Les seigneurs de l'Alpe
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Les seigneurs de l'Alpe

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Par R.P. Bille

Avec 3 illustrations ( 62-64 ) Enfin les voici là-bas à quelques centaines de mètres: petites masses grisâtres somnolant sur les grosses dalles de pierre et s' y confondant à merveille! Il a fallu grimper très haut pour les découvrir, et le plus difficile reste à faire pour le chasseur d' images. Il devra user de mille ruses, se faufiler le long d' interminables pierriers et entreprendre de savants détours afin d' approcher le troupeau à contre-vent pour ne pas éveiller sa méfiance. Si le terrain le permet, il parviendra ainsi à moins de vingt mètres des grands boucs. C' est alors un curieux spectacle: les bêtes reprises tout entières par leur sauvagerie, se dresseront d' un bloc et prendront la fuite dans un parfait ensemble tout en lançant à qui mieux mieux leurs fameux sifflements. Ces étranges « coups de sifflet » s' entendent de loin et sont en réalité de brefs chuintements émis avec violence par les naseaux. On a peine à revenir de sa surprise en voyant soudain ces lourds animaux aux allures d' ordinaire assez nonchalantes, bondir avec une rapidité et une souplesse qui se peuvent à peine concevoir. Mais il y a mieux encore: les puissantes musculatures s' en du terrain ou des névés comme par enchantement, gravissent des parois rocheuses presque verticales, posent leurs sabots largement ouverts avec une sûreté infaillible sur les moindres aspérités du granit! Et tout cela sans effort apparent, avec une science admirable! Le spectacle est vraiment impressionnant: aucune défaillance, aucun signe de fatigue dans tous leurs mouvements, mais bien des muscles d' acier soulevant avec aisance les bêtes les plus pesantes, élevant comme par jeu les cornes les plus lourdes jusqu' au sommet de la montagne.

On respire sur leurs traces une bonne odeur animale, un fumet très particulier ayant quelque analogie avec l' odeur du mouton. De temps à autre, une pierre déroche vers l' abîme, et malheur à vous si vous êtes dans sa trajectoire! Cependant les grands boucs profilent leurs fières silhouettes au-dessus de l' arête: ainsi dressés à contre-jour sur leurs rochers, au milieu de ces déserts de neige et de pierre, pamüyes edelweiss et les derniers gazons, ils deviennent imposants et presque surnaturels! Plus un seul ne bouge, tous vous regardent avec des airs de défi. On les croirait soudain pétrifiés, coulés en bronze sous les derniers feux du soir... Il y a vraiment dans leur haute stature, leurs poses héraldiques, leurs cornes démesurées, un parfum de préhistoire! Ils semblent d' ailleurs en être conscients, là-haut, arêtes à mi-chemin entre la terre et les cieux, parfaitement immobiles, leurs poils auréolés de lumière, leurs cornes annelées formant au-dessus de leurs fronts de symboliques faisceaux.

Les voici donc, les fameux boucs de l' Alpe! avec leurs beaux bâtis d' os et de chair, leur mâle carrure, leur courte barbiche sous le menton et ces énormes cornes, presque insolites, ma foi: symbole des forces de la montagne, arcs tendus et qui s' apprêtent à vous lancer des flèches! Les voici donc, ces bêtes à demi légendaires, aux rudes profils de faune, ces emblèmes d' armoiries et de vieil écusson! Vous ne vous lassez pas d' admirer leurs robustes silhouettes découpées parmi les fiers granits des roches de Sévereux.

Le chasseur d' images touche au but: quelques déclics, quelques savantes approches encore et la pellicule fixera pour toujours l' extraordinaire vision. Il peut être satisfait: rien ne viendra détruire une pareille journée! Qu' importe maintenant les heures mornes passées sous tente à écouter la pluie tapoter la toile trop tendue, qu' importe l' inconfort, les longues marches harassantes à travers d' interminables pierrailles, qu' importent le froid et l' insomnie puisque voici les grands boucs solitaires et bien tels qu' il les avait imaginés. Ils sont une douzaine à observer ses moindres mouvements, douze formes puissantes bandant leurs arcs immenses vers le ciel! Sans doute n' ont pas souvent l' occasion de voir des hommes et ce spectacle les intrigue autant que le leur fait la joie du photographe. Qu' ils sont splendides dans leur primitive majesté, dans leurs poses pleines de maîtrise et de noblesse souveraine... Qu' ils ont l' air solide et pesant, léger et fort tout à la fois.

Ah! fiers et hardis bouquetins, seigneurs d' un vaste royaume, petits troupeaux perdus dans les racailles, petits troupeaux brûlés des froids et des soleils, caressés des brouillards, vous qui tirez votre existence des dernières herbes, des sels de roche, de l' eau des neiges, vous qui mâchez les mousses et crottez les névés, vous qui vivez au-dessus du monde des hommes, à la limite du monde des bêtes, n' êtes pas les survivants d' une tragique aventure et votre race n' a pas failli s' éteindre à jamais par la faute des chasseurs! Oui! n' êtes pas en quelque sorte les « revenants de l' Alpe »?

Au fond de vos regards de bouc, au fond de vos superbes yeux d' or fendus de minces pupilles, cette haute aventure s' est inscrite pour toujours, mêlée à celle des pierres et la sauvage grandeur qui vous entoure!

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