L'ascension du Mont Ararat
f Louis Seylaz1 L' Ararat est, avec le Mont Blanc, la montagne dont le nom est le plus populaire. Tous les enfants le connaissent, car dès l' âge le plus tendre, ils ont entendu raconter la légende terrible du déluge, et la façon merveilleuse dont Noé échappa à la destruction universelle. Chez les grands, ce nom évoque des souvenirs lointains et imprécis comme ceux des rêves; il fait revivre en l' homme l' époque heureuse de la première enfance, le temps on l' imagination, que la raison n' avait pas encore appris à brider ou à railler, s' élançait tremblante d' émoi délicieux dans les espaces inconnus.
La première fois que je pensai à l' Ararat comme à une réalité, c' était en 1905. J' étais adossé à l' Observatoire Janssen, au sommet du Mont Blanc, me demandant quelles montagnes plus élevées je pourrais avoir la chance d' esca encore. Mon ambition était sérieuse, je voulus l' enfermer dans les limites du possible, aussi j' écartai dès l' abord les cimes de l' Amérique et celles de l' Himalaya. Après quoi, il me restait l' Elbrouz et l' Ararat, l' Ararat surtout, plus familier à mon imagination.
1 II y a dix ans déjà que, le 27 octobre 1963, Louis Seylaz, membre d' honneur du CAS, rédacteur des Alpes de 1945 à 1955, tombait au Scex du Parc aux Feyes ( Préalpes vaudoises ).
Pour rappeler cet anniversaire, nous publions un texte très peu connu de Louis Seylaz, relatant son ascension du Mont Ararat en 1910 et paru dans une publication hebdomadaire: Le Tour du monde N° 34, du 26 août 1911, et diffuse par Hachette ( réd. ).
Il fallut attendre des années pour que toutes les circonstances favorables se rencontrassent en même temps. Enfin, le 30 juillet 1910, nous nous embarquions à Constantinople sur le Salzburg du Lloyd autrichien, en route pour Batoum. Cette fois encore, nous l' avions échappé belle: le choléra se propageait rapidement dans la Russie méridionale, en particulier dans les provinces que nous devions traverser, aussi y avait-il du flottement dans les esprits pendant les derniers jours à Constantinople.
Nous étions cinq: trois Américains, un médecin écossais et un membre du Club alpin. Huit jours plus tard, nous arrivions à Tiflis, on nous fûmes rejoints par le Révérend L., qui en était à sa deuxième tentative à l' Ararat, et par le professeur Rosenthal, de l' Observatoire de cette ville. Ce dernier avait obtenu que notre expédition fût officiellement reconnue comme mission scientifique. Par là, la plus grande difficulté que nous pensions rencontrer se trouvait résolue. En effet, toute la région de l' Ararat, aux confins de la Perse et de la Turquie, est comme en état de siège. La police y est exercée par de nombreux postes militaires, d' où les cosaques patrouillent le pays dans tous les sens. Le touriste imprévoyant, qui se sera mis en route sans de puissantes recommandations et sans des autorisations signées en haut lieu, se heurtera à un réseau infranchissable de difficultés, défenses, délais, dont il ne pourra se dépêtrer.
Nous quittons Tiflis le 7 août à minuit, par le chemin de fer que les Russes ont poussé jusqu' au cœur des hauts plateaux arméniens, et qui leur permet de jeter en quelques heures sur la Perse ou la Turquie, en cas de conflit avec ces Etats, de nombreux bataillons. Au matin, nous sommes encore dans les défilés sauvages de la Bortchala. Puis la ligne passe en tunnel le seuil montagneux de Kuludja et descend en courbes rapides vers Alexandropol. Nous sommes en Haute-Arménie; le paysage a complètement changé d' aspect. Plus de pentes richement vêtues de feuillage, plus de forêts, plus de vergers luxuriants. Des plaines arides, des croupes pierreuses, monotones, brûlées par un soleil implacable. On chemine en wagon des heures entières sans rencontrer un arbre. De loin en loin, un misérable village dont les maison de boue sont toutes flanquées d' une pyramide de bouse séchée, qui est le seul combustible de ces régions inhospitalières. La ligne suit maintenant la rive gauche de l' Arpa. De l' autre côté, noires dans la plaine brune, sont les ruines solitaires d' Ani, l' antique capitale arménienne. Le train va toujours, serpentant entre les collines calcinées, sous un soleil de feu, dans une désolation angoissante.
