Le Gouffre du Chevrier
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Le Gouffre du Chevrier

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Par Albino Vieceli

Avec 4 illustrations ( 169-172 ) et 1 plan Les Alpes ont décrit à plusieurs reprises la région dé Leysin, avec ses tours visibles de très loin, et ses lapiaz de vastes dimensions entre Mayen et la Pierre de Moëllé.

Lorsqu' on descend de Famelon sur le Fer, on côtoie à mi-chemin le bord du vallon encaissé de Brion, un cirque de rochers ouvert dans le flanc de la montagne et taillé semble-t-il en quelques coups de hache dans le calcaire gris-blanc. Vers 1Ì00 m d' altitude, une grosse fracture sillonne la paroi ouest du cirque, permettant une traversée directe de cet obstacle pour se rendre en Mayen. Sur la gauche de ce couloir, une tache sombre à la base du rocher retient l' atten: c' est l' entrée du Gouffre du Chevrier, l' une des grottes les plus remarquables de la contrée.

Connue depuis fort longtemps, elle n' avait jamais été explorée bien loin. On se contentait d' en parcourir les septante premiers mètres dans un tunnel de plus en plus incliné aboutissant au premier ressaut, puis de jeter des pierres dans le puits qui s' ouvrait. Les projectiles improvisés réveillaient les échos souterrains et rebondissaient durant plusieurs secondes avant d' aller s' écraser dans les profondeurs. On remontait alors en frissonnant à la pensée d' aller rejoindre involontairement le fond du gouffre à la suite d' une glissade.

La première tentative sérieuse de descente eut lieu aux environs de 1925, et la deuxième en 1942. La dispersion de la seconde équipe fit qu' on n' en reparla plus jusqu' en 1950. Depuis lors, et grâce à t' enthousiasme d' un jeune, P. Schüler, qui réussit à vaincre l' inertie de plusieurs membres de la section Chaussy, et recevoir en prêt durant de nombreux mois du matériel de descente de la Société autonome de spéléologie de Nyon ( président: A. Pelichet ), l' exploration du Chevrier s' est poursuivie avec succès.

Au cours des dix expéditions successives organisées en commun par la SAS et des membres du CAS habitant Leysin, le réseau souterrain du Chevrier s' est révélé de plus en plus profond. Notre équipe avait été arrêtée en 1953 par une voûte mouillante, mais nous avions acquis par la suite la certitude que l' exploration n' était pas terminée. Notre projet de continuer ne put se réaliser en 1954 ( année qui vit plusieurs tentatives infructueuses effectuées par des équipes anonymes ). Il fallut nous contenter, en prévision d' aventures souterraines, de fabriquer des échelles métalliques, de compléter notre matériel, et d' attendre la prochaine occasion favorable.

En janvier 1955, une expédition put finalement être mise sur pied, grâce à la compétence du Dr Roger Martin, de Nyon, qui voua un soin minutieux à sa préparation. Le résultat en a été très satisfaisant: moins de 15 heures après l' entrée de l' équipe dans la grotte, le passage-clé fut découvert près de l' endroit où nous pensions le trouver d' après le plan. Une visite sommaire de la partie nouvelle de la grotte eut lieu immédiatement pour estimer la quantité de matériel nécessaire pour une nouvelle progression. Une retraite pénible nous ramena à la surface, après cette reconnaissance de 24 heures.

Laissons maintenant le chef de l' équipe de pointe raconter ses impressions d' une dernière descente, organisée en février 1955 pour reconnaître et mesurer la nouvelle galerie découverte un mois plus tôt.J.P. Graf, section Chaussy ) Le samedi 1er février 1955, l' expédition quitte Leysin par un temps gris et heureusement froid: les infiltrations d' eau seront par conséquent faibles dans la grotte. Aux dernières maisons du village nous devons remplacer nous-mêmes le cheval qui jusque là a tiré notre matériel, car le traîneau enfonce dans la neige lourde et profonde. Skis et peaux de phoques permettent une allure satisfaisante, mais à mi-chemin la j)ente nous oblige à abandonner la Die Alpen - 1956 - Les Alpes24 luge. Le matériel est réparti et après une pénible marche à flanc de coteau, nous nous engageons dans la combe de Brion. Encore une heure et nous atteignons la paroi.

A 17 heures toute l' expédition, hommes et matériel, est réunie à l' entrée de la grotte. On s' équipe, on prend quelque nourriture en hâte, on jette encore un coup d' œil au matériel. Puis les « mégots » des dernières cigarettes décrivent des traits rouges dans le noir, les lampes frontales sont allumées. En route.

