Le Caïman
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Le Caïman

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( Deuxième ascension, 29 août 1926. ) La passion de l' alpiniste est sujette à des crises aiguës: le désir violent d' aller éprouver ses forces, tremper son énergie, se griser de sensations extraordinaires le reprend de temps en temps avec une puissance irrésistible. Cette fois-ci, ce fut soudain et inattendu.

Quinze jours de grand beau, passés sur le lac dans la calme splendeur du Léman: longues journées dans le bleu et le soleil; contemplations et rêveries; vie heureuse, trop heureuse peut-être. La réaction vint subite et impérieuse. Un trop plein de sève bouillonna, la nostalgie du danger m' envahit et un besoin de vivre plus intensément. Le péril et la lutte font apprécier l' existence.

Le Caïman depuis longtemps m' intéressait. Maintenant, il me fascinait: Un pic invraisemblable, situé au « diable vauvert » dans une arête affreusement coupée de ressauts dont les versants vont se perdre bien bas en précipices effrayants. Ce fut un coup de foudre et, durant trois jours, une hantise obsédante, irrésistible. Le Caïman m' avait conquis; il me fallait conquérir le Caïman.

Les récits de M. Fontaine 2 ) étudiés minutieusement en compagnie de mon père n' étaient pas pour rassurer celui-ci. Pour moi, ils étaient comme un excitant, ils me donnaient la fièvre. Il faut dire que les ascensions de M. Fontaine ne manquaient pas de péripéties à donner le frisson. Ainsi, à la descente du monolithe terminal du Caïman, le dernier guide, pris d' une crampe, lâcha la corde et ne fut raccroché au collet que par miracle. Sans la poigne d' un Ravanel, le dégringoleur eût sans doute été recordman du plongeon dans le vide. Ce sont là choses qu' un fils ne devrait pas laisser lire son père.

Le lendemain d' une journée de bise pendant laquelle nous avions été secoués sur notre voilier par de furieuses vagues, nous courons des bordées parmi les crevasses de la Mer de Glace pour atteindre le refuge du Requin. Mon camarade James Belayeff et moi sommes fort incommodés d' un glacial vent du soir qui nous fait grelotter et nous empêche de savourer notre souper. Cependant, la nuit tombe et le coucher du soleil éclairant et colorant ce pays fantastique est des plus impressionnants. C' est si beau qu' on aimerait pleurer, oui, comme un enfant, pleurer franchement; mais on lutte ordinairement contre ce genre d' émotions et, pour cela, quelques plaisanteries gros-sel nous ramènent à la réalité; et le sac plein de cordes, de pitons de fer, de crampons, de vêtements est là pour empêcher que l'on s' oublie trop longtemps à rêver.

A la cabane, acculé par les questions du gardien qui veut savoir pourquoi nous désirons partir à 1 heure, nous sommes forcés de parler du Caïman. Le gardien a une longue discussion en patois avec son collègue, puis, goguenard, il s' adresse à nous. « Le Caïman! Savez-vous seulement ce que c' est que le Caïman? Il y en a de plus tannés que vous qui l' ont essayé! » Chacun sait qu' en amour, on ne raisonne pas et j' ai déjà parlé d' un coup de foudre, en sorte que nous n' attachons pas plus d' importance aux « plus tannés » qu' à la tentative de record de plongeon.

A minuit debout, à 1 heure départ, au clair de lune. Nous remontons rapidement le glacier d' Envers du Plan. Arrivés aux rochers de l' Aiguille du Plan, nous cherchons en vain à nous abriter et nous mangeons quelques biscuits. Le froid est furieux. Il nous mord, nous pénètre et bientôt nous chasse.

Nous tournons sur la gauche le piton terminal de l' Aiguille du Plan. La pente est en glace et la taille réchauffe. Par malheur, je suis le second et je dois encore me geler les doigts pour assurer le bienheureux qui taille. Il fait des marches minuscules et il faut de l' acrobatie pour ne pas risquer une glissade peu engageante. La lune n' éclaire pas ce flanc de la montagne et l'on n' y voit goutte. Nous arrivons enfin à un couloir dont nous sortons sur la gauche et, par une cheminée et des gradins faciles, nous gagnons le sommet du Crocodile ( 3640 m. ).

Lentement le jour se lève, splendide; les Aiguilles en feu semblent des flammes d' enfer et brillent sur les fonds violets des vallées; des arêtes se découpent sur l' horizon montrant des éclairages étranges. Le calme inquiétant et glacial de la nuit est rompu.

Il nous faut maintenant descendre la longue arête du Crocodile pour gagner la brèche Crocodile-Caïman ( 3496 m. ); 144 mètres de dénivellation, cela ne paraît peu que sur le papier1 )!

Nous laissons nos crampons, un peu plus loin un des piolets; peu après, en descendant le premier ressaut du Crocodile, en prévision de la remontée, nous plaçons un piton et une corde de 25 mètres.

Il ne nous reste plus qu' une corde de 40 mètres, à laquelle nous nous attachons à 20 mètres d' intervalle.

Ce premier ressaut qui débute par une cheminée très large dans laquelle est coincé un gros bloc est très vertigineux et difficile, mais il est parfaitement possible de remonter toute cette paroi sans l' aide de la corde ( ce que nous fîmes au retour ).