A deux heures de l' après, nous tournons à l' est dans la grande vallée de l' Araxe. Le sol moins ingrat se couvre de cultures: mais, coton, vignes. Scrutant le ciel, nous voyons apparaître, bien au-dessus de l' horizon, une large tache resplendissante: les neiges de l' Ararat. Une émotion intense nous saisit; nous approchons du but auquel nous avons si souvent rêvé et vers lequel nous marchons depuis dix jours.
L' Ararat est la plus belle des cimes d' un groupe orographique d' origine volcanique dont les sommités dominent les hauts plateaux de l' Iran et de l' Arménie. Le système commence en Perse avec le Sultan Dagh, puis viennent le grand et le petit Ararat, l' Ala, et, sur les bords du lac Van, le Nimrud Dagh, dont le sommet est occupé par un lac circulaire qui remplit le cratère du volcan mort. Le dernier représentant de ce groupe, à l' ouest, est le mont Argée en Cappadoce. Un trait caractéristique de ces sommités, c' est l' absence d' arêtes, de contreforts, de chaînons secondaires. La plupart affectent la forme d' un cône plus ou moins tronqué. L' Ararat, qui en est le type le plus parfait, se dresse au point de rencontre des frontières russe, turque et persane. A l' ouest s' éten la plaine de Bayazid et la vallée de l' Eu. Au nord et à l' est, la base de la montagne, qui a 120 kilomètres de tour- tout est gigantesque à l' Ararat - est encerclée par la vallée de l' Araxe. Il élève à la formidable hauteur de 5160 mètres son front couvert de neiges immaculées, soutenu par des lignes simples et harmonieuses comme celles d' un temple grec. Autour de lui, les plaines s' abaissent, les vallées se creusent et s' élargissent pour lui laisser l' espace. Il trône, monarque incontesté, formidable, dans une radieuse majesté. Et pourtant, ses jours, ou plutôt ses siècles, sont comptés. Son flanc nord montre la blessure qui lui sera fatale, une entaille faite par quelque Durandal fantastique qui a porté qu' au cœur de la montagne, laissant à nu ses flancs déchirés. C' est la gorge d' Akhuri, de funèbre mémoire, fissure sinistre dont les parois chancelantes promettent de beaux cataclysmes aux siècles à venir.
Grâce à la sécheresse du climat, grâce aussi à la profondeur des plaines environnantes, pendant l' été fournaises ardentes qui envoient le long des flancs de la montagne des vagues d' air brûlant, l' Ararat est relativement pauvre en neiges. Celles-ci ne le recouvrent qu' à partir de 4250 mètres. Toutefois, de longs névés descendent beaucoup plus bas, et l'on rencontre des plaques de neige déjà à 3400 mètres.
Cette pauvreté en neiges explique le petit nombre et les dimensions restreintes des glaciers de l' Ararat. Ils sont quatre, si l'on fait abstraction du plateau glaciaire du sommet. L' un couvre les pentes nord-est; il n' a pas de lit, il glisse en larges vagues parallèles sur le flanc de la montagne. Un autre descend au sud, entre deux échines rocheuses qui percent la croûte du névé. Un troisième occupe les terrasses du versant ouest. Mais le véritable glacier de l' Ararat, c' est au nord, dans la gorge d' Akhuri, qu' il faut le chercher. Les glaces blanches du faite, sous l' action de la poussée d' en haut, s' avancent jusqu' à surplomber les murailles du cirque, elles s' accrochent en festons d' argent aux parois sauvages, s' y cramponnent désespérément. C' est en vain d' ailleurs: à chaque instant de larges tranches lumineuses basculent et s' abîment avec un bruit de tonnerre au fond de la gorge sinistre, 2000 mètres plus bas. Là, elles se ressoudent, se reforment en glacier et viennent lentement reparaître à la lumière, mais sous quel aspect! sales, noirâtres, souillées de boue, couvertes de débris qu' elles charrient avec elles.