Nous empruntons un couloir incliné jonché de gros blocs. Le contraste avec le paysage aveuglant de l' extérieur est énorme. Ici tout est sombre, pas un souffle d' air, une odeur fade de terre mouillée. Aucun bruit à part les grincements de nos tricounis sur la pierre.

Francis me regarde en souriant:

- Une nouvelle aventure, mon vieux.

Ce mot nous plaît malgré les appréhensions qu' il comporte. Aucun de nous n' en est à sa première... mais trouverons-nous encore une fois les joies de nos précédentes randonnées souterraines, les mêmes dangers, les mêmes difficultés? Combien d' heures le corps-à-corps avec le rocher durera-t-il?

Le premier ressaut coupe court à nos réflexions, la voûte sur nos têtes plonge en un seul arc de quatre-vingts mètres. J' amarre une main courante, pendant que Roger lance la corde dans le vide et fixe la première échelle. Sans peine nous atteignons une grande dalle inclinée, recouverte de blocs, qui conduit au bord du premier puits de cinquante mètres. Cet abîme est coupé en son milieu par une large vire d' éboulis permettant une halte entre les échelles. Nous plantons quelques pitons, tâche difficile dans un rocher trop friable ou trop compact. Le reste de l' équipe, arrivé à notre hauteur, installe le câble qui permettra de descendre nos sacs cinquante mètres plus bas, c'est-à-dire à cent dix mètres sous l' entrée. ( Plan, lettre b. ) Roger fixe une échelle de trente mètres qu' il lance dans le vide. Son cliquetis indique qu' elle se déroule normalement. Pendant ce temps je m' encorde et commence à descendre. Quelques pierres sifflent à mes oreilles, rebondissant une ou deux fois et s' écrasent cinquante mètres plus bas. Mes pieds tâtonnent dans le noir pour trouver les échelons. Après le premier surplomb, je me laisse glisser uniquement à l' aide des mains, les pieds plaqués au rocher. A peine arrivé sur le plateau médian, je place l' échelle suivante, et c' est la descente presque entièrement en surplomb vers le fond du puits. J' arrive dans une grande salle en forme d' énorme poire, d' une dizaine de mètres de diamètre. Le câble du matériel n' est pas plus tôt amarré que les premiers sacs arrivent.

En suivant le plan du Dr Roger Martin, tout joue à merveille, la coordination des efforts est parfaite, une équipe de pointe plaçant cordes et échelles, une équipe intermédiaire transportant le gros du matériel, suivi enfin des mesureurs qui ont certainement la besogne la plus ingrate.

N' oublions pas ceux qui, pendant plus de 24 heures, travailleront pour la postérité: chaque stalagmite sera pour eux prétexte à une quantité de déclics et d' éclairs de magnésium, qui ont encore l' avantage de retarder considérablement la progression.

En moins de quatre heures tout le monde est réuni à—110 mètres. Nous continuons immédiatement la descente dans un large boyau presque plat et confortable, mise à part l' épaisse couche de glaise tapissant les murs et le parterre. Par endroits le couloir s' élargit et forme une salle, plus loin il est si étroit que nous devons enlever nos sacs. Un grondement encore lointain nous parvient: le ruisseau. Le boyau forme une cavité de modeste dimension, traverse un étranglement et débouche sur le réseau de drainage. Il n' y a que peu d' eau, néanmoins il faut hurler pour se faire comprendre.

C' est l' endroit de notre première halte. Chacun cherche une place pas trop humide, si LE GOUFFRE DU CHEVRIER possible à l' abri des nombreuses gouttières. Les réchau action. Personne ne se sent une faim de loup, mais il tons surtout sur un café très sucré, additionné de beauc La température varie entre 6° et 7°; voilà à peinimmobiles, et nous sentons déjà le froid. Les quelques à méta et à alcool sont mis en manger pour tenir. Nous comp- de lait condensé, vingt minutes que nous sommes cigarettes que nous avons le temps de fumer ont une saveur particulière... Mais il faut chkrger de nouveau les sacs sur nos échines.i Nous empruntons le chemin du torrent sur une dalle inclinée, puis au moyen d' une échelle légèrement à droite d' une cascade. De cette façon pous perdons quinze mètres d' alti. La progression se poursuit alors sur des éboulis dans un vaste tunnel finissant en fissure sculptée par les eaux. L' inclinaison moyenne est de 50%. Par endroits la fissure a la section d' un T renversé. Le cours d' eau qui décrit de durieux méandres, occupant la majeure partie de la place disponible, nous oblige à jouer dés coudes et des genoux pour nous tenir à l' étage moyen. ( Plan, lettres j-1. ) Sans nous arrêter, nous passons devant les nombreuses entrées des galeries fossiles. Ces galeries en général très étroites éveillent en nous les pénibles souvenirs des précédentes explorations.

