Les Alpes et le patois
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Les Alpes et le patois

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Par Frédéric Montandon.

L' étude du patois est d' un grand secours pour toute personne qui essaie de s' expliquer le sens des toponymes dont sont émaillées les cartes à grande échelle des pays montagneux. Les dialectes alpins, en effet, possèdent certaines articulations qui sont inconnues au français et au latin classique, par exemple le ch dur comme dans le mot allemand Buch, 1e dj comme dans l' italien giorno, le 1h dental comme dans l' anglais then. C' est probablement à cause de cela que l' auteur d' un petit guide de la Tarentaise a écrit la phrase suivante: « Nos paysans parlent entre eux le patois, dérivant généralement du latin, du français, de l' italien, et même de l' anglais. » Ces derniers mots ont une piquante saveur! On se demande de quelle manière l' anglais moderne aurait pu avoir une influence sur le langage de populations savoyardes. Le parler tarin dérive du latin dans sa morphologie et dans la plus grande partie de son vocabulaire, mais il ne fait que ressembler à l' anglais dans certains mots et dans certaines articulations. Cette dernière circonstance ne nous surprendra pas, quand nous nous rappellerons que les dialectes alpins, aussi bien que l' anglais moderne, ont hérité d' un nombre respectable de mots et de consonnanc.es celto-ligures 1 ).

Pour donner une idée de ce que peuvent être ces consonnances, on doit retenir le fait suivant: — La phonétique patoise est si variée que pour pouvoir la transcrire, les philologues ont dû demander aux imprimeurs de leur fondre des caractères spéciaux, des c barrés, des d pointés en bas, des a et des e surmontés d' un petit demi-cercle ou d' autres signes plus ou moins cabalistiques. Si l'on prend soin, en étudiant les noms de montagnes, de se souvenir des principes de cette phonétique, l'on arrive à proposer des étymologies beaucoup plus plausibles que celles qui procèdent d' une méthode empirique et qui n' aboutissent généralement qu' à de simples jeux de mots. « Le toponyme est plus près du patois parlé dans la région que de l' ancien latin, dont l' usage a disparu depuis bien longtemps », comme l' a fort bien dit un spécialiste de la géographie des Alpes Maritimes, le Dr Vincent Paschetta.

Comme exemple, nous considérerons la double consonne dz et les changements qu' elle peut subir, mais nous nous en tiendrons là, car l' étude d' autres cas semblables nous entraînerait trop loin.

La double consonne dz, qui procède en partie du th dental ( th anglais ), apparaît dans Dzore, nom d' une crête dans le massif des Hautforts ( Haute-Savoie ). Mais comme le dz se change facilement en dj, et comme le d de chacun de ces deux groupes tombe très souvent, on constate que les substantifs ou les toponymes suivants ne sont que des variantes de Dzore: — le plateau des Grandes Zeures ( parfois orthographié Grandes Heures ), dans les environs de Vacheresse ( Chablais ), le mot djor ou djeur, qui veut dire « forêt de montagne » dans le pays romand, et les nombreux Six Jeur, Jora ou Jorat, Jeura, Jorasses,... sans oublier la chaîne du Jura.

Si, dans le groupe dz, c' est le d qui est prédominant, le z ou le ƒ ont la tendance à disparaître, et les Dzore ou Djor peuvent permuter en Dore ou Dor. On serait donc fondé à rattacher à la famille des Jorat, Jeur et Jura — plutôt qu' au substantif français or, métal précieux, le Piz de Dor, dans le massif du Tödi ( Grisons ), le Monte Doro, sur Chironico ( Tessin ), l' alpage et l' arête de Dorchaux, aux Ormonts-Dessous ( Vaud ), le Mont d' Or, tout près de ladite arête, eten dehors des Alpes — un autre Mont d' Or, sur Vallorbe ( Jura ), et les Monts Dore d' Auvergne. En ce qui touche la vallée des Ormonts, Henri Jaccard, esprit fort judicieux, a fait remarquer que ce n' est qu' au XVe siècle qu' on a eu l' idée que Ormoni pourrait signifier « mont de l' or », bien que ce métal n' existe absolument pas dans la région. Cette puérile etymologie expliquerait que l'on ait écrit Mont d' Or pour un toponyme qui devrait très vraisemblablement s' orthographier Mont Dor 1 ).