Nous débarquons à Kamourlou à six heures et demie, et passons la nuit dans le bâtiment du Gouvernement. Le lendemain matin, de bonne heure, des phaétons attelés de fringants petits chevaux tartares nous transportent avec nos bagages à Aralyk, de l' autre côté de la vallée. La distance est de douze verstes, la route est bonne, la matinée radieuse. Nous marchons droit à la montagne, dont les neiges étincellent à une hauteur prodigieuse avant de retomber en lourdes draperies. Son profil puissant remplit tout l' horizon devant nous. La majesté de l' Ararat ne frappe pas au premier abord; on voit la montagne de trop loin et l' œil ne peut du premier coup réaliser la grandeur de l' ensemble, tant les proportions sont harmonieuses. Au bout de quelques heures, et à mesure qu' on s' en rapproche, la beauté de cette cime, qui vous domine de 4200 mètres, s' impose avec la force d' une obsession, et vous oblige à relever, constamment la tête pour admirer ce tableau unique. Notre chevauchée matinale vers Aralyk porta notre enthousiasme à son comble.
Une demi-heure de galop nous amena à l' Araxe, beau fleuve rapide, limoneux, large de 150 à 200 mètres. Selon la tradition théologique arménienne, c' est une des quatre rivières de l' Eden. Comme il n' y a pas de pont et que le bac ne fonctionnait pas, il fallut descendre le long de la rive sablonneuse jusqu' au gué. Nous y prîmes un bain rafraîchissant pendant que les bagages étaient transportés sur l' autre rive.
Aralyk est un pauvre village mi-arménien, mi-tartarc, au bord de la plaine paludéenne. Des chevaux de relais nous y attendaient au poste militaire, où l' inévitable samovar chantait en notre honneur. Le paquetage de tout notre équipement ( provisions, sacs de nuit, instruments, presses à herbier, etc. ) prit un temps infini et il était midi lorsque la caravane défila entre les maisons de boue.Venaient d' abord les sept voyageurs, puis cinq cosaques avec le pristof ( commandant militaire ) qui voulait s' assurer lui-même de notre sécurité, enfin les bagages. Dix-neuf chevaux en tout.
Au sortir d' Aralyk, on quitte le fond plat de la vallée et l'on peut dire que l' ascension commence depuis là. Toutefois, la pente est d' abord imperceptible à l' œil, et pour s' assurer que l'on monte réellement, il faut se retourner après avoir chemine une demi-heure; alors on s' aperçoit que le regard domine déjà l' immense plaine. Tous les voyageurs ont parlé de la température torride de cette région, aussi étions-nous préparés au pire. Néanmoins la réalité dépassa nos prévisions: ce fut atroce. C' est une plaine légèrement inclinée, d' aspect désertique, formée de cendres et de roches calcinées. Rien n' y croît sauf quelques maigres buissons épineux. Le soleil et la réverbération en font une véritable fournaise. Le casque de liege vous protège contre les rayons d' en haut, mais ne peut rien contre la radiation terrestre. La gorge s' enflamme, les lèvres se collent aux gencives, la tête devient lourde. Les chevaux avancent peu sur le sol inconsistant, aussi faut-il cinq heures pour atteindre le poste de Takeltou, au pied de la colline du même nom. Une courte halte et nous repartons. Le pristof nous prie de ne pas nous écarter et de marcher ensemble, car le crépuscule tombe et les parages sont dangereux. Je remarque que les Cosaques ont enlevé leur fusil de l' épaule et le portent maintenant devant eux, en travers de la selle.
Le chemin monte rapidement. L' air du soir a rafraîchi bêtes et cavaliers; nos chevaux marchent vivement. A la nuit tombante, nous atteignons Sardar Bulak, plateau herbeux qui s' étend entre le grand et le petit Ararat, par 2350 mètres d' altitude moyenne. C' est là qu' est la source, célèbre depuis que les premières peuplades errantes sont venues paître leurs troupeaux sur les pentes de la montagne, qui a donné son nom au site: Sardar Bulak, c'est-à-dire « Fontaine du Sirdar »; c' est là que campent pendant tout l' été les tribus nomades kurdes; c' est là que les Russes ont édifié un poste militaire important, presque une forteresse.