Plus bas, pour tourner le second ressaut de l' arête, nous trouvons la fameuse cheminée ouverte à 100°; elle est remplie de glace. Sans nous laisser déconcerter, à grands coups de piolet, nous déblayons le fond de notre gouttière en pestant contre la voirie de la commune. Arrivés au bas de la cheminée, il en faut sortir par un pendule; mais celui-ci nous ramène dans la direction où nous ne voulons pas aller. Bref, après maints essais, je me pends à la corde et me laisse couler verticalement dans le bas de la cheminée qui surplombe. Je reprends pied et une fissure me permet de remonter cinq ou six mètres à gauche sur une terrasse spacieuse d' où je pendule mon brave James.

Après tant de travail nous nous restaurons.

De là, la varappe est splendide. Nous remontons sur l' arête et passons sur l' autre versant, celui du Géant. Par deux fissures nous parvenons sur une vire sur laquelle nous laissons des vêtements: passe-montagne, maillots, gants. Un pas pour gagner la crête et changer encore de versant; une cheminée très difficile, puis un ressaut de l' arête presque à pic muni de bonnes prises; enfin une longue échine tranchante et inclinée. Celle-ci nous oblige à une chevauchée facile mais des plus pénibles et désagréables qui nous conduit à la brèche.

L' émotion est intense. Devant nous l' adversaire, monolithe de 56 mètres, impressionnant. De la brèche, nous devons tourner à gauche pour grimper par la face de Chamonix. Chaussé d' espadrilles je m' élance: une fissure facile, une autre encore, puis une enjambée pénible pour atteindre une prise haut placée. Ici je demande à mon ami, comme je l' ai déjà fait souvent, de me prêter ses épaules en lui faisant bien remarquer que je n' ai plus mes « Tricounis »; car, depuis que nous grimpons de compagnie, il a pris mes clous en grippe. J' ai même dû lui promettre des épaulettes d' honneur... et ouatées. Je réussis à atteindre la prise. Mais horreur! Elle est garnie de petits cailloux ronds qui roulent sous les doigts. Je me crispe et cela tient, malgré tout, très bien. Au-dessus, nous appuyons à gauche le long d' une fente pour arriver à une vire horizontale où il y a passablement de place. La paroi qui la domine est en dalles et la seule solution de continuité paraît être à son extrémité gauche lorsqu' on regarde le sommet 1 ). Mais là, la dalle donne sur un vide tellement effrayant que nous nous gardons d' y plonger même nos regards. J' étudie la gymnastique à faire et, par mouvements lents, combinés d' avance, je progresse le long d' une lame de rochers en saillie que les mains saisissent par dessous. Mon but est d' arriver à la partie verticale de la lame qui se redresse. Je suis certain de pouvoir m' y tenir confortablement. Mais cette fois c' en est presque trop; cette soi-disant lame est complètement arrondie et n' offre pas même une petite fente pour mettre les doigts; il n' y a plus rien pour les mains! Eh bien! Ce sont les pieds qui collent et nous passons; après, ce n' est qu' un jeu et nous voilà au sommet.

Nous poussons des hurlements de triomphe presque grotesques, c' est la détente; car maintenant il n' y a plus d' inconnues; la solution est là, il ne reste plus que des calculs. Nous voyons des ascensionnistes au sommet du Fou et ils nous crient bravo; d' autres sont au Requin, au Grépon. Nous prenons quelques photographies, refaisons le tas de pierre du sommet et, sans plus de cérémonies, en deux rappels de corde de 20 mètres et par une fissure facile, nous regagnons la brèche. Nous y dégustons un repas monstre.

Nous examinons le couloir qui tombe sur le glacier d' Envers de Blaitière. C' est par là que M. Fontaine fit une tentative d' ascension qui échoua tout près de la brèche à cause d' un gros bloc surplombant obstruant le couloir. Il paraît facile de vaincre l' obstacle à la descente au moyen de la double corde.

Nous nous résignons à remonter ce maudit Crocodile, ramassant au fur et à mesure le long de l' arête tout ce que nous y avons laissé. Les cheminées sont pénibles; en revanche, le pendule qui nous avait paru si compliqué à la descente est bien plus facile à exécuter dans l' autre sens et les dernières parois ont de bonnes prises. Il reste encore la cheminée trop large, juste sous le sommet, qui nous donne du travail, car un bloc l' obstrue. Appuyé sur la paroi opposée par son bras tendu, James m' offre un genou; cela doit me permettre de saisir une prise et de franchir le bloc; lorsque tout mon poids repose sur le genou, le bras duquel dépend l' équilibre de tout le système surchargé se met à trembler d' une façon effrayante. Je n' ai pas le temps d' hésiter, car une seconde de plus et nous pendions tous deux le long des parois, chacun à une des extrémités de la corde que nous avions eu la précaution d' enrouler autour d' un rocher.

Hors d' affaire nous rions de bon cœur de nous être mis dans une posture si baroque.

De l' autre côté du Crocodile, nous retrouvons les crampons. Comme le sommet de l' Aiguille du Plan n' est qu' à un quart d' heure, nous ne résistons pas à l' envie de lui faire une visite, et nous allons y déguster une boîte de fraises.

Après quoi, parfaitement contents et assommés de fatigue, nous rentrons le même soir à Genève.

Horaire: Départ du Refuge, 1 h.; sommet du Crocodile, 5 h.; Caïman, 9 h.; Crocodile, 13 h.; Aiguille du Plan, 14 h.; Refuge, 15 h.; Montanvert, 17 h. 15.

André Roch.

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