Et maintenant, jj' entrevois remarque que feront tous ensemble les alpinistes, les géographes et les philologues: « Pourqoi Dor ne proviendrait-il pas de Tor, par l' affaiblissement du t en d? » A cela, on doit répondre que, d' après les lois phonétiques patoises, les consonnes simples ou doubles d, t, th dental, ƒ, z, dz et dj sont si facilement interchangeables entre elles — y compris donc le Z — qu' il faut considérer comme représentants d' un seul et même substantif indo-européen les toponymes Dzore, Djor, Zore, Jora, Dor et Tor. Le dernier mot de cette série de six se retrouve partout dans les Alpes: Cime du Tor, pays de Nice; Torstein, près de Hallstatt; 1e Torri, colline près de Lugano, et il ne faudrait pas croire que ce ne soit là qu' un vocable dû au hasard ou qu' un nom de fantaisie. Il s' agit d' un nom commun encore vivant dans toutes les langues néo-celtiques et qui a toujours le sens de « montagne », de « colline » ou de « monceau ». En latin, lorus veut dire « partie élevée d' un terrain », et presque tous les patois possèdent ce substantif — tantôt tor, tantôt tour ou ture — avec les mêmes significations. La Savoie et la Suisse romande, qui font partie du domaine linguistique franco-provençal, ont très peu de Tor dans leur nomenclature. Cette forme paraît s' être muée, dans ces régions, en Dzore, Jeur et Jora.

Comme nous venons de le voir pour le mot tor, la parenté étroite qui existe entre les patois et les toponymes alpins ne se décèle pas seulement par des affinités phonétiques, mais aussi par la ressemblance parfaite — pour le sens aussi bien que pour le son — entre certains substantifs et certains noms de montagnes. Ainsi, M. Jules Guex nous a montré, avec texte et vue à l' appui, que le nom du Mont Rose provient du mot valdôtain rose, qui veut dire « glacier » l ), et le Professeur Dante Olivieri signale l' identité frappante qui existe entre Matterhorn, nom allemand du Cervin, et màtter, nom commun qui s' em encore de nos jours dans la région de Lugano pour désigner un sommet ou un rocher 2 ).

Mentionnons encore quelques exemples. Dans le parler de Vionnaz ( Bas Valais ), l' idée de « coin, angle » est rendue soit par carô, soit par cotse. Ces mots, aussi bien que coin, réapparaissent comme noms soi-disant propres, dans la nomenclature alpine: le Coin, pointe rocheuse des Diablerets, le Coin, arête du Salève; le Six Caro, crête au sud de la Dent de Mordes, et d' autres Six Caro; puis tous les Mont Carré, qui ne sont pas plus carrés que d' autres; enfin les Mont de la Cotse ou de la Coche, nombreux en Valais et en Savoie.

A Savièse, sur Sion, le substantif char veut dire « montagne ». En Auvergne, le même mot, qu' on écrit cheire, s' applique aux rochers provenant des anciennes coulées volcaniques. Comme toponymes correspondants, il y a un Roc de Chère sur les bords du lac d' Annecy, un Mont Cheiron dans les Alpes Maritimes, un Munt la Schera en Engadine, un Scheerhorn dans le massif des Clarides ( Uri ), et beaucoup d' autres.

Dans son Essai de Toponymie, Henri Jaccard — déjà mentionné plus haut — nous dit que les carriers de Villeneuve emploient le mot chaule pour désigner les débris de pierre de la carrière. Or, le substantif vieux français chail signifie « pierre, caillou, sommité pierreuse », et nous trouvons — encore d' après le même auteur — qu' un sommet du Jura, près du Creux du Van, s' appelle la Chaule. Il me paraît évident que chail- est la forme chuintante d' une racine qui a aussi donné le substantif français caillou, et les toponymes la Calle, arête et alpage sur la Chapelle d' Abondance ( Chablais ), Mons Cales, ancien nom du col de l' Autaret, entre la Maurienne et le Piémont, Calanda, sommité sur Coire. Dans le Chablais existe une autre forme chuintante: Sur la Chai, pointe entre Abondance et Vacheresse, puis en Valais: la Dent de Chalin, ou Tsalin, ancien nom de la Dent du Midi.