Le commandant du fort, absent, avait mis ses appartements et son cuisinier à notre disposition; nous fûmes bientôt installés. Le to août fut consacré à une visite aux campements kurdes et aux préparatifs, en particulier à de laborieuses négociations avec Mehmed Beg pour les porteurs dont nous avions besoin.
Mehmed Beg, chef des tribus kurdes de l' Ararat, fut notre Note à dîner. C' est un homme superbe, d' une stature imposante, avec une physionomie ouverte et avenante. Sa poignée de main serre comme un étau et fait songer instantanément à celle d' Ursus, le Libyen de Quo Vadis. Il parle le russe et le turc également bien. Il descend d' une famille qui a régné sur l' Ararat pendant des siècles. Les Russes lui ont laissé son titre de chef, mais il reconnaît leur suzeraineté. La robe géorgienne qui est son costume habituel est le signe de son vasselage.
// août. Le départ avait d' abord été fixé à quatre heures, puis remis à six heures. Quand nos porteurs arrivèrent, ils commencèrent par discuter sur le poids des charges, ne voulant accepter aucun colis pesant plus de 5 kilogrammes. Il fallut refaire plusieurs paquets, répartir le surplus, ce qui donna lieu à des récriminations sans fin. Puis ils se disputèrent entre eux pour obtenir les charges les plus légères; bref, il était sept heures et demie lorsque la caravane put se mettre en route.
Nous n' allons pas loin. Au bout de dix minutes, les Kurdes jettent leurs colis à terre et se débarrassent de leur chaude robe de laine; puis ils s' as, allument une cigarette, bavardent, jacassent, parlant tous à la fois et à tue-tête. Un quart d' heure plus loin, nous arrivons à un ruisseau. Vlan! toutes les charges sont sur l' herbe et les porteurs courent s' abreuver longuement, puis s' as et recommencent à bavarder. Ce fut ainsi toute la journée; une marche de vingt minutes était invariablement suivie d' un quart d' heure de halte. Aucune remontrance n' avait de prise sur ces fainéants. Enfin, un temps précieux fut perdu au repas de midi, si bien qu' à quatre heures, trouvant un creux gazonné près d' un ruisseau à l' alti tude de 3500 mètres, les Kurdes se déchargèrent et se mirent à faire des cabrioles sur l' herbe, disant que c' était là le lieu de campement habituel et déclarant qu' ils n' iraient pas plus loin. Le chef de la caravane ne sut pas avoir l' autorité nécessaire pour les faire avancer. Trois d' entre nous - les jeunes — qui attendaient depuis deux heures quelque 200 mètres plus haut, durent redescendre en maugréant.
L' Ararat, je le rappelle, n' a pas de pans bien tranchés, pas d' arêtes saillantes, tout au plus des côtes, des échines rocheuses perçant la neige. L' une de ces côtes descend à l' est, forme, à 4200 mètres, une grande tour noire que les Kurdes appellent Tach Kilissa ( église de pierre ), puis, régulière et d' un relief accentué, s' avance presque jusque sur le plateau de Sardar Bulak. Une autre, rocheuse depuis le sommet, partage la face sud; à partir de 3400 mètres, elle s' infléchit au sud-est et s' abaisse par ressauts jusqu' au col entre les deux Ararat. Entre ces deux échines, un immense névé plonge du sommet jusqu' au de Tach Kilissa. Ensuite vient une zone couverte de blocs de lave noirâtre qui ceinturent toute la montagne entre 4100 et 3200 mètres. Plus bas, le secteur compris entre ces deux arêtes forme un terrain accidenté, coupé de ravines, couvert de pâturages parsemés de gros blocs. Un ruisseau y cascade puis se perd au moment d' atteindre le plateau. C' est le long de ce ruisseau que nous avons cheminé depuis le matin et c' est sur ses rives que nous établissons notre campement ( 3500 mètres ).
L' endroit et l' heure sont charmants. La terrasse gazonnée où nous sommes est une oasis dans le désert de pierres et de neiges. Des primevères d' un rose délicat, des gentianes d' un bleu ardent étalent leurs broderies dans l' herbe rase. Nous sommes dans la grande ombre de la montagne, mais le soleil couchant met une sertissure d' or aux neiges du sommet. Par-delà la silhouette élégante du Petit Ararat, le regard plonge librement au sud-est, où la Perse déroule à l' infini ses espaces monotones. Nous nous glissons dans nos sacs de nuit, les Kurdes se roulent dans leurs vastes robes,.
et la nuit rampe de la plaine vers les neiges de la cime qu' elle éteint.
