fois le pain dans la bouche et le pousser en bas à renfort de longues lampées de thé. Les yeux n' ont guère plus de plaisir que la bouche. Ils sont plus occupés à scruter les lignes cassées de notre arête, ses derniers ressauts, qu' à admirer le paysage. L' un de nous résuma l' impression de tous en disant: « Ben! s' il y a encore beaucoup de passages comme celui-là... », laissant inexprimée une conclusion parfaitement claire. Au bout d' une demi-heure, nous repartons. Ce fut notre seule halte jusqu' au sommet.

A partir de ce point, la nature de la roche se modifie totalement. L' arête s' élance d' un jet hardi, rapide, mais régulière, sèche, chaude et d' une admirable solidité. Nous retrouvons là cette joie de l' escalade aérienne qui vaut bien, quoi qu' en dise Mummery, celles que l'on éprouve sur une paroi de glace ou sur une muraille pourrie luisante de verglas. Chenuz, toujours en tête, mène son train de jeune chamois, et nous nous élevons rapidement durant trois quarts d' heure environ. Cette fois les progrès sont magnifiques. Déjà, sur la faucille d' argent qui couronne la large face concave qui se creuse à notre droite, nous voyons briller la planche du signal.

Après cette belle grimpée sur une roche parfaite, la ligne d' ascension s' infléchit suffisamment pour permettre l' accumulation de la neige, et nous cheminons pendant vingt minutes sur cette crête facile. L' arête S.E. s' est singulièrement rapprochée, et dresse à notre gauche une procession hallucinante de hautes tours sévères, que nous avons, cette fois, tout loisir d' admirer. Peu à peu, à mesure que notre arête est se redresse, préludant à son dernier ressaut, le rocher réapparaît, d' abord sous forme de blocs piqués dans la neige, puis de pinacles. Nous atteignons ainsi l' endroit qui, la veille, de la cabane, nous avait paru être le point critique et qui est probablement la clef de cette escalade. La crête rocheuse, très effilée, est coupée par une petite brèche. Puis elle se relève brusquement, formant un bourrelet massif, une sorte d' énorme molaire allongée, débordant de tous côtés la gencive qui la supporte. Pendant que, accrochés par les coudes au fil de l' arête, nous considérons ce nouvel et sérieux obstacle, Chenuz s' est déjà glissé le long d' une mince fissure qui court sur le flanc droit du bastion, et disparaît derrière l' angle. « Je crois que ça veut aller », répond-il à nos questions. Cinq interminables minutes, dix peut-être, pendant lesquelles on l' entend piaffer de ses crampons sur la glace; après quoi c' est le piolet qui entre en action, par petits coups hésitants. Nous devinons que ça ne va pas tout seul là derrière, et qu' il travaille d' une seule main. Au bout d' un moment, un appel nous parvient: « de la corde », et, pour en fournir, Mabillard se coule à son tour le long de la fissure. Mais au moment d' opérer sur l' angle du bastion le rétablissement nécessaire, ses forces le trahissent. Deux fois il essaye, c' est en vain. Alors un ordre bref: « Chenuz en arrière, trois pas, vite! » et Mabillard atterrit heureusement sur la brèche. Le décorder, puis le faire passer en queue de la cordée tandis que j' allais prendre sa place ne furent pas des opérations faciles sur cette lame de faux entre deux précipices, et la patience de Chenuz fut mise à une rude épreuve. Enfin je peux suivre, et ce que je vois de l' autre côté me remplit de stupeur et d' admiration. De l' angle du rocher que Mabillard n' a pu tourner, la fissure redescend légèrement, puis s' arrête avec le granit sur l' encorbellement du bastion. Au-dessous, un effrayant couloir de glace grise. Je comprends alors: Chenuz, parvenu à l' extrémité de la rainure, a dû s' y suspendre du bout des doigts et, le corps ballant dans le vide, battre de son crampon la glace, jusqu' à ce qu' il y eût marqué une éraflure dont il se contenta comme support; puis, accroché de la seule main gauche, il a creusé une marche, puis deux, et il continuait tranquillement à entailler son chemin sur cette affreuse pente quand l' ordre de rétrograder lui est parvenu. Pendant que j' exécute cette même gymnastique, avec cette différence toutefois qu' il y a maintenant de bonnes marches pour accueillir mes pieds, lui est déjà reparti. Il s' agit de regagner l' arête par une pente de neige extrêmement raide, piquée de quelques blocs. De même que vers le haut du couloir Whymper à l' Aiguille Verte, avec lequel ce passage offre une certaine analogie, chacun de ces îlots, vu d' en bas, semble devoir offrir un poste d' ancrage solide; mais quand on y parvient, tout n' est que lignes fuyantes vers l' abîme. Nous allons d' un écueil à l' autre. La pente se redresse encore. La neige, trop molle ou trop folle, ne fournit aucun appui aux mains, et les derniers mètres, presque verticaux, sont des plus délicats au point de vue de l' équilibre. Enfin Chenuz réussit à passer les deux bras et son piolet par-dessus la corniche, et se jette littéralement de l' autre côté. C' est fini. La montagne est vaincue. Une épaule neigeuse large et facile nous amène au point de rencontre des arêtes E. et S.E., d' où, en quelques minutes, nous gagnons le cairn. Il est midi et quart.