De chail à chille, il n' y a pas loin. Littré nous apprend que « caillou » se dit chaillou, chillou ou caille dans le Berry, et chail en Saintonge. D' autre part, Jaccard nous signale que, dans un acte neuchâtelois de 1663, on octroie 20 écus à un paveur, « pour maintenir les pavements et fournir les chil-londs et arènes ». Le château où Bonivard a été enfermé est bâti sur un chillon, un rocher, et pour en revenir au Chablais, une pointe rocheuse située dans la région de Vacheresse, mais non dénommée sur la carte officielle, s' appelle aussi Chillon.

La question se pose s' il est possible de fixer, dans le temps et dans l' es, une origine, un berceau, aux quelques termes patois que je viens de mentionner. Mais la réponse est malaisée à donner.

Dans l' espace?... Il est bien douteux qu' on puisse jamais prouver que chaule ait voyagé de Saintonge sur les bords du Léman, ou que cheire ait émigré du lac d' Annecy sur les volcans de l' Auvergne.

Dans le temps?... Les divers dialectes provinciaux n' ayant pas laissé de monuments écrits, nous ne pourrons fixer aucune date, même à quelques siècles près. Cependant, les termes en question n' ayant pas de correspondants en latin, il est nécessaire de les faire remonter au celtique ou au ligure, c'est-à-dire aux langues qui étaient parlées dans les Alpes et en Gaule avant l' ère chrétienne.

Ce n' est pas seulement dans les patois que se sont introduits des mots celto-ligures. Le français possède un bon nombre de ces derniers, et pour donner un exemple, citons bec, dont Littré dit: « Mot gaulois qui se retrouve dans le néo-celtique. » Or, en patois, becque, ou becca, veut dire « pointe de montagne ».

En ce qui concerne le substantif français caillou, Littré est très réservé: « Le celtique cal, dur, a été indiqué. » A cela, je pourrais ajouter que, s' il n' existe pas, dans les langues indo-européennes — autant que je le sache — de mot correspondant à caillou et qui signifie positivement « caillou, pierre, rocher », nous pouvons relever des termes très rapprochés, tant au point de vue du sens qu' au point de vue du son: gallois cal, cala, « épine »; grec xfjkov, « flèche »; sanscrit chala, « dard », sanscrit chaela, « montagne ».

Si je viens de dire « au point de vue du sens », c' est que les idées de pierre, de rocher, de montagne, de pointe, d' arête, de sommet, sont toujours permutables dans les mots provenant d' une même racine. Le cas du vieux français Mail, qui veut dire soit « caillou », soit « sommité pierreuse », n' est pas un exemple entre dix, mais entre cent.

Bibliographie.

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Gilliéron, J., Patois de la commune de Vionnaz, Paris, 1880.

Glossaire des patois de la Suisse romande. En cours de publication. Neuchâtel et Paris.

Darmestetler, Ar.sène, La vie des mots, étudiée dans leurs significations. Paris, 1927.

Dauzat, Albert, Les patois. Evolution, classification, étude. Paris, 1927.

Lavallaz, L. de, Essai sur le patois d' Hérémence. Paris, 1899.

Luyet, Basile, Dictons de Savièse ( patois et traduction ), dans les Petites Annales Valaisannes, 1927.

Luyet, Basile, Contes de Savièse ( patois et traduction ), dans les Cahiers Valaisans de Folklore, 1929.

Magnan, André, Les noms des montagnes niçoises, dans le Bulletin de la Section des Alpes Maritimes du C.A.F. ( Nice ), années 1934 à 1936.

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Schweizer Idiotikon. Wörterbuch der schweizerdeutschen Sprachen. Frauenfeld.

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