Personne, les Kurdes exceptés, ne dormit beaucoup cette nuit-là, les uns à cause du froid, les autres à cause de la dureté des oreillers de roc; pour moi, la graisse de mouton qu' on nous avait servie à Sardar Bulak m' avait mis l' estomac en déroute. J' eus tout loisir d' admirer les étoiles; jamais, sous aucun ciel, je ne les vis aussi nombreuses et aussi brillantes. A deux heures quarante-cinq, Venus surgit de l' épaule du Petit Ararat, resplendissant d' un éclat remarquable. La transparence du ciel est merveilleuse.
A trois heures, je sors de mon sac de nuit et vain réveiller les porteurs, car le départ a été fixé à quatre heures. A quatre heures et demie, seuls deux d' entre eux sont prêts, sac au dos et piolet en main; à six heures, nous attendons encore les autres. Perdant patience, nous nous mettons en route, suivis bientôt par le Dr N le troisième « jeune ». Pendant deux heures, nous avons à louvoyer dans le chaos des blocs de lave, avec lesquels nous avons parfois de brusques accolades. Ces blocs sont le produit de la désagrégation d' im quartiers de rocs descendus des arêtes supérieures. Les masses mères se fendillent sous l' action du gel, semant leurs débris autour d' elles. Ces débris mesurent jusqu' à 2 mètres cubes. Les cassures sont franches et polies comme celles du verre, noires avec un éclat métallique violâtre. Ce qui reste de la masse mère prend, à la suite de ces désagrégations, les formes les plus imprévues et les plus fantastiques: sphinx, cheval, femme. On avance sur ce casse-cou en sautant d' un bloc à l' autre, le piolet faisant office de balancier. A huit heures, nous atteignons enfin un banc de roc solide que nous suivons en obliquant à droite. Après avoir traverse le grand névé de la face sud-est nous arrivons sur l' épaule de Tach Kilissa, à 4150 mètres environ. Il n' est que neuf heures, le temps est radieux et, chose extraordinaire, aucun nuage ne voile encore le front puissant de la montagne. La perspective nous fait paraître le sommet bien rapproché: il semble qu' en deux ou trois heures on doive l' atteindre aisément. Toutes ces circonstances favorables nous décident à continuer l' escalade. Les autres membres de la caravane sont loin derrière nous.
En étudiant la montagne, j' avais remarqué que l' arête de Tach Kilissa offre un chemin direct et facile vers le sommet. C' est donc dans cette ligne que nous continuons la grimpée. Pendant une heure, nous gravissons des rocs solides, parfois assez escarpés, mais en aucun endroit difficiles. Quand le rocher cesse, j' oblique à droite sur la neige avec l' intention de terminer l' ascension par la face est. Mais le soleil de midi a ramolli la neige; à chaque pas on y enfonce de 30 centimètres. Gravir les 800 mètres qui restent sur un pareil terrain, dans une atmosphère aussi raréfiée, serait par trop exténuant. En outre, une longue expérience m' a appris que rien ne prédispose au mal de montagne comme ces longues pentes de neige monotones. Faisant un crochet, nous revenons à gauche, traversons le grand névé, large de 5 à 600 mètres et atteignons l' arête sud. Elle s' élève en cet endroit par une succession de tours escarpées, n' offrant cependant pas de difficultés sérieuses à l' escalade, car les prises sont nombreuses.
La raideur de la pente ( 40° ), le manque d' en, la rareté toujours plus grande de l' oxygène rendent la grimpée pénible. Le fait que mon estomac refuse depuis deux jours tout aliment solide n' est pas pour augmenter mes forces. Nous montons 50, 60 mètres, puis nous sommes obligés de nous arrêter, pantelants. A chacune de ces haltes, le sommeil nous gagne, et chaque fois que je renverse la tête pour chercher le chemin, j' éprouve des vertiges. Ce sont là des prodromes caractéristiques du mal de montagne.
