Le Cheval blanc de l'Argentine (juin 1959)
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Le Cheval blanc de l'Argentine (juin 1959)

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PAR FERNAND TREMB^EY

Avec 1 illustration ( 110 ) Les pâturages de Solalex sont tout jeunes en ce matin de juin. Hier il a plu, et peut-être pendant la nuit. L' herbe et les fleurs en sont heureuses et fraîches. Le soleil est encore caché derrière l' Argen, le ciel est clair. Il fera beau aujourd'hui.

Nous voyant trier marteaux, pitons et mousquetons, saisir deux cordes, chacune d' une impressionnante longueur, et une escarpolette, quelques touristes qui boivent un café ou un verre de blanc devant la petite auberge de Solalex nous interrogent: « De gros projets? » Sans daigner me retourner je fais un vague signe en direction de l' Argentine: « Non, juste le Cheval Blanc. »Immédiatement un des buveurs, un jeune homme dont le menton est recouvert d' une barbe bouclée et peu fournie, se sent oblige de nous donner les derniers tuyaux: « Vous risquez de trouver la neige avant d' atteindre l' Epaule, mais ça ne sera pas grave... A l' Epaule, vous le voyez d' ici, il y a encore de la neige. » Nous l' avons en effet déjà constaté depuis un moment. Notre conseiller, qui doit être du coin, ou cherche à s' en donner l' allure, reprend: « La grotte est certainement très mouillée, mais là où vous aurez peut-être des ennuis, c' est à la vire, vous savez, après les surplombs: là vous risquez de trouver pas mal de neige... Si ça ne va pas, on peut redescendre les surplombs et prendre les cheminées noires du Cheval Blanc, plus à gauche... Elles seront grasses, bien sûr, mais ça doit aller. Du reste, à la vire, vous pouvez planter un piton pour assurer le passage. » - A propos de pitons, dit Kurt, tout en triant sa ferraille; combien faut-il en prendre?...

- C' est tout équipé, assure notre barbu.

- Prends-en 4 quand même, suggère Charly.

Je glisse à l' oreille de Kurt: « Prends-en même 8 ou 10, on ne sait jamais. » Ainsi fut fait.

Nous voilà en route! Depuis mon dernier passage il y a plus de 3 ans, le petit torrent a été équipé. Deux minces troncs de sapins liés ensemble forment un pont bien agréable, même s' il vibre souplement sous nos pas. Je pense aux sauts de caillou en caillou, parfois de caillou dans l' eau, qui nous valaient toujours une ou deux heures de marche, les pieds trempés. Merci, inconnu qui as construit ce pont.

Le soleil vient de nous regarder du haut de l' arête, et nous sommes heureux de marcher dans cette herbe tendre, parmi ces fleurs jaunes et violettes qui sentent encore la neige. La montée vers la face se fait tout tranquillement dans un bois splendide où le bétail a trace une sorte de sentier dans la mousse épaisse qui nous convient fort bien. Il fait frais, c' est magnifique.

Charly, naturellement, prend de l' avance, mais ce brave Kurt, malgré ses 20 ans qui le poussent à courir, se met à ma cadence. C' est gentil, ce geste qu' il fait sans en avoir l' air, et je lui en suis reconnaissant. « Nous avons tout le temps » me répond-il, « il fait beau, regarde toute cette lumière entre les ombres des sapins. » Un peu plus haut que nous, vers la gauche, un grand névé rejoint le Miroir encore dans l' ombre. Pendant que je le regarde en reprenant mon souffle, un chamois le traverse dans toute sa largeur, très calmement, au petit trot, s' arrêtant de temps en temps pour s' assurer qu' il n' y a pas, dans les parages, quelque braconnier. C' est un beau, un grand chamois. Il a acquis de l' expérience. Souvent il a entendu un bruit sec, ou un sifflement; parfois, au même instant, un de ses compagnons s' est effondré et a dévalé la pente en roulant comme ne le font pas les chamois vivants. Il a vu alors un homme se rendre là où était tombé son compagnon, le ramasser, le mettre sur ses épaules et s' en aller. Ici, au pied de l' Argentine, c' est plus rare; c' est pourquoi il y reste avec sa famille... Il se méfie pourtant... Nous aurait-il vus, ou entendus, ou sentis? C' est possible. Rassure-toi, beau chamois, aucun de nous trois ne te fera du mal.

Voilà quelques soldanelles: nous ne sommes plus loin de la neige. La voici! Neige dure qui supporte bien notre poids et dans laquelle, quand même, nous laissons une bonne trace. C' est merveilleux. La pente devient plus raide et je me souviens d' autres névés, de glaciers gravis et traversés avant l' aube, pour arriver au pied d' une belle paroi ou d' une arête dentelée.