Brusquement nous nous trouvons au-dessus de la grande cascade, principale difficulté du gouffre: cinquante mètres de dénivellation que nous descendons en varappe très délicate sur une dalle raide large de plus de quinze mètres. Les prises solides sont rares. En sautant nous passons tantôt à droite, tantôt à gauche du torrent qui s' est passablement élargi. Certains, préférant au sec la sécurité, varappent à même le cours d' eau où les prises font moins figure de tiroirs. Enfin je foule le sol plat du fond; en haut dans la paroi, les lumières de mes camarades s' échelonnent en étrange cortège. Tout en haut quelques falots immobiles: Jean-Paul, André et Francis contrôlent le levé du gouffre. Durant les arrêts, Jean-Paul calcule; parfois, lorsque la voûte trop basse nous oblige à ramper, il s' arrête, d' un air résigné sort un carnet boueux et, les coudes dans la fange, inscrit quelques chiffres grâce auxquels, à la prochaine halte, il pourra nous indiquer la profondeur. Son zèle force notre admiration... sans toutefois nous faire envier sa tâche.

Il est 2 heures du matin, nous sommes à — 320 mètres de l' entrée, au pied de la grande cascade. Nous mangeons un brin sans dire un mot, chacun songe à son lit, à ceux qui, presque au-dessus de nous, sont inquiets pour nos vies.

A partir de cet endroit, nous cherchons à découvrir une galerie qui nous permettra de contourner la voûte mouillante et de dépasser la cote — 367 mètres. Pendant trois heures, nous rampons, grimpons dans la glaise, explorant chaque cavité. A 5 heures du matin, je suis presque certain que le Chevrier se termine là. Mes camarades, prêts à battre en retraite, sont déjà réunis dans le couloir principal; manquent Jean-Paul et Francis. Roger me fait signe:

- Ils sont plus bas.

Environ quarante mètres plus loin, je découvre Jean-Paul assis sur une pierre, une bougie à la main:

- Ah! c' est toi? Je crois qu' on a trouvé quelque chose, regarde!

En effet la flamme de la chandelle oscille sensiblement. Il y a par conséquent un courant d' air; en général c' est l' indice d' une galerie importante. Je m' impatiente:

- Et Francis?

- Il est là-dedans.

Il me désigne une petite ouverture en partie masquée par un feuillet rocheux. La forme me revient d' un coup; sans attendre d' autres explications, je me mets à ramper dans un petit boyau de quarante centimètres de haut. Plus j' avance, plus le plafond s' abaisse, il n' y a même plus assez de place pour mon casque. Je l' enlève et gagne encore quelques mètres. Complètement épuisé, je m' arrête. Sous moi la glaise humide, sur mes reins la masse incalculable de rocher. J' essaie de me retourner; impossible, mes habits s' accrochent aux aspérités du rocher. Centimètre par centimètre je parviens à reculer. Les appels de Francis venant de ma gauche m' apprennent que j' ai suivi un faux cheminement. Au prix d' énormes efforts, je parcours encore quelques mètres à la manière des écrevisses dans un goulet à peine moins rébarbatif que celui que je viens de quitter. Après dix mètres de reptation, il m' est possible de progresser à genoux.

Brusquement la galerie s' élargit. Satisfait, je me redresse d' un coup: c' est pour me trouver nez à nez avec une chauve-souris suspendue comme un petit sac à une anfractuosité du roc. Francis a le sourire. Nous hurlons pour appeler le reste de l' équipe qui ne tarde pas à arriver. Le couloir débouche dans une autre galerie en activité, presque horizontale sur vingt-cinq mètres. L' inclinaison du boyau passe ensuite à une moyenne de 35 % sur cent soixante mètres. A mi-chemin le ruisseau disparaît et la marche se poursuit à travers une série de ressauts et de paliers.

Si le lit des cascades est à sec, il reste néanmoins suffisamment d' eau dans les vasques pour nous faire prendre un bain de pieds involontaire. La descente à l' échelle peut toutefois être évitée dans la plupart des cas, si l'on suit des vires obliques sur la gauche ou la droite de la galerie. L' attrait de la découverte nous donne des ailes, le fait de savoir que nous sommes les premiers à fouler ce sol a renouvelé nos forces défaillantes. La pente moyenne augmente ensuite à 70%. Puis on arrive sur le bord d' une verticale de vingt-cinq mètres qui nous conduit à un palier d' une dizaine de mètres. Nous jugeons l' emplacement idéal pour le petit déjeuner d' un dimanche matin. Aujourd'hui, des macaronis remplaceront les croissants et le café au lait. Nous nous accordons une bonne demi-heure de repos.