Plus haut, toujours plus haut! Chaque mètre d' altitude est péniblement conquis. Plus haut encore! Les haltes sont plus fréquentes et l' effort devient douloureux. La partie terminale de Parke sud est une pente d' éboulis jaunâtres qui, vue d' en bas, semble promettre une route commode pour les derniers pas. Mais quand nous l' at taquons enfin, nous trouvons qu' elle est formée d' un terrain abominable. En réalité, c' est une pente de glace noire, couverte d' une couche de roches sulfureuses pulvérisées, de cailloutis incon-sistants. A partir de ce moment, nous ne faisons plus un bon pas; le pied cherche en vain un point d' appui solide: tout croule, tout glisse. Les émanations sulfureuses empoisonnent le peu d' air que nous réussissons à aspirer. Nous allons titubant comme des hommes ivres. Le cœur et les poumons sont absolument à bout; le sang se précipite à 11 o pulsations à la minute; les lèvres bleuissent. Le sommet est tout proche et cependant nous désespérons de l' atteindre. Quand nous avons péniblement gravi deux ou trois mètres, le sol se dérobe et nous dégringolons avec les galets roulants. Faudra-t-il abandonner la partie et s' avouer vaincus?
Non et non! Je laisse ce pierrier maudit pour essayer la pente de glace à notre droite. La surface en est rugueuse, l' arête de la semelle ferrée y peut mordre. Sans perdre de temps à y tailler des marches, rassemblant toute notre énergie pour ce dernier effort, nous la remontons au pas de course. 20 mètres, 30 mètres, la pente faiblit; brusquement elle cesse. Une bourrasque terrible nous assaille et nous jette sur la neige où, pendant trois minutes, nous essayons de reprendre haleine. Alors seulement nous pouvons nous relever et crier notre victoire. A côté de nous se dresse le cairn, ce temple que l' alpiniste élève à la déesse de la montagne, et qui marque la conquête de l' homme sur la nature. Une bouteille y renferme les noms de nos devanciers, en particulier, ceux de l' expédition Ivan-gouloff, qui vint, en 1902, fixer des thermomètres enregistreurs dans une petite guérite de bois. Le sommet n' a pas été visité depuis. Durant cet intervalle de huit ans, la guérite a été arrachée de son piédestal par les ouragans, et gît maintenant, à moitié enfouie dans la glace, avec les instruments qu' elle devait protéger.
Il est trois heures un quart; le froid est mordant, le vent balaye le sommet avec une violence inouïe et transperce nos lourds vêtements de laine. Nos doigts sont si gourds que nous avons peine à manier l' appareil photographique. D' autre part, l' émotion du succès a chassé la fatigue: plus de palpitations, plus de halètements.
La cime de l' Ararat est vaste comme tout ce qui touche à cette montagne gigantesque. Un bataillon y pourrait manœuvrer à l' aise. C' est un plateau glaciaire, soulevé de larges ondulations. La plus haute de ces vagues est le sommet Abich ( oriental ). Une centaine de mètres plus loin, un beau dôme de neige forme le sommet Parrot ( occidental ). Il nous faut un quart d' heure de lutte contre le vent pour atteindre le premier de ces sommets, distant de deux cents mètres à peine du cairn.
Le ciel nous est resté propice jusqu' au bout; il n' y a pas un nuage sur la cime ou sur les flancs de la montagne. Mais qu' est la vue du sommet de l' Ararat? C' est l' infini du ciel et de la terre. Le ciel est bleu, la terre est brune. Ce sont partout des perspectives fuyantes de collines dénudées, de troupes brûlées, coupées çà et là par le fronton bleuâtre des montagnes lointaines. Après, tout se confond avec l' horizon. Au nord, l' Ala, dont nous admirions de la plaine de Kuludja les neiges éblouissantes, fait maintenant l' effet d' un vulgaire tas de pierrailles. A nos pieds, tout au fond de la vallée, l' Araxe déroule ses méandres paresseux, puis s' échappe par la trouée de Djulfa. Au sud-est, on distingue la vaste nappe du lac Urmia. Je cherche vainement à découvrir, sur l' horizon septentrional, les cimes blanches du Caucase, qu' un de nos devanciers croit avoir aperçues ' .Le vent nous glace, l' heure s' avance; il faut partir. Quittant le cairn, nous suivons d' abord la pente de débris sur une cinquantaine de mètres, puis obliquons à gauche sur le névé. La neige est en excellente condition, molle à souhait. Nous nous asseyons à la file, et d' une seule et merveilleuse 1 Quinze jours après notre ascension, deux de mes collègues du Club alpin, avant réussi à atteindre le sommet de l' Elbrouz ( 5640 m ), virent distinctement le cône régulier de l' Ararat se profiler sur le ciel. La distance entre ces deux montagnes est de 420 kilomètres.