On touche le rocher de la main, comme pour faire connaissance. C' est toujours un moment de joie: ici commence la lutte amicale avec le rocher qui cache ses fissures et ses aspérités dont nous avons un si grand besoin et que, patiemment, nous découvrons quand même.

Tandis que je pense à toutes ces anciennes courses et que, parfois, je m' arrête quelques instants, mes camarades ont pris de l' avance. Oh! pas assez pour que mon retard les gêne. La course n' est pas bien longue.

Quelques minutes plus tard je rejoins mes amis au pied de l' amas de pierres et de l' herbe qu' il va falloir gravir jusqu' à l' épaule, quelque 150 mètres plus haut. C' est franchement détestable, cette escalade dans les blocs branlants. Bien entendu nous sommes encordés. Est-ce vraiment utile, ou n' est qu' une preuve de notre solidarité? Mais cela en soi-même est utile. Il est bon que, dès le début, nous sentions que tout au long de la journée notre sort sera lié. Le premier qui prend des risques que les autres éviteront sait que ses deux camarades ont l' œil ouvert, l' oreille tendue, et qu' ils filent la corde tout en étant prêts, à la première alerte, à le bloquer... C' est beau l' amitié que développe la montagne.

Décidément aujourd'hui les pierres giclent plus encore que les autres années. En voilà une, grosse comme le poing, qui a manqué Charly... Il était pourtant bien placé. Ah! celle-ci, je ne l' ai pas vue venir, pas plus que je ne l' ai entendue. Elle en a profité pour m' assener un bon coup à la cheville droite en passant... celle justement qui était encore bonne; car l' autre, malgré les quelques passages où je me suis aventuré à la Pentecôte, je me demande comment elle va se comporter quand nous serons, enfin, dans la vraie voie. Mieux vaut n' y pas trop penser. D' ailleurs, celle qui vient d' amortir la chute du caillou décollé par Kurt me fait assez mal en ce moment pour que j' oublie l' autre. Pauvre Kurt, Charly et moi ne cessons de lui faire des reproches: « Ouvre les yeux, regarde où tu mets les pieds, tu te crois seul, dis ?» Il fait très attention, mais les pierres tombent quand même. Je vous le disais, c' est un passage détestable, ennuyeux et dangereux. Chaque fois que j' y suis, je jure de ne plus y revenir. Aujourd'hui c' est la quatrième fois.

Nous atteignons l' Epaule. Charly, qui est en troisième position, me propose de prendre sa place afin que je puisse récupérer. Idiot que je suis, j' accepte sans songer qu' il pense à la récupération des pitons et mousquetons. « Tu pourras récupérer! » Sacré Charly! Après tout, ça ne fait rien puisque la voie est entièrement équipée... J' aurai en tout cas le temps de rêver.

Nous partons. Kurt marche bien mais, arrive à bout de corde, au premier relais, il cherche en vain un piton. Charly le rejoint, je rejoins Charly et là une brève discussion s' engage quant à la meilleure voie à suivre. Très vite Kurt repart. Je ne le reverrai que bien plus tard, à la grotte. Au deuxième relais, pas plus de pitons qu' au premier. Au troisième non plus, mais Kurt en plante quelques-uns car Charly crie: « Plante! plante! », et je m' amuse à récupérer. C' est amusant, car parfois je n' arrive pas, mais vraiment pas à libérer un piton, tandis que le suivant n' attend que l' occasion de rejoindre ses camarades autour de ma taille. Il me suffit de le prendre gentiment entre deux doigts. J' adore ces fissures du Cheval Blanc et ces petites traversées un peu en déséquilibre. Je retrouve toute la joie que peut procurer le rocher.

Nous sommes à peine parti de l' Epaule que Charly annonce: « Kurt n' a plus qu' une petite traversée à faire sur la gauche et nous serons à la grotte. » Je me dis que c' est impossible, que deux ou trois passages caractéristiques, dont je me souviens très bien, nous séparent encore de cette grotte. D' ailleurs il y a si peu de temps que nous sommes partis! Impossible que nous soyons déjà si près. Un coup d' œil à ma montre et je m' aperçois qu' il y a trois heures que nous avons quitté l' Epaule. Je rejoins Charly et un relais intermédiaire on Kurt a planté un solide piton... Lui va sortir de la grande fissure à quelque quinze mètres au-dessus de nous.