Un ressaut de dix mètres nous conduit ensuite à une grande salle horizontale ( lettre o ), coupée à trente-cinq mètres de longueur par un antique et gigantesque éboulement. Nous escaladons quelques blocs et aboutissons à une salle inclinée. Une énorme coulée de glaise semble avoir bouché toutes les issues. Eric et Verdon finissent par trouver une fissure nous permettant d' atteindre une autre salle semblable à la précédente. Je n' exagère pas en disant que nous nous ruons vers le fond pour trouver un passage. Après un bon quart d' heure de recherches Roger m' appelle, il a découvert une petite ouverture, espèce de puits vertical. Ensemble nous enlevons les quelques grosses pierres qui en empêchent l' accès. Plus mince que lui je passe devant, me laissant glisser dans l' orifice. Suspendu par le bout des doigts, je cherche des prises pour mes pieds qui se balancent désagréablement, ne rencontrant que le vide. Je remonte pendant que Roger place un rappel. Le couloir est vertical sur trois mètres, puis s' incline à 70 %. Il finit par déboucher dans une nouvelle salle où la terre alterne avec les éboulis. La voûte est presque parfaite, peu arquée, d' une portée atteignant vingt à trente mètres. Je n' ai même pas besoin d' aller plus bas pour comprendre que je suis au fond du Chevrier. Cette maudite coulée de glaise a colmaté toutes les ouvertures. De fort mauvaise humeur, je m' assieds et appelle mes camarades. Roger dévale dans ma direction.

- Tu n' as rien trouvé?

Je n' ai pas besoin de répondre; à voir ma tête il a compris. Il commente le fait avec une verte éloquence impossible à reproduire ici.

A la suite d' un savant calcul, Jean-Paul nous annonce triomphalement que nous avons atteint la cote — 504 mètres. Nous nous apprêtons à fêter cette réussite. Les petites bouteilles de cognac font leur première apparition, on se les passe et, chose curieuse, il semble qu' à cette profondeur ces flacons aient une forte tendance à se vider rapidement. J' arrive à sauver une bonne partie du mien, pensant à la montée.

8 heures... Il y en a quinze que nous sommes dans le gouffre et le plus pénible reste encore à faire. Tous les obstacles que nous avons franchis se présentent à nouveau devant nous comme une réalité. La trajet au grand complet est à refaire à la montée, avec une bonne dose de fatigue en plus. Nous sommeillons un peu sans pouvoir dormir véritablement. Brusquement quelqu'un se lève, nous tirant de nos cauchemars.

- Il faut décamper si l'on veut sortir ce soir. Péniblement nous secouons le sommeil qui nous alourdit.

La retraite - c' est vraiment le mot - s' effectue rapidement et en bon ordre. A midi nous sommes au pied des grands ressauts à —110 mètres.

Sauf Francis et moi, toute l' équipe monte jusqu' à —60 mètres afin de hisser les sacs et le matériel le long du câble. Les deux premiers chargements montent facilement, le troi- sième, plus lourd, a de la peine à passer. Un grand cri nous avertit d' un danger, nous pensons à une chute de pierres et sautons sous le couvert d' un surplomb. Au lieu de la canonnade prolongée d' un éboulement, il se produit un choc mou. Francis éclate de rire:

- Le sac d' André.

Son sourire pâlit lorsque Roger crie d' en haut:

- Vérifiez le flash.

- En morceaux! il n' a pas été prévu pour les chutes libres! rétorque Francis.

Cet accident nous retardera de plusieurs heures, les ballots de matériel devant être tirés le long de la paroi. Enfin j' attache le dernier sac, le mien.

Francis, depuis bientôt une heure, est suspendu au milieu de l' échelle, décrochant les sacs, qui semblent avoir plaisir à s' agripper à la moindre aspérité. Lorsque le mien est au-dessus de sa tête, il grimpe à sa suite.

- Eh vieux, ton sac coule... Ça sent l' alcool à brûler.

- L' alcool à brûler?... ou le cognac?

- Plutôt le cognac, c' est vrai... et du bon, un peu terreux, mais enfin...

- Bois veinard, avec mes vœux pour qu' il te colle la jaunisse et toutes les maladies des ivrognes...

Les nerfs calmés par cette tirade, j' attaque à mon tour la pénible escalade de ces cinquante mètres d' échelle.

A 19 heures, après vingt-six heures d' efforts presque ininterrompus dans le Chevrier, nous atteignons l' entrée du gouffre, ou plutôt sa sortie.

Sales, éreintés, notre arrivée à Leysin n' a rien d' une rentrée triomphale. Heureusement il fait nuit noire, les braves gens ne verront ni nos équipements ni nos faces boueuses... Quant à nous, nous savourons pleinement notre aventure.

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