glissade, nous plongeons jusqu' à Tach Kilissa. En douze minutes nous descendons les i ioo mètres que nous avons mis plus de cinq heures à gravir.
Nos compagnons n' avaient pas essayé d' at le sommet ce jour-là. Ils étaient avec les Kurdes sur l' arête sud, on ils installaient leur campement à l' altitude de 4200 mètres environ. Nous étions exténués, mouillés, partant peu disposés à grelotter toute la nuit dans les rochers. Nous leur criâmes d' envoyer des porteurs avec nos sacs de nuit, afin que nous puissions aller dormir dans des régions plus clémentes. Nous hélâmes en vain; nous apprîmes plus tard que les Kurdes avaient refusé d' obéir, sous prétexte qu' ils avaient peur des ours.
Tout fourbus que nous étions, nous résolûmes de pousser le soir même jusqu' à Sardar Bulak. En moins de deux heures, nous atteignîmes la place du premier campement, on nous prîmes un peu de repos. La nuit tombait lorsque nous nous remîmes en route. Les dernières lueurs du crépuscule nous aidèrent à sortir du dédale des blocs de lave. La descente continua, à travers les ravines peuplées d' ombres traîtresses, le long des pentes semées d' éboulis. La lune à son premier quartier nous donnait une clarté pâlotte et trompeuse qui amplifiait ou dissimulait les accidents du sol. Nous allions machinalement, sondant le terrain avec le bâton, butant aux pierres. De temps à autre, on entendait un rugissement qui ressemblait à de gros mots. Ce n' était pas un ours toutefois; c' était l' un de nous qui venait de piquer une tête dans un creux d' ombre. A neuf heures un quart, nous arrivions au fort on la sentinelle faillit nous prendre pour des Kurdes. La descente totale nous avait pris cinq heures un quart, haltes comprises.
L' ascension de l' Ararat ne présente aucune difficulté technique sérieuse, mais la raréfaction de l' air et la nature effritée de la roche rendent cette grimpée extrêmement pénible, et peuvent en compromettre le succès. Le nombre des tentatives manquées est bien plus grand que celui des ascensions réussies. Il y a quatre ans, un membre du Club alpin anglais, ayant gravi la plupart des grands pics des Alpes, vint à l' Ararat; il échoua. Pendant les cinq cents derniers mètres, le cœur et les poumons sont soumis à une rude épreuve. Au retour à Sardar Bulak, l' auscultation décela chez moi une légère dilatation du ventricule droit. Il fallut plusieurs jours aux organes pour revenir à un fonctionnement normal.
Les autres membres de l' expédition ne rentrèrent que deux jours plus tard. Après une deuxième nuit sur la montagne, ils parvinrent le 13 août au sommet, où ils se virent environnés de nuages. Après examen de la guérite, le professeur Rosenthal arriva à la conclusion qu' il était inutile d' essayer d' établir un observatoire permanent sur l' Ararat; il rapporta les instruments qu' il devait y laisser.
Pendant tout notre séjour dans la région de l' Ararat, nous fûmes l' objet d' une constante sollicitude de la part des officiers russes. Leur hospitalité est la plus franche et la plus chaleureuse que j' ai goûtée. Ils s' efforcèrent de rendre notre séjour aussi confortable et aussi intéressant que possible. A Akhuri surtout, ce fut une succession ininterrompue de dîners et de soupers plus copieux les uns que les autres. Au retour de notre excursion sur le glacier, un déjeuner d' adieu réunit tout le monde dans une dernière agape gargantuesque. A quatre heures nous étions encore à table et les toasts allaient leur train.