Mais voici une pluie de pierres, pas très grosses, bien assez cependant pour être inquiétantes. Je ne les quitte pas des yeux dans l' idée de les éviter si elles viennent sur nous. C' est fini, tant mieux. Mais non, voilà que se rue vers nous un véritable bloc, gros deux fois comme ma tête. Je le regarde... je n' ai même pas peur. Je ne sais pas pourquoi. Il passe à notre gauche à moins d' un mètre. Je me retourne alors et vois à côté de moi Charly serrant des deux mains la corde et le mousqueton, la tête blottie entre ses bras: « Tu es fou, lui dis-je, mon vieux! Au lieu de te prosterner, la face contre le rocher, tu aurais mieux fait de regarder afin d' essayer au moins d' éviter un éventuel caillou. » J' ai cru, me répond-il, j' ai cru que Kurt vidait, alors je me suis cramponné à la corde et au piton pour essayer de le retenir. » Quand, quelques minutes plus tard, nous rejoignons Kurt à l' entrée de la grotte ( Charly avait raison, nous y étions ) il nous dit qu' il a failli vider quand une prise a lâché. Une des pierres en tombant a partiellement sectionné la belle corde bicolore de Charly; une autre pierre, qui se trouve là de passage, permet de couper le bout, heureusement très court. Ce fut une sérieuse alerte, mais nos nerfs sont intacts. Nous sentions simplement un peu plus d' amitié les uns pour les autres. Nous remarquons aussi combien il est sage de prendre deux cordes plutôt qu' une.

Et le numéro de cirque commence dans la grotte. C' est vraiment drôle, surtout quand le premier de cordée est là pour la première fois et ne s' attend pas à pareille patinoire de boue sur rocher lisse. Kurt s' en tire très bien et nous en tire très bien.

A la sortie, pendant que les deux premiers cherchent la voie et se trompent près des surplombs, je contemple la vue. Le ciel se couvre, des nuages entourent et voilent les sommets. Il y aura tout de même de la pluie. En bas Solalex est paisible, les troncs pelés des sapins abattus donnent une note de lumière dans la forêt le long du sentier qui mène à Anzeinde. Ici, dans le silence, les coups de marteau de Kurt enfonçant de nombreux pitons résonnent et me convainquent qu' il s' est trompé de voie. Ayant rejoint Charly, je lui indique celle qu' aurait dû suivre Kurt... Le pauvre, il a commis la même erreur que Buzio il y a une dizaine d' année et s' est aventuré dans un surplomb de grande classe. Tout comme Buzio, il s' en tire d' ailleurs très bien. Charly et moi prenons la bonne voie après avoir abandonné deux pitons qui serviront désormais à induire les grimpeurs en erreur. Nous avons bien fait de prendre quelques clous supplémentaires!

Nous peinons au Râteau de chèvres où Charly m' abandonne le sac. Serais-je plus mince que lui? Les beaux pulls du club souffrent de notre reptation mais résistent bien. Nous arrivons enfin à la fameuse voie que le bonhomme d' en bas disait enneigée. Ce gars-là avec sa voie équipée et ses vires enneigées cherchait-il délibérément à nous tromper ou, plus probablement, voulait-il se donner fair d' être très au courant? C' est plutôt ça, je pense, car personne n' avait fait le Cheval Blanc avant nous cette année, et personne ne pouvait savoir comment se présentait la vire. Elle était sèche et elle est beaucoup plus impressionnante que difficile. Evidemment il vaut mieux ne pas se prendre pour un choucas: on regretterait vite de ne pas avoir d' ailes, et on en aurait presque aussitôt. De là on voit l' Epaule tout en bas, droit sous ses pieds, et plus bas cette herbe fraîche et ces jolies fleurs jaunes.

Encore une fissure facile, une petite traversée à gauche, délicate et amusante, et voilà le sommet.

Bravo Kurt, bravo Charly et bravo Fernand. Nous sommes heureux et c' est en riant que nous constatons l' heure tardive. Les amateurs d' horaires rapides, ceux qui confondent la montagne avec des autostrades, n' auraient pas été contents, mais nous n' étions pas pressés. Alors, tranquillement nous avons repris la marche, sur l' arête d' abord, puis, par un couloir à droite, nous avons rejoint un joli sentier au milieu des anémones. Nous avons encore le temps d' en cueillir et nous l' avons fait. Cependant, dans le ciel, sur le fil de l' arête, se découpait l' élégante silhouette d' un, puis de plusieurs chamois. Ils étaient nobles dans leur calme tranquillité. Longtemps nous les avons admirés...

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