Le récit de cette course devrait s' arrêter ici. En effet, les autres voies d' ascension du Bietschhorn — arêtes O. et N. ont été maintes fois décrites. Nous-mêmes, à ce moment, regardions la journée comme terminée et ne plus devoir fournir matière à aventures. Une caravane était montée la veille par l' arête nord. Nous dégringolâmes le bel escalier blanc qui écrêtait l' ourlet de la corniche jusqu' au point 3712. De là, un contrefort rocheux conduit au bassin du Nestgletscher. Le soleil y dardait ses flèches les plus mordantes. L' allure se ralentit sur l' échine croulante, sur les dalles fissurées, sur les plaques de neige traîtresse. Elle se ralentit encore davantage à l' approche du glacier. Là où en 1920 une rimaie insignifiante permettait un passage facile, se dresse aujourd'hui une haute falaise de glace et des séracs menaçants. D' en haut nous ne pouvons juger si la descente est possible. Un énorme bloc, envoyé en éclaireur, fait un plongeon dans le gouffre: le renseignement ne nous est que d' une médiocre utilité. Après avoir longtemps hésité, et malgré les objections de Burnier à qui « ça ne plaît pas du tout », les deux cordées décident de traverser toute cette face N.O. de la montagne, en se tenant au-dessus de la rimaie et des séracs. Ce fut une longue, pénible et inutile corvée. Tantôt la neige était molle, et le pied devait gratter jusqu' à ce qu' il trouve un point d' appui solide; ou bien la couche en était insuffisante, alors il fallait travailler du piolet. A deux reprises, des glissements, provenant des hautes parois sous le sommet, vinrent donner raison aux appréhensions de Burnier. Ces torrents suivaient les chenaux qui rayaient la pente, mais la violence avec laquelle ils frappaient les séracs au-dessous fit passer un frisson le long de nos échines en sueur. Le soleil impitoyable mordait comme un acide. La seconde cordée, qui suivait à cinquante mètres, jugea bon de rétrograder jusqu' aux rochers, d' où elle effectua la descente sans difficulté et sans autre danger que celui de chutes de pierres. Quant à nous, nous étions parvenus sous un renflement de glace où nous étions en sécurité. Il y eut encore quelques incidents tragi-comiques, au bord d' une crevasse dans laquelle, pour économiser la taille de quelques marches, nous prétendions cheminer.

Enfin ce fut le glacier, recouvert d' une épaisse nappe de neige semi-liquide. Heureusement, quelques nuages bienveillants, accrochés à la cime du Balmhorn, s' interposèrent entre le soleil et nos pauvres visages rôtis. Seuls les gosiers continuèrent à souffrir, brûlés comme par un feu intérieur. Ce fut la tâche principale du lendemain, d' y verser des breuvages lénifiants à toutes les étapes du chemin, entre Ried et Goppenstein.Ls Seylaz.

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