Nous étions attendus à dîner, ce même soir, à Kamourlou, chez le colonel Grysloff. Il était descendu la veille pour préparer le festin et devait envoyer des voitures à notre rencontre jusqu' à Aralyk. La distance entre ce village et Akhuri est de dix-sept verstes; il était donc temps de nous arracher à ces délices de Capoue et à l' empresse de nos hôtes. Après un dernier hourra en leur honneur, nous sautâmes en selle. Nos montures, de petits chevaux tartares secs et nerveux comme des chèvres, nous emportèrent au grand galop sur les pentes désertiques. L' immense plaine de l' Araxe était déjà dans l' ombre quand nous arrivâmes au poste militaire d' Aralyk, où les voitures nous attendaient. Toutefois nous ne pouvions partir sans nos bagages qui descendaient à dos de buffle et que nous avions laissés une lieue derrière nous.
Depuis quelques heures, un grand vent s' était levé, dont la violence allait croissant à mesure que la nuit s' avançait. C' était un vent du Sud, un sirocco brûlant, suffocant. Soufflant sur la vallée desséchée, il soulevait des tourbillons de sable et de cendres qui montaient de la plaine comme d' une fournaise.
Lorsque les bagages arrivèrent enfin, les cochers refusèrent de partir, prétendant que ce serait folie de tenter la traversée du fleuve, de nuit, par un temps pareil. Longtemps les cochers résistèrent aux promesses ou aux menaces du chef de l' expédition. A la fin, usant de son autorité militaire, le pristof leur intima I' ordre de partir. Une escorte de cinq cosaques nous accompagnait. Il était plus de neuf heures.
Dussé-je vivre aussi longtemps que Noé lui-même, je n' oublierai jamais cette randonnée. Notre route allant droit au nord, nous avions le vent en poupe. Le ciel et la terre semblaient marcher avec nous, nous poursuivre, nous envelopper et nous emporter avec eux dans le chaos final. Les tourbillons de sable nous cachaient par instant les cosaques qui galopaient aux côtés de la voiture, pareils, sous la lumière blafarde de la lune, à des fantômes chevauchant des dragons furieux. Trois quarts d' heure de trot rapide nous amenèrent au bord de l' Araxe qui roulait ses vagues jaunes et courtes avec un clapotis sinistre. Nos appels ne réussirent pas à attirer l' attention des gardiens du bac qui dormaient sur l' autre rive.
Le vent redoublait de fureur. Il passait sur la plaine avec un grand bruit de cataracte. Il sifflait, il hurlait autour des voitures; il nous coupait la respiration quand nous voulions l' affronter. Le sable nous cinglait le visage, nous remplissait la bouche, les yeux, les cheveux. Entre deux tourbillons, à trois verstes de distance à peine, mais de l' autre côté du fleuve,nous pouvions voir les lumières de Kamourlou où nous attendait une table somptueusement servie. Un des cosaques se décida à risquer la traversée pour aller éveiller les bachoteurs. Prévoyant que ce serait long, nous descendîmes la berge et nous accroupîmes sous la falaise de sable où, du moins, nous pouvions respirer. Une heure passa, longue, lente, morne. Nous étions harassés et maussades, ce qui n' em pas que chacun de nous, plus tard, regardant cette aventure à travers les verres colorés du souvenir, déclara que cette veillée sous la tempête avait été un des incidents les plus pittoresques du voyage.
Nous fûmes tirés de notre assoupissement par un bruit d' attelage et nous vîmes arriver une araba ( charrette grossière à deux hautes roues pleines ) traînée par deux couples de bulles, grâce à laquelle tout le monde passa le gué sans encombre, les voitures suivant à vide. Bientôt après, nous roulions au grand trot vers Kamourlou.
Le lendemain, notre joyeuse bande se dislo-quait. Deux de nos compagnons rentraient directement à Tiflis. Les autres allaient visiter Etch-miadzine et rôder encore dans cette vaste plaine de l' Araxe, poursuivis pendant plusieurs jours par la vision hallucinante et partout présente de l' Ararat, toujours plus splendide et formidable dans son attitude hiératique de sphinx debout devant l